Lettre sur la racine de Chine
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afin que ceux qui n’accordent foi qu’aux livres et qui assemblent je ne sais quels textes pour montrer que Galien n'a commis aucune erreur anatomique ou autre, et ceci depuis près de trois ans (à moins qu'ils n'aient commencé avant la publication des livres de mon frère), aient l'occasion de réfuter systématiquement ces choses qu'il s'attache à décrire aujourd'hui une à une, en les classant et en les rangeant pour ainsi dire sous des cas généraux[15], et pour qu'ils s'occupent, non seulement en louant Galien, mais aussi en écrivant des calomnies ou des critiques contre la vérité qui vient d'être découverte[16]. Grâce à votre générosité et à votre ardeur à promouvoir les études, dont j'ai maintes fois entendu célébrer les louanges par mon frère et par beaucoup d'autres, il [= mon frère] a pu montrer toutes ces choses aux étudiants dans votre académie de Pise en disséquant des cadavres[17] : et vous-même, vous savez combien les médecins et les philosophes les plus érudits et le plus disposés à disculper Galien ont été obligés [alors] de se ranger à l’opinion de mon frère. Bien plus, les étudiants devraient voir briller l'espoir que mon frère reviendra prochainement dans votre académie et qu'il pratiquera des dissections pour ceux qui font profession de médecine : c'est là, comme si c'était un espace ouvert que vous mettez à la disposition de disciplines qui vont s'affronter[18], que je voudrais trouver un recès auprès de ces scribes, à condition du moins qu'à la fin il y en ait quelques-uns qui sortent de la masse (quelques-uns d'entre eux ont honteusement renoncé à l'entreprise), de telle sorte qu’ils puissent revenir des dissections de mon frère aussi muets que certains médecins que j'ai vus se ranger complètement[19] à son opinion, malgré tous leurs efforts, à l'époque où j'ai passé quelques mois à Padoue, et où j'ai assisté à ses leçons d'anatomie devant une assemblée très nombreuse. Cependant, moi aussi, poussé sans cesse par mes parents à l’étude du droit contre mon sentiment profond qui penchait vers la médecine, reculant toujours, adonné depuis longtemps déjà à de nombreux voyages à l'étranger, par lesquels je n'ai rien acquis, sinon une connaissance variée des langues[20],

×Il s'agit d'une disposition particulière dans les traités de logique et de rhétorique qui place les cas particuliers sous les « lieux communs » (loci communes ou topoi, τόποι en grec) qui tombent sous le sens.
×J'ai volontairement gardé ici la syntaxe très compliquée de cette phrase très longue, dont la structure repose sur une succession de propositions au subjonctif, qui s'enchaînent et créent l'ironie dans la polémique. D'autres exemples de ce style contourné se retrouvent dans la préface et seraient un argument fort pour montrer que l'auteur de la lettre et celui de ce texte dédicatoire sont deux. La traduction de D.H. Garrison, op. cit., p. 10, segmente le passage en courtes propositions à l'indicatif ; de ce fait, il en supprime l'ironie.
×Cf. note 9.
×Métaphore filée de la joute qui oppose les partisans des choses vues aux adeptes des livres.
×L'expression latine sera reprise par Molière, Monsieur de Pourceaugnac, I, 8 : "Je les approuve tous, manibus et pedibus descendo in tuam sententiam", dit un des médecins, parodiant la formule des sénateurs romains qui se séparaient en deux groupes pour exprimer un vote (pedibus eo in tuam sententiam). L'expression était devenue proverbiale, et Erasme lui consacra un adage en attribuant à Quintilien la paternité de l'expression complète (manibus pedibusque in sententiam discedere) pour signifier un assentiment total (Adagia quaecumque ad hanc diem exierunt Paulli Manutii studio collecta, Florence, Giunti, 1575, II, 7, 12, p. 665). Cf. aussi Rabelais, Prologue de Gargantua : « Si le croiez : vous n'approchez ne de pieds ne de mains à mon opinion » (éd. consultée : Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, nrf, 1944, p. 7.
×La phrase s'étire sur 14 lignes, avec une accumulation de participes en cascade et de propositions subordonnées dépendant les unes des autres. Cette construction très savante, qui peut être un effet de style ou une maladresse dans l'art d'écrire, disparaît dans la traduction anglaise de D.H. Garrison, op. cit., p. 11, qui segmente le passage.