L. 211.  >
À Charles Spon,
le 8 janvier 1650

Monsieur, [a][1]

Ce 3e de janvier. Je vous envoyai ma dernière le vendredi 24e de décembre avec une autre pour votre collègue M. Garnier, [2] que je ne doute point que n’ayez reçue. J’ai vu ici quelques lettres françaises sur le fait de M. Gassendi, [3] dont il y en a une de Morin, [4] professeur royal en mathématiques [5] qui demeure ici au faubourg de Saint-Marceau. [1][6] L’autre est de M. Neuré. [2][7] La troisième est de M. Barancy, [3][8] laquelle j’ai ; mais celle de M. Neuré me manque et j’ai appris que je ne la pouvais pas plus tôt recouvrer que de Lyon, par le moyen du dit sieur de Barancy. C’est pourquoi je vous supplie, nisi tibi molestum fuerit[4] de tâcher de m’en recouvrer une chez ledit M. Barancy et d’en donner plus tôt tout ce que l’on vous en demandera. Il me semble que ce n’est qu’une feuille, je pense l’avoir lue par emprunt ; en ce cas-là, vous la pourrez enfermer dans la première lettre qu’il vous plaira m’adresser. J’ai appris ce matin de bonne part que le Defensio regia pro Carolo i ad Carolum ii, etc[5][9] est achevé d’imprimer à Leyde ; [10][11] qu’il y en a deux impressions, l’une de grosse lettre in‑fo, et de petite lettre in‑12 ; et que même il y en a de l’une et de l’autre sorte en chemin pour Paris. L’Université de Paris a fait une grande et irréparable perte depuis huit jours par la mort de M. Du Chevreul, [12] principal du Collège d’Harcourt [13] et procureur fiscal de l’Université. [14] Il avait longtemps régenté en philosophie, était normand, fort accort et fort savant, mais extrêmement entendu dans la chicane des affaires, des droits et des revenus de l’Université ; en quoi elle a fait une grande perte en sa personne. Comme il était menacé de maladie il y a déjà longtemps, il s’était préparé à la mort ; et pour cet effet, il se dépêchait de mettre en lumière un beau Cours de philosophie qu’il avait autrefois enseigné et auquel, pour le polir, il a travaillé depuis 30 ans ; et n’a eu que ce regret en mourant de ne point voir ce sien livre en lumière qui est sur la presse. [6]

Enfin, j’ai reçu votre belle et bonne lettre, fort désirée et avidement attendue, le 5e de janvier, et vous puis jurer qu’il n’y a point eu ici de vin d’Espagne [15] si agréable en toute la fête des Rois que m’a été la lecture d’icelle. Elle m’a réjoui, elle m’a consolé, elle m’a instruit et enseigné, de sorte que j’en suis content de toutes parts. Dieu soit loué qu’avez reçu mes deux dernières ; et moi, que j’ai reçu la vôtre qui a si fort augmenté ma joie, qui ne m’est guère extraordinaire. [7] Et pour y répondre, je vous dirai premièrement que je suis bien aise de savoir que vous êtes né l’an 1609, qui est une année que j’ai toujours considérée comme fatale car en icelle mourut un des grands et savants hommes qui fût jamais, savoir Joseph Scaliger, [16] à Leyde, âgé de 69 ans, le 18e de janvier, la veille d’une éclipse. [8][17] M. Miron, [18] lieutenant civil et prévôt des marchands[19] que l’on nommait ici le Père du peuple, mourut aussi le 4e de juin ; [9] M. André Du Laurens, [20] premier médecin de Henri iv[21] le 16e d’août ; comme aussi M. Jean Martin, [22] ancien médecin de Paris, de grande réputation aussi bien que de grand mérite ; c’est celui qui a commenté l’Hippocrate de Morbis internis et de Aere, locis et aquis, tous deux in‑4o[10][23] je vous prie de me dire si vous les avez tous