L. 418.  >
À Charles Spon,
le 5 octobre 1655

Monsieur, [a][1]

Je vous envoyai ma dernière le mardi 28e de septembre par la voie de M. Falconet à qui j’écrivais pour un malade parisien qu’il avait entre ses mains, comme lui-même avait désiré par celle qu’il m’avait fait l’honneur de m’écrire sur ce sujet. Depuis ce temps-là, je vous dirai que l’on dit ici que Cromwell [2] est en danger de mourir pour une rétention d’urine. [3] Je traite ici un marchand de Lyon nommé M. Feste [4] qui a été étrangement malade ; enfin, il est en état de convalescence. Nous y parlons souvent de vous, il m’a dit qu’il croit que vous êtes le médecin de Madame sa mère, que quand il sera à Lyon il ne manquera pas de vous aller saluer et qu’il vous priera d’être son médecin à l’avenir. Il est fort honnête, fort civil et fort bon homme ; c’est un corps atrabilaire et un esprit un peu mélancolique, [5] mais fort raisonnable. Je vous supplie de faire état de lui car il vous aime. Je vis hier chez lui M. Marion, [6] votre beau-frère, qui lui envoie du vin pour le mettre en appétit. J’en ai ce matin goûté et en ai bu à votre santé. Je vous prie quand vous le verrez de l’en faire souvenir.

Il y a ici grand bruit et nouvelle querelle entre le curé de Saint-Paul [7] et les jésuites [8] de la rue Saint-Antoine [9][10] pour le corps d’une vieille femme, veuve d’un commissaire au Châtelet, que les prêtres de Saint-Paul ont enterrée dans leur église. [11] Ce qui fâche le plus les bons pères, c’est que cette bonne femme leur avait légué 4 000 livres à la charge qu’elle serait enterrée chez eux. Arma armis, littora littoribus[1][12] voilà les scribes et les pharisiens en guerre ouverte les uns contre les autres. [13] Si le Messie revenait encore une fois au monde, ils s’accorderaient derechef ensemble ad oppimendum iustum [2] et pour le crucifier. Ce n’est que l’intérêt des uns et des autres qui produit tout le scandale qui est au monde.

Ce 1erd’octobre. Hier fut ici pendue [14] devant la porte du For l’Évêque [15] une femme de 32 ans, belle et grasse, pour avoir exposé de la fausse monnaie [16] et celui qui la faisait a eu sa grâce : Illa crucem sceleris pretium tulit, hic vitæ diadema recepit ; [3][17] il y a de l’apparence que c’est qu’il avait de bonne monnaie outre la fausse qu’il faisait ; sic omnibus vivere licet beneficio diplomatis regii[4] tant bons que méchants.

On parle de la mort de Cromwell par une suppression d’urine, mais je ne vois pas que l’on en parle encore bien assurément. Si cette mort arrive, gare quelque nouveau et dangereux changement en Angleterre. La peste [18] continue fort en Hollande, et les désordres en Pologne. [19][20] M. Gassendi [21] se porte un peu mieux, mais il a bien à se choyer et à se défendre du grand froid de l’hiver prochain.

Un écolier en médecine me vient de dire que M. Des François [22] est mort en sa ville du Puy-en-Velay ; [23] si vous savez le jour qu’il est mort, je vous prie de me le mander. Je ne doute pas de sa mort, vu qu’il y a longtemps que je sais bien qu’il traîne. Nous en avons ici deux autres qui traînent l’aile et qui proxime sequentur[5] savoir MM. Allain [24] et Chasles. [25] Guénault a déjà abandonné M. Allain et ne le va plus voir, tamquam brevi moriturium[6] Pour M. Chasles, il est hydropique [26] d’avoir trop bu et pour avoir trop fait la débauche avec MM. Le Clerc [27] et Tullouë [28] qui sont les deux chefs de la bande joyeuse ; est enim hidrops morbi genus insanabile [7] à telles gens.

On parle ici d’une grande assemblée qui se va faire à Genève [29] des députés de plusieurs princes protestants, tant calvinistes [30] que luthériens, [31] pour les accorder sur les points entre eux controversés de la religion, afin qu’après cela tous les princes unis travaillent ensemble, […] coniunctis viribus, et ex compacto[8] contre la Maison d’Autriche. Cromwell, d’une part, et le roi de Suède, [32] de l’autre, leur feront bien de la peine. Ce dernier prétend d’ôter l’empire à la Maison d’Autriche en entrant en Allemagne avec une puissante armée et de la faire passer à un prince protestant. Voilà derechef bien du bruit en Allemagne : bella, horrida bella. [9][33]

La reine de Suède [34] est sortie de Bruxelles [35] et s’étant toute confiée aux Espagnols, elle s’en va à Rome y saluer le pape ; [36] et puis après, elle se promènera par toute l’Italie ; les bonnes gens disent qu’elle s’y convertira. [37][38] Plût à Dieu qu’elle et le pape nous eussent donné la paix, ou au moins procuré.

