L. 322.  >
À Charles Spon,
le 29 juillet 1653

Monsieur, [a][1]

Je vous écrivis le 1er jour de juillet et vous envoyai ma lettre par la voie de M. Paquet [2] qui me requit lui-même que je la lui donnasse. Depuis ce temps-là, je vous dirai que M. le maréchal de Turenne [3] a mandé qu’il savait de science certaine que le prince de Condé [4] serait bien fort ; qu’il n’avait point assez de troupes et qu’on ne manquât point de lui envoyer les recrues qu’on lui avait promises ; ou qu’autrement, il se verrait obligé de revenir de deçà et de ramener ses troupes, au lieu d’aller contre le prince de Condé. Là-dessus, on a parlé d’un voyage du roi [5] à Compiègne [6] qui avait été résolu et puis a été remis dans quelques jours.

Ce 8e de juillet. Le 4e de ce mois, on a fait le feu à la Grève, [7] avec force pétards et fusées, præterea nihil[1] pour l’anniversaire de tant d’honnêtes gens qui y furent tués l’an passé. Il y eut collation dans l’Hôtel de Ville pour le roi, la reine, [8] le Mazarin [9] et toute leur suite. On parle ici fort diversement de Bordeaux [10] et entre autres, que le prince de Conti [11] demande l’amnistie, qu’on lui accorde à la charge qu’il s’en ira en Italie. [2]

L’armée du maréchal de Turenne est devers Châlons, [12] elle n’est point si grande que l’on pensait. Elle demeure là cantonnée en attendant que le prince de Condé s’avance ou se découvre, d’autant que l’on ne sait point quelles forces il aura. On avait parlé d’un voyage du roi à Compiègne, mais il n’est point résolu et demeurera indécis jusqu’à quelque autre nécessité.

Bourg [13] près de Bordeaux s’est rendue au roi, [3] aussi bien que Rethel [14] en Champagne. M. de Maisons, [15] président au mortier, a reçu commandement du roi de sortir de Paris et de se retirer à Conches [16] en Normandie qui est une abbaye appartenant à son fils ; [17] et le même jour, 10e de juillet, un de nos conseillers du Parlement est revenu avec permission. C’était un des six exilés nommé M. Le Boults, [18] qui est un homme de mérite. On dit qu’il y en a encore d’autres qui doivent revenir. [4]

Le roi et le Mazarin sont partis de Paris le mercredi 15e de juillet pour aller à Senlis [19] et à Compiègne, et delà à La Fère [20] où M. de Manicamp, [21] qui en est le gouverneur, a tué de sa propre main le maire de la ville, et qui fait mine de vouloir prendre le parti du prince de Condé. [5] On dit aussi qu’ils iront à Amiens [22] à raison du chevalier de Chaulnes [23] qui n’est point d’accord de rendre ce gouvernement de feu son frère, [24] son père, [25] son grand-père, etc.

Et pour réponse à la vôtre que M. Paquet me vient d’envoyer, datée du 8e de juillet, dont je vous remercie très humblement, je vous dirai que M. Paquet est fort bien guéri, Dieu merci, il y a longtemps. Il se dispose à s’en retourner bientôt. M. de Liergues [26] m’a fait l’honneur de me visiter céans par deux fois, je l’ai pareillement vu chez lui. Je ne l’avais jamais vu, c’est un homme curieux, mais il y a pourtant fort longtemps que je le connais bien. Quand M. Paquet sera à Lyon, il vous verra et s’entretiendra avec vous de moi, à ce qu’il m’a promis.