deux, sinon je vous les enverrai. Il est vrai que cette même année, il mourut ici un méchant pendard de charlatan qui en a bien tué durant sa vie, et après sa mort pour les malheureux écrits qu’il nous a laissés sous son nom, qu’il a fait faire par d’autres médecins et chimistes [24] deçà et delà : c’est Iosephus Quercetanus qui se faisait nommer à Paris le sieur de La Violette, [25] lequel était un grand charlatan, un grand ivrogne et un franc ignorant, qui ne savait rien en latin et qui, n’étant de son premier métier que garçon chirurgien du pays d’Armagnac, qui est un pauvre pays, maudit et malheureux, passa à Paris et particulièrement à la cour pour un grand médecin parce qu’il avait appris quelque chose de la chimie en Allemagne. [11] Je ne vous dirai rien de ce monstre davantage ; il y en a bien encore à dire, mais vous en savez peut-être plus que moi. Le meilleur chimiste, c’est-à-dire le moins méchant, n’a guère fait de bien au monde, et celui-là y a fait beaucoup de mal, aussi bien que ceux qui l’ont suivi et imité. Si bien qu’en une même année voilà quatre grands médecins morts et un charlatan ; et en récompense, un honnête homme né à Lyon en même temps. Sic volvuntur rerum vices et fata[12] le bien et le mal sont mêlés en la vie, Medio de fonte leporum, surgit amari aliquid, quod in ipsis faucibus angat ; [13][26] mais Dieu soit loué de tout, à celui qui est né l’an 1609 et à tout ce qui lui appartient, je souhaite pleine santé et contentement entier toute l’année présente. Je suis bien aise qu’avez reçu le paquet de M. Devenet [27] franc de port. Je n’ai point eu le bonheur de le voir, mais je vois bien que c’est un honnête homme. Je vous prie de le saluer de ma part et de l’en remercier en mon nom, je voudrais avoir le moyen de le servir de deçà. Je m’étonne seulement de ce que n’y ayez point trouvé les deux portraits de MM. Grotius [28] et de Saumaise. [14] J’en suis si fort étonné que je ne sais qu’en dire ; mais je les y ai mis et envoyai le tout rue des Amandiers chez M. Roger, [29] au garçon de sa boutique nommé Christophe Fourmy, [15][30] Lyonnais, qui m’avait promis d’en faire le paquet et de le faire emballer dans les balles de M. Devenet ; ce qu’il fit et auquel je payai le port comme il me le demanda ; qui, depuis, m’est venu dire adieu et s’en est retourné à Lyon ; mais je ne sais à qui m’en prendre. Regardez bien dans tout le petit paquet s’ils ne sont pas fourrés quelque part. Tout au pis aller, je ne sais qui les aurait dérobés, mais je ne veux soupçonner personne. Pour la part de M. Volckamer, [31] je vous la recommande. Je suis bien aise que soyez content de la thèse de mon fils ; [16][32] aussi suis-je de lui puisqu’il en a contenté nos compagnons. Je vous remercie du passage que m’avez indiqué dans Zacutus, [17][33] que je savais bien, comme aussi celui de Job [34] dans mon Pineda[18][35] qui y était bien marqué. Fabius Pacius [36] in tract. de illa lue, qui legitur post comment. in lib. 7 Meth. med. [19] a été de même avis ; [37] mais il y a bien des passages dans les Anciens, qui n’ont point été cités par ces Messieurs, dont on pourrait prouver la même chose : Xénophon, [38] Cicéron, [39] Apulée [40] et autres. Feu M. Simon Piètre, [41] frère aîné de Nic. Piètre, [42] deux hommes incomparables, disait que devant Charles viii[43][44] en France, les vérolés [45] étaient confondus avec les ladres, [46] d’où provenait si grand