Voilà le bonhomme Riolan [39] qui vient de sortir de céans. Je lui ai demandé qui est ce médecin, page 22, qui quater in biennio super hæmatosi sententiam mutavit ; [10] il m’a répondu que c’est Bartholin. [40] Le bonhomme est fort gai, il reçoit tous les jours des applaudissements et des remerciements pour son dernier livre (je pense que dorénavant vous l’avez reçu par le moyen de M. du Guebi). Je lui ai dit que Mentel [41] s’était vanté qu’il écrivait contre lui, il m’a fort hardiment répondu qu’il ne le craignait point du tout et que, s’il en venait là, il a bien encore des choses à lui reprocher, auxquelles il ne pourra répondre. [11]

Ce 3e d’octobre. On dit que l’empereur [42] a confisqué le bien du duc de Modène [43] et qu’il en a donné l’investiture à Piccolomini ; [12][44] que le cardinal de Retz [45] n’est point à Rome, mais à 20 lieues de là où le pape l’a envoyé tandis que l’on travaille à son procès, à la requête et avec poursuite du cardinal Mazarin et de M. de Lionne [46] qui est notre ambassadeur à Rome. On dit que le prince de Condé [47] est prié de l’empereur de s’en aller à Vienne [48] pour y être fait lieutenant général de l’Empire contre le roi de Suède qui menace d’entrer dans la Silésie ; [49] et que d’ailleurs il vient un grand secours de la Transylvanie [50] au roi de Pologne, [51] et même de la Tartarie. Je prétends que c’est l’européenne et que ce sont ces Scythes [52] desquels a parlé Hippocrate [53] en son livre de Aere, aquis et locis[13] et que les géographes modernes ont en leurs cartes appelée Taurica Chersonesus[14] qui est le pays de petite Tartarie ou Précopite.

Nous avons ici un de nos compagnons bien malade qui est le bonhomme M. Des Gorris. [54] Il a toute sa vie été fort cocu, mais on dit qu’il ne l’est plus à cause que sa femme est morte il y a environ 18 mois. Vous diriez que l’on avait peur que cette pauvre femme, qui avait tant fait plaisir à de bons compagnons en sa vie, n’en réchappât car étant affligée d’une fièvre quarte, [55] on lui donna tant de grains de laudanum [56] et tant d’antimoine [57] qu’enfin elle a été obligée de déloger de ce monde ; et c’est dommage car elle était bonne femme. Pour son mari, la perte n’en sera jamais si grande : il a été savant homme et parle fort bien, mais il a été fort mauvais praticien dans la recherche de plusieurs secrets de chimie ; [58] et combien qu’il ait fait une thèse fort belle de frequenti venæ sectione en faveur et comme une apologie des médecins de Paris, c’est néanmoins chose certaine que tota vita αιματοφοβια laboravit[15][59] et qu’il a bien laissé mourir de pauvres malades en sa vie faute de s’être bien servi de cet excellent et divin remède ; duquel même il se sert fort peu pour soi-même, quelque besoin qu’il en ait. Je ne doute pas que vous ne l’ayez autrefois vu ; mais depuis quelques années il est devenu petit homme tout rond, fort plein et rougeaud. Je pense que le premier mal qui le prendra sera une apoplexie [60] ou quelque catarrhe suffocant, [16][61] et n’en sera point quitte à meilleur marché que fut son compagnon de licence [62] l’an passé, le bonhomme Chartier [63] qui, faute de s’être fait saigner, mourut en un moment d’une apoplexie en tombant de son cheval. [17]

L’on m’a aujourd’hui apporté céans un paquet en mon absence, l’on a dit que c’étaient des manuscrits de médecine de la part de M. Ravaud, [64] libraire de Lyon. J’ai été ravi d’ouvrir ce paquet dans l’espérance que j’avais d’y rencontrer quelque chose de bon ; mais en vérité, longe me fefellit eventus, nil enim aliud inveni quam pro thesauro carbones[18] ce ne sont que de misérables fatras italiens et des formules de remèdes chimiques desquelles personne ne peut profiter. Je ne sais qui a mû M. Ravaud de m’adresser une si chétive marchandise. Je ne voudrais pas être condamné de les garder car le tout ne vaut pas 2 sols. Il vaudrait bien mieux qu’il m’eût envoyé le Lexicum etymologicum Martinii[65] lequel est un livre positivement bon et excellent, et qui fera plus de bien au monde que n’ont fait et ne feront jamais tous ces maudits et abominables livres de chimie. Je vous prie de prendre la peine de lui demander ce qu’il veut et prétend que je fasse de tel fatras pour lequel je n’ai point céans de place ; et véritablement, il y a de meilleurs livres au monde que je ne voudrais pas avoir. Je ne laisse pas pourtant d’être son serviteur et lui baise très humblement les mains.