Pour le Casaubon [27] contre Baronius, [28] ne le cherchez point, je vous en fais présent d’un in‑4o que j’ai céans très bien conditionné ; vous trouverez quelque jour que c’est un excellent ouvrage. Si ce bonhomme eût vécu, il en eût fait encore onze autres pour les opposer aux douze in‑fo de Baronius. [6] Vous le trouverez dans le premier paquet que je vous enverrai, il y est déjà associé. J’ai appris avec vous que le bonhomme Blondel [29] était devenu aveugle, [30] aussi est-il fort vieux. Pour la bulle [31] des jansénistes, on n’en parle presque plus ici, les jansénistes s’en moquent et ne s’en tiennent pas condamnés. Telles bulles sunt veræ meræque bullæ[7] elles ne font point tant de mal qu’une colique bilieuse [32][33] ou qu’une douleur néphrétique. [8][34]

Le jeune Bauhin [35] a été ici quelques jours, il vient de l’armée du maréchal de Turenne et je pense qu’il s’y en est retourné, faute d’avoir su trouver ici de l’argent. Les marchands et correspondants de son père [36] ne lui en ont point voulu bailler sans ordre exprès. Voilà ce qui fait les voleurs de la campagne, débauchés et désespérés. Je pense que son père l’a chassé de sa maison et qu’il ne le veut plus voir. Il me dit qu’il n’avait besoin que de 160 pistoles et qu’il fallait que son marchand les lui donnât ou qu’il tuerait quelqu’un ; qu’il avait trois chevaux à entretenir. Non longe visus est a desperatione abesse[9] Je ne suis pas marri de ne le plus voir, abeat in rem suam[10]

Je n’ai jamais vu ce livre de Bauhin [37] intitulé Animadversiones in historiam generalem Lugduni cusam, etc., ni l’autre de Gesner [38] de Lunariis et noctu lucentibus, etc[11]

Ce 16e de juillet. Nous attendons ici de jour à autre M. Naudé [39] tous les jours. Pour M. Rigaud, [40][41] je pense qu’il n’en a guère envie. Je voudrais bien retenir sa copie, il ne l’aurait jamais. Êtes-vous d’avis de lui redemander, et en cas qu’il vous la rende ? J’en écrirai un mot à M. Julliéron, jadis son associé, qui s’est offert à moi de l’imprimer. [12][42]

Ce M. Glacan [43] était un Hibernais qui a fait autrefois imprimer à Toulouse, [44] un traité de Peste, et depuis à Bologne [45] une Physiologie et une Pathologie en deux tomes in‑4o que M. Musnier [46] de Gênes [47] m’envoya l’an passé. [13] M. Naudé m’a dit autrefois que le sieur Scharpe [48] n’était mort que de trop boire. [14] Je vous prie d’assurer mademoiselle votre femme que je l’honore parfaitement et que je lui suis très obligé de la bonne volonté qu’elle a pour moi. Je ne vois plus M. Du Prat, [49] je ne sais ce qu’il est devenu.

Je pensais que le jeune Bauhin s’en fût allé hors de Paris, vu qu’il y a plus de dix jours que je ne l’avais vu, mais mon fils aîné [50] m’a dit ce matin qu’il l’avait vu se promenant devant le Palais comme un bravache, suivi d’un grand et fort estafier.

M. et Mme de Saumaise [51][52] sont encore à Leyde, [53] mais ils se préparent pour s’en aller aux eaux de Spa. [54]

Voilà une mauvaise nouvelle, laquelle m’épouvante et m’afflige fort : c’est que mon bon et ancien ami M. Naudé est demeuré malade d’une fièvre continue [55] à Abbeville, [56] en revenant de Suède. Un sien frère et une de ses sœurs partirent hier en carrosse pour s’y en aller. Si j’en eusse été averti en même temps, quelque affaire que j’aie ici, je ne sais si je ne me fusse point mis en état de m’y en aller quant et eux, tant pour l’assister en sa maladie que pour me réjouir de le revoir après un si grand voyage. Je le traitai ici il y a neuf ans d’une grande maladie, i. d’une fièvre continue avec une grande faiblesse de poitrine. J’ai peur que cette faiblesse ne se soit de beaucoup augmentée depuis tant de temps, et principalement par le grand froid de la Suède. Ne vous étonnez point si ce mal me donne l’alarme : outre l’intime amitié qui est entre lui et moi il y a déjà 35 ans, il est à noter qu’elle ressemble en tout à celle que Pomponius Atticus [57] avait eue pour sa mère qui numquam cum illa in gratiam redierat[15][58] n’ayant jamais rien eu à démêler avec lui en quelque façon que ce soit. Utinam cito convalescat, et pristinæ valetudini, sibique suisque cito restituatur[16]