nombre de ladres putatifs et tant de léproseries, [20][47] lesquelles sont aujourd’hui la plupart vides. Je n’ai su trouver dans le Quæ ex quibus Rod. Castrensis [48] ce que me mandez de Job, [21] que j’avais pourtant dans mon Pineda tout marqué il y a plus de 18 ans. [22] Je fais grand état de ce Rod. Castrensis, il était savant ; j’ai ce petit traité-là de votre libéralité, je l’avais déjà d’Italie avec deux autres ; depuis, j’en ai quelque in‑fo, mais il me semble partout fort savant et fort raisonnable. Je vous remercie de vos beaux vers pour étrennes, je tâcherai quelque jour de vous le rendre en quelque pareille occasion que je médite et minute. Mais le nombre d’iceux est fort imparfait, il n’y en a qu’onze. Tâchez d’y en ajouter encore un pour faire la douzaine, ou deux pour faire le demi-quarteron, [23] et puis après on dira numero Deus impare gaudet[24][49] En ce distique futur, parlez-y de cures et de malades, ou de la chimie et de la forfanterie arabesque [50] des apothicaires, [51] la plupart desquels ne valent rien. [25] Je suis bien aise de savoir que M. Henry [52] a menti sur le livre de M. Gassendi ; mais ce n’est point la première fois, je l’ai bien vu mentir en d’autres occasions. Qui ad pauca respiciunt, facile decipiuntur[26] et principalement lorsque sutor ultra crepidam[27][53][54] Je sais bien qui était Tycho Brahe, [55] M. le président de Thou [56] lui a fait un bel éloge ; [28] je serai ravi de voir sa vie décrite par le bon M. Gassendi. [29] C’est lui qui, au traité qu’il a fait de la comète [57] de l’an 1574, laquelle disparut à la mort du roi Charles ix [58] (Charles de Valois, Va chasser l’idole) après avoir duré depuis le massacre de la Saint-Barthélemy, [30][59][60] a dit qu’en vertu de cette étoile, vers le Nord, dans la Finlandie, naîtrait un prince qui ébranlerait l’Allemagne, et lequel enfin disparaîtrait l’an 1632 : ne voilà pas le roi de Suède, [61] qui était né en ce duché et qui est mort l’an 1632 ? [31] M. Du Prat [62] m’avait salué sur le Pont-Neuf [63] et m’avait dit qu’il me viendrait voir. Le même jour que je reçus la vôtre, j’appris d’un homme, qui vint céans, où il était logé. Je lui mandai que je ne manquerais point de le visiter dès que j’aurais la liberté de cheminer (je gardais alors la chambre pour une douleur que j’avais au genou, d’une chute que je fis malheureusement le 28e de décembre ; [64] je suis pourtant sorti tous les jours à cheval, hormis deux jours). [32][65] Dès le lendemain, jour des Rois, assez matin, il me vint saluer ; et entre plusieurs discours, il m’apprit que vous lui aviez montré toutes mes lettres. Je reconnus par là qu’il fallait que l’eussiez bien au rang de vos bons amis. Mais dites-moi tout de bon, n’avez-vous point de honte de garder ces misérables paperasses ? [66] Je vous conseille (et me croirez si me voulez obliger) d’en faire un beau sacrifice à Vulcain, [67] cela ne mérite ni d’être gardé, ni d’être montré. [33] Il est vrai que je garde toutes les vôtres, mais c’est pour leur politesse et afin que mes enfants sachent après moi l’obligation que je vous ai et combien je fais état de votre amitié singulière. [34][68] Il m’a dit que M. Hervart, [69] nonobstant la Dame Réformation, espère encore de devenir intendant des finances ; [35] enfin, quelqu’un arrivant céans, il s’en alla. Je lui ai prêté Anthropographiam Riolani [70] in‑fo afin d’y lire le traité de Circulatione