J’ai depuis une heure en çà reçu un petit paquet qui vient de Pologne, dans lequel j’ai trouvé un livre nouveau in‑4o en blanc intitulé De nutritione fœtus in utero Paradoxa, auctore Ioanne Claudio de La Courvée, Vesulano, reginæ Poloniæ et Sueciæ Medico, Dantisci, etc. 1655[19][66][67] avec une belle lettre pleine de compliments. Il a fort bien intitulé son livre Paradoxa, il eût encore mieux rencontré s’il eût mis Nugæ[20] car tout en est plein. Il en veut à Galien, [68] à M. Riolan, à Harvæus, [69] à Fabricus ab Aquapendente, [70] à Primerose, [71] à Du Laurens ; [72] et pourquoi non ? puisqu’il ne pardonne pas même à Hippocrate. Il me prie par sa lettre de faire examiner son livre en notre Faculté, au jugement de laquelle il se soumet entièrement. Mais il faut que je vous dise qui est cet auteur : c’est un jeune homme natif de la Franche-Comté [73] qui étudiait ici en médecine il y a environ 13 ou 14 ans et qui peut être aujourd’hui âgé de 38 ou 40 ans ; étant relevé d’une grande maladie, il s’en alla prendre l’air à Argenteuil [74] où je le vis chez un malade qui m’envoya quérir pour le voir ; étant confirmé dans ce bourg assez bon et bien peuplé, il commença à y voir des malades dont la plupart moururent parce qu’il les traitait fort mal ; il n’osait les faire saigner, phlebotomiæ necessitatem et dignitatem novus et pauper Arpinas non intellegebat ; [21][75] il péchait d’ailleurs, ut citius et tutius rem faceret[22] il leur vendait des drogues bien chères et même il leur donnait de l’antimoine, et en infusion et en poudre ; quibus artibus omnem fidem amisit et famæ suæ tam misere decoxit [23] que n’y gagnant plus rien, de peur d’y mourir de faim, il s’en revint à Paris pour tâcher d’y gagner du pain, ut faceret rem, si non rem, quocumque modo rem ; [24][76] où étant bien empêché de sa personne, il se dévoua à Vautier [77] qui lui promit de le faire travailler et qui eût bien voulu emplir Paris de médecins étrangers pour nous faire du dépit ; cet emploi n’ayant pu réussir, cum esset admodum viaticatus leviter[25] il s’en alla en Pologne espérant y faire une meilleure fortune. Au moins, il y a fait deux livres, dont en voici un ; l’autre est pareillement in‑4o intitulé Discours sur la sortie des dents aux petits enfants, etc.[78] à Varsovie [79] l’an 1651. [26] Voilà ce que je sais du personnage, et peut-être bien plus que ne m’en auriez demandé ; mais prenez et supposez que c’est une demi-heure de temps perdue et mal employée à deviser ensemble. Mais c’est assez, je me recommande à vos bonnes grâces et suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce mardi 5e d’octobre 1655.

Le roi et la reine sont à Fontainebleau, [80] le Mazarin est encore à La Fère [81] où il tâche de faire passer le convoi : 800 charrettes sont passées, mais il y en faudrait encore plus de 4 000. [27] M. Gassendi se porte mieux, mais il est si délicat qu’il doit merveilleusement se garder, et surtout du froid qui s’en va venir. Voilà un médecin hollandais nommé Arnoldus de Condevin, [82] natif de Deventer, [83] qui vient de sortir de céans ; [28] il m’a salué de votre part, comme aussi au nom de M. Musnier [84] qu’il a connu à Gênes [85] et duquel il m’a apporté une lettre. M. Des Gorris a été très malade d’une suppression d’urine, il a fallu lui faire une incision ; il a pissé, mais il ne laisse pas d’être encore en grand danger avec près de 80 ans qu’il a sur la tête, et ipsa senectus morbus est ανιατος. [29][86] J’espère que cette mienne lettre vous sera rendue par le frère de M. Moreau mon hