Epitome
[Sign A v]

AU SÉRÉNISSIME PRINCE PHILIPPE, FILS ET HÉRITIER DU DIVIN CHARLES QUINT, EMPEREUR MAGNANIME INVINCIBLE,
André Vésale adresse son salut,

Dans ce mince recueil de planches qui est publié dans l’intérêt commun des études, rehaussé par la splendeur de votre nom immortel, très grand Prince Philippe, et bénéficiant d’heureux auspices, j’ai entrepris la description du corps humain en énumérant les parties, mais en n'en omettant aucune ; ainsi la principale branche de la philosophie naturelle, traitant de la fabrique de la créature la plus parfaite et par conséquent la plus noble de toutes, pourra être mise sous les yeux, comme une image, à la disposition de ceux qui étudient les œuvres de la Nature ; ainsi sera exposée le plus succinctement possible et rendue plus accessible la matière que j’ai traitée et développée dans mes sept livres consacrés à ce sujet, dont mon Epitome devra être regardé comme un sentier, ou encore, à juste titre, comme un complément, puisqu’il comprend et résume les chapitres expliqués dans mes sept livres, mais d’une manière telle que je peux espérer qu'en raison de l’extraordinaire bienveillance avec laquelle vous accueillez avec empressement toute espèce d’écrit, fût-il très mince, vous daignerez jeter un regard sur mon livre ; de même qu’en entrant dans une période de votre vie ornée de vertus si diverses, vous témoignez un amour admirable pour toutes les disciplines et tous les arts, de même vous jugerez parfois agréable de connaître le domicile de votre esprit si généreux et digne de gouverner un jour le monde entier, et vous estimerez, sur le modèle des plus grands Empereurs, Rois et Consuls, qu’il est honteux et lamentable, à l’heure où nous entreprenons des études si variées, que l’harmonie de ce corps que nous portons continuellement avec nous puisse demeurer cachée, et que l’homme reste un parfait inconnu pour lui-même, sans pouvoir examiner l’agencement des organes si divinement assemblés par le grand Artisan de toutes choses : pourtant c’est grâce à leur office que sont réalisées les choses, pour ainsi dire les seules choses, que nous considérons comme les plus importantes. Mais même si pour cette raison mon travail ne déplaira peut-être totalement à votre jugement admirable, je ne voudrais pas le donner comme une production banale pour médecins ; aussi, tout en m'efforçant d'être utile et de saisir le moment favorable, je m’opposerai fortement à certaines pratiques de vils imprimeurs capables de mettre la main à l'avenir sur les travaux effectués par d’autres, pour les résumer très maladroitement et les publier sous leur nom, pratiques nées pour ruiner la chose écrite[1]. Car personne n’ignore quel tort les résumés causent généralement dans toutes les sciences. Bien qu’ils semblent fournir une piste et une méthode en vue d’acquérir une connaissance parfaite et absolue des choses, bien qu’ils contiennent sous une forme abrégée et générale une matière qui a été traitée ailleurs en plus long et en plus détaillé, et qu’ils soient considérés pour cela, à l'instar d'index, comme des lieux de repos pour la mémoire, où l'on trouverait réunis en bon ordre des écrits divers, les résumés ne constituent pas moins une grave nuisance et portent un coup grave aux lettres ; en effet, en étant poussés à ne lire que des résumés, nous peinons aujourd’hui à lire tout autre ouvrage jusqu’à la fin, et cela vaut même pour ceux qui se sont entièrement consacrés aux études, mais qui, n’aspirant qu’à un semblant de science, restent à la surface, et ne déterrent rien de bien profond ni de consistant. Bien que ce mal soit manifestement et largement répandu dans presque toutes les études, il frappe très lourdement le commun des médecins, qui font si peu d’efforts pour reconnaître les parties du corps humain que même l'énumération de celles-ci ne leur est d'aucun secours pour les apprendre. En effet, outre la fonction et l’usage de chaque partie, son emplacement, sa forme, sa grandeur, sa couleur, la nature de sa substance, la raison de sa connexion avec d’autres parties, et beaucoup d’autres choses de ce genre, ne peuvent jamais être suffisamment bien observées lors d’un examen médical