sanguinis qu’il n’avait point encore vu. [36][71] M. Du Rietz [72] est un pur menteur, je ne l’ai vu ni cherché, je n’en ai point le loisir. [73] Dès que j’en ai quelque peu et que je sais quelque chose, je vous écris. Brûlez mes lettres quand vous voudrez, mais je vous y ai dit purement la vérité. Je ne sais si M. de Sorbière [74] se défiait de lui, mais il me mandait qu’il me priait de le bien entretenir, et de reconnaître l’esprit et la capacité du personnage (neque mihi tamen arrogo ut possim præstare), [37] et surtout, jusqu’où pouvait aller sa bonne pratique ; ce que peut-être M. Du Rietz esquiva à escient car il m’envoya ladite lettre de M. de Sorbière céans par un Suédois nommé Schallen, [75] écolier en médecine, avec défense de me dire où il était logé, d’autant que je m’offris de l’aller visiter, mais qu’il viendrait lui-même céans ; et trois jours après, il me manda que nous nous verrions à son retour de Languedoc et qu’il était parti. Dieu le conduise ! S’il revient et que je le puisse voir, je lui tâterai finement le pouls. Ces Messieurs de cour s’imaginent qu’il leur est permis de mentir et que nous autres, gens de bien, nous n’oserions ni ne voudrions pas. Discedat ab aula qui volet esse pius[38][76] Si M. Du Rietz ne savait que mentir et la circulation du sang, il ne saurait que deux choses, dont je hais fort la première et ne me soucie guère de la seconde, quidquid dixerit noster Anthropographos[39] S’il revient, je le mènerai par d’autres chemins plus importants en la bonne médecine que la prétendue circulation. [77] Le docteur Bourdelot [78] est aussi de genere hoc[40] il ment presque autant qu’il parle et quand il peut, il trompe ses malades aussi. Il s’est ici vanté en de bonnes maisons qu’il était l’inventeur de la circulation du sang et que ses compagnons faisaient ce qu’ils pouvaient pour lui en ôter l’honneur. Il est courtisan à yeux enfoncés, [41] grand valet d’apothicaires et de toute la forfanterie arabesque, [79] menteur effroyable, joueur et pipeur ; il a été garçon apothicaire, in tonstrina paterna educatus ; [42] il a été plusieurs ans en Italie. À quoi peut être bon cet homme ? Rem magnam præstat si bonus esse potest[43] ce que je ne dis point de lui par principe de médisance, mais de pure vérité, et eo solo impulsus [44] que je désire que vous sachiez par mon organe la vérité de cet homme qui magis est mihi notus quam tibi[45] J’aurais grand regret que les deux portraits de Salmasius et Grotius fussent perdus, [14] je vous assure que ce sont les deux miens et qu’on n’en trouve ici nulle part à racheter. Le premier des deux m’a coûté 20 sols et l’autre 10, mais je voulais que les eussiez. J’ai vu et entretenu les deux originaux, et me réservais d’en faire venir de Hollande deux autres copies. [46] Je ne sais ce qu’est devenu M. Sauvageon [80] depuis le mois d’août. Ce n’est point lui qui a eu l’invention de faire traduire le Médecin charitable[81] c’est Vlacq [82] même qui en a payé la traduction et l’impression, et qui depuis l’a envoyée tout entière en Hollande à ce qu’il m’a dit lui-même. [47] Turquet [83] et Rivière [84] sont deux dangereux auteurs en matière d’antimoine [85] et peut-être en tout le reste de la médecine. Stibio numquam utor[48] Dieu merci et M. Nic. Piètre, quo nomine et aliis multis, eius manibus bene precor ; [49] mais j’en vois ici très souvent d’horribles et pernicieux effets, et même de la main des