On dit que le roi est à Amiens, dont il a ôté le gouvernement au chevalier de Chaulnes moyennant 2 000 livres d’argent comptant et le gouvernement de Doullens [59] qu’on lui donne. [17] M. de Manicamp a pareillement quitté le gouvernement de La Fère pour 50 000 écus[5] et le comte d’Harcourt [60] celui de Brisach [61] pour 500 000 livres. Dès que le roi sera ici de retour, on mènera le cardinal de Retz [62] dans la citadelle d’Amiens sous la bonne garde et la charge de M. de Bar, [63] qui est celui qui gardait les trois princes il y a deux ans dans Le Havre-de-Grâce ; [64] et le roi ira passer quelque temps dans le Bois de Vincennes. [65]

J’apprends que M. Thomas Bartholin, [66] professeur en anatomie à Copenhague, [67] y fait imprimer un livre assez petit de vasis lymphaticis[68][69] dans lequel il tâchera de prouver que le foie [70] ne fait point le sang [71] et que toute l’ancienne doctrine est fausse. [18] Quand il aura prouvé cela, adieu la bonne méthode et nos indications. On dit qu’il fait au foie son épitaphe comme une partie inutile : vide quo homines etiam eruditos abripiat studium novitatis[19] Un Ancien [72] a dit en son temps que la rate [73] était inutile, en voilà un qui en dit aujourd’hui la même chose du foie. [20] Nous avons ici parmi nous un des nôtres, effronté charlatan, qui dit que l’antimoine [74] est plus innocent que le séné, [75] et néanmoins il n’en prend jamais quand il est malade et même ne croit pas ce qu’il dit ; mais il prétend par là se donner de la réputation. Et hæc omnia sunt deliria morientis sæculi[21]

Ce 26e de juillet. Je viens d’apprendre que M. Naudé est mieux et qu’il a trouvé là un médecin qui est fort à son goût, ce n’est pas peu pour un malade. Je serais ravi de le revoir ici en bonne santé.

Je vous envoie deux lettres dans la présente, lesquelles je vous supplie de faire rendre à leur adresse. Je voudrais bien n’avoir aucun commerce avec M. Meyssonnier [76] ni avec ses livres, je n’ai point du tout de temps pour cela et je ferai ce que je pourrai à l’avenir pour m’en dépêtrer, combien que je n’y sois guère engagé ; ce que je vous dis afin que vous ne vous étonniez point si je lui écris car ce sera, si je puis, la dernière fois que celle-ci : ad maiora vocor, aut saltem ad meliora[22]

Quelles nouvelles savez-vous de M. Arnaud [77] le chimiste, [23] lequel était retenu dans les prisons de l’Inquisition [78] à Turin [79] avec quelque faveur et restriction, en est-il sorti ?

M. Gassendi [80] vient de sortir de céans, qui m’a appris la mort de M. de Barancy. [24][81] Je lui ai parlé de vous, il vous honore très fort et m’a témoigné qu’il avait grand regret de ce qu’il n’avait pas eu l’honneur de vous voir lorsqu’il passa à Lyon en revenant de deçà.

Les amis du cardinal de Retz n’espèrent plus rien que de Dieu pour sa délivrance. Le pape [82] leur a manqué, dont le cardinal de Médicis [83] irrité a quitté Rome et s’est retiré à Florence.

Le Religio medici d’un Anglais, [84] imprimé il y a dix ans en Hollande, a été réimprimé in‑8o à Strasbourg avec de grands commentaires. [25] Ceux de Bordeaux demandent l’amnistie. [26] Je vous demande pardon que je n’aie point de meilleures nouvelles ; et en attendant, je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce mardi 29e de juillet 1653.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 29 juillet 1653

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(Consulté le 29/03/2024)

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