des parties du corps ; aussi, combien peu de médecins trouve-t-on qui connaissent seulement le nombre d’os, de cartilages, de ligaments, de muscles et de veines, d’artères et de nerfs, dont le réseau très dense s’étend dans tout le corps, ou le nombre de viscères contenus dans les cavités du corps ? Pour ne pas parler de ces détestables médecins, qui, concourant à la ruine de la vie ordinaire des hommes, n’ont jamais assisté à une dissection ; alors que personne ne pourrait rien faire qui en vaille la peine sans avoir pratiqué de dissection de ses propres mains, comme les rois égyptiens avaient l’habitude de le faire, et sans avoir pratiqué souvent et avec ardeur les dissections aussi bien que les médicaments simples. De là vient qu’on ne louera jamais assez la très grande prévoyance des familles des Asclépiades, qui formaient leurs enfants à domicile aussi bien à l’ouverture des cadavres qu’à la lecture et à l’écriture, afin qu’instruits de la sorte, ils puissent s’adonner à leurs études, sous les heureux auspices des Muses[2]. Du reste, j'ai considéré qu'il n'était pas nécessaire de dire ici combien nous sommes négligents dans l'apprentissage de l’Anatomie, qui est la base et le fondement de tout l’art médical, ni combien la connaissance des parties du corps humain est indispensable pour nous qui nous sommes engagés dans la médecine ; car la conscience de chacun de nous attestera suffisamment le fait que, dans les soins des maladies, la connaissance de ces parties joue à juste titre le rôle principal[3], et qu’elle est indispensable pour connaître le lieu affecté, ce dernier étant également une indication (entre autres) pour savoir quel remède utiliser. En outre, ceux qui se vouent à l’ancienne médecine, qui, dans beaucoup d’écoles, a presque retrouvé aujourd’hui son éclat passé, commencent à bien comprendre combien peu d’efforts et d’énergie a été dépensé en Anatomie, depuis l’époque de Galien jusqu’à nos jours ; même si Galien est incontestablement le premier parmi les maîtres, il n’a cependant jamais abordé le corps humain, et il est manifeste qu’il s'est contenté de décrire (pour ne pas dire qu’il nous les a imposées) les parties du singe plutôt que celles de l’homme, en dépit des différences qu’elles présentent en maints endroits par rapport à la fabrique de l’homme.
Quant à mon audace, responsable du fait que ce modeste cadeau, indigne de votre Grandeur et dont votre haut patronage fait seul le prix, affronte les hasards incertains de l’opinion, je n’avancerai aucune excuse pour la défendre, sinon que je voudrais que cette modeste offrande de farine[4], pour obtenir les meilleurs présages pour la suite de mes études, soit le témoignage de mes profonds sentiments de respect et de dévouement envers le Prince de ma patrie, dans l'attente de lui offrir aussi un jour de l’encens.
  À Padoue, le 3 août, l’an 1542 depuis la naissance du Christ.

×Les plaintes de Vésale contre le piratage de son oeuvre par des libraires ou des médecins avides de gains sont récurrentes, cf. La lettre à Oporinus, dans les pièces liminaires du De humani corporis fabrica libri septem (1543).
×La pratique de la dissection par les rois égyptiens et dans les familles de médecins grecs de l'antiquité est un lieu commun dans l'histoire de la dissection au XVIe siècle ; l'allusion est plus longuement développée dans la Préface à Charles Quint, pièce liminaire du De humani corporis fabrica libri septem (1543).
×Le texte latin développe davantage l'idée par une énumération : les « premier, deuxième et troisième rôles » sont ici une référence au trois rôles principaux hiérarchisés et distribués entre trois acteurs dans le théâtre grec antique.
×La modestie du don assimilé à l'offrande d'un modeste gâteau rustique est rehaussée par la promesse de cadeaux plus somptueux à venir, l'encens étant réservé aux dieux et aux empereurs dans l'antiquité ; il s'agit moins d'établir une hiérarchie entre les donataires de l'Epitome et de la Fabrique, ce qui eût été maladroit, que de valoriser le donateur, encore débutant, mais promis à un haut avenir. Les textes liminaires de la Paraphrasis (1538) se terminaient déjà par une affirmation identique.