maîtres ; principalement depuis cinq ans que les charlatans ont eu l’audace ouverte et l’effronterie entière, summo duce archiatrôn comite[50][86] lequel confesse bien avec les médecins de Paris que c’est un poison s’il n’est préparé à sa mode qui est secretum secretissimum, et arcanum non revelandum ; [51] et néanmoins le sien tue comme celui des autres, et n’en a point de meilleure préparation. Le vin émétique, [87] pour l’ordinaire, n’est ici que l’infusion du crocus metallorum dans du vin blanc. [52][88] Pour le gobelet d’antimoine, [53][89] il y a plus de 20 ans que j’en ai vu ici, et même feu M. Guénault [90] en avait un dont il se servait quelquefois ; aussi en est-il mort [91] à la fin, et de la main propre de son cher oncle, [92] qui ipse mihi narravit[54] et qui en a bien tué d’autres, à l’imitation et à l’exemple de son fortuné ami l’archiatre. Votre M. de Serres [93] est un pauvre homme (sa première traduction de la Pharmacie de Renou [94] me le fit bien connaître il y a 26 ans, et tous ces traducteurs de gros livres d’autrui ne peuvent pas être de grands personnages [95] ) de s’étonner de si peu de choses que d’un gobelet. [55] Il faut bien autre chose que cela pour être bon médecin ; son antimoine cru et son zeste de noix [96] sentent bien l’ignorance aussi bien que la charlatanerie. [56] Dieu nous garde de tous les deux. Quand notre ami M. Gras [97] sera de retour, je vous prie de ne point oublier de lui faire mes très humbles recommandations, et à M. Falconet [98] aussi, auquel je vous prie de dire que je le remercie de ses fromages [99] et de tout autre présent, hormis de livres, desquels je lui suis déjà bien obligé : Aristippus semper nummos, Plato semper libros[57][100][101][102] M. Mauger [103] a entendu vos compliments, est parti pour Beauvais, [104] iussu parentis[58] aujourd’hui 8e de janvier et ne sais quand il s’en reviendra. Lui-même en désespère, voyant l’obstination de son père à ne lui point donner de quoi être médecin de Paris. On dit que les figures anatomiques de Hollande au livre de M. Riolan sont celles qui ont servi à la réimpression du Veslingius [105] à Amsterdam. [59][106] L’auteur est fort fâché de l’un et de l’autre, mais il ne le peut empêcher. [107] Pour les Mémoires de M. de Sully, [60][108] je m’en vais y travailler, je vous en enverrai un exemplaire pour vous et autant à M. Falconet ; vous m’obligerez de le lui dire de ma part. Je doute fort de l’union du parlement de Bordeaux [109] avec Toulouse, [110] vu que le bruit n’en a point continué et que nous n’en voyons aucun effet ; je pense qu’on veut ennuyer les Bordelais par la longueur de la guerre qu’on leur laisse sur les bras. [61] Malheureux et misérable machiavélisme, [62][111] que tu coûtes à la France ! Je remercie mademoiselle votre femme [112] de ses bonnes recommandations et lui offre celles de toute ma famille en récompense, et toute sorte de services. Peut-être quelque jour j’aurai le moyen de faire une course jusqu’à Lyon et que là, nous trois tout seuls, nous nous entretiendrons plus particulièrement que nous ne pouvons faire par lettres ; [113] et en attendant cette commodité, faites-moi le bien de croire que vous êtes celui de tout le monde que je tiens pour mon plus fidèle et meilleur ami ; et je m’imagine que vous le croyez bien, ainsi que je le dis et comme il est ; sinon, je m’estimerais le plus malheureux et le plus infortuné homme du monde.

Je parcourais hier près du feu un présent que je tiens de votre libéralité, qui est Alex. Mori de Pace Oratio in‑4o[63][114] Je trouve là-dedans quantité de bonnes choses et de bons mots ; dites-moi s’il vous plaît qui est cet auteur et si c’est un ministre de Genève. [115]

Quand je parle contre les cardiaques [116] à M. Garnier, je combats véritablement une erreur, mais ce n’est pas assez. C’est qu’après avoir parlé pour iceux, il me dit en riant qu’encore faut-il en ordonner quand ce ne serait que pour faire plaisir aux apothicaires. Le premier est une erreur en science et l’autre, en conscience, c’est pécher in utroque ; [64] et il me semble qu’un médecin ne doit jamais faillir ni en l’un, ni en l’autre s’il peut. Il fera comme il l’entendra, et moi je ferai du mieux que je pourrai, mais je ne fais rien que par devoir et ne me laisse emporter ni à grâce, ni à faveur pour personne. Les apothicaires ont assez gâté le métier, et se sont assez donné de crédit et de réputation dans les familles par leurs fourberies, sans que les médecins contribuent du leur à les y avancer davantage, et même aux dépens de leur conscience propre et de l’honneur de leur profession ; joint que les malades n’en sont pas si fidèlement traités, vu qu’il n’y a rien chez les malades que les apothicaires haïssent tant que le cito, tuto et iucunde[65] tant recommandé par Celse [117] et par Galien ; [118] joint même que quand je me mêlerais de couper des bourses, je ne les délivrerais point étant coupées, [66] ni ne les baillerais point en garde aux apothicaires, quorum nomen, artes et imposturæ æque mihi sunt odiosæ[67] Cela doit être fort honteux à un honnête homme en notre profession, cum eiusmodi hominum genere gallinam deprædari[68] aux dépens des pauvres malades qui se fient à nous et qui n’attendent du secours que de notre fidélité. Sed tamen finis sit ineptiarum[69]

Je vous dirai que depuis demi-heure j’ai passé à cheval dans la rue aux Ours, [70][119] où j’ai trouvé, sortant du cabaret, votre même M. Henry, Lyonnais, auquel j’ai demandé des nouvelles de l’édition d’Angleterre de la Philosophie d’Épicure de M. Gassendi (auquel je n’ai fait nul semblant de savoir de vous le contraire de ce qu’il m’avait par ci-devant dit). Il m’a dit qu’il y en aurait ici pour la foire de Saint-Germain. [71][120] Comme je lui ai répliqué que je ne le croyais point, il s’est offert de gager contre moi six pistoles que cela était vrai et qu’il y en avait des feuilles à Paris ; mais il m’a dit tout cela avec bavardise et jactance ; [72] et en poursuivant, m’a dit aussi que Encyclopædia Alstedii [121] de M. Huguetan [122] ne valait rien, que ce livre avait été tout châtré, qu’on en avait ôté tout ce que l’auteur y avait dit contre la messe, que celui d’Allemagne valait cent fois mieux ; [123] que le Sennertus [124] de M. Huguetan était trop pressé et de trop petite lettre, que celui de Venise, [125] qui était achevé il y avait plus de trois mois, était bien meilleur et plus beau ; qu’il me ferait voir celui de Venise dans peu de jours, qu’il lui en venait un dans une balle de marchandises ; [73] que celui de Lyon ne s’achevait point, que Piget [126] l’avait fait cesser et que M. Huguetan serait obligé d’attendre que le privilège de Paris fût expiré pour achever le sien. [74] Il m’a dit encore que le nouveau de Venise serait à bon marché et qu’il m’en ferait ici délivrer un pour deux pistoles, de cette nouvelle édition ; à quoi je lui ai répondu que je pourrais bien lui en donner la peine puisque celui de Lyon ne s’achevait point, à quoi je m’étais attendu, etc. Cet homme est un grand bavard, il me tiendrait encore si je ne l’eusse quitté ; sed in eiusmodi multiloquio non puto deesse mendacium[75][127] Et de tout cela, vous en ferez part si vous voulez à MM. Huguetan, [128] Ravaud [129] et Barbier. [130] Si vous rencontrez M. Garnier, tâchez de faire envers lui qu’il vous donne la première lettre qu’il m’écrira, qui sera la réponse à celle que lui avez envoyée ; et quand vous l’aurez, ouvrez-la et la lisez hardiment ; et puis après, vous me l’enverrez enfermée dans une des vôtres sans vous en presser ni incommoder, vu que dans les siennes il n’y a jamais rien de pressé ; et ainsi vous-même, vous verrez ses raisons et jugerez de la bonté d’icelles. Après cela, je vous donne le bon jour et vous souhaitant toute sorte de félicité pour toute l’année, je vous proteste que je serai toute ma vie, velis, nolis[76] Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Patin.

De Paris, ce 8e de janvier 1650.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 8 janvier 1650

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(Consulté le 29/03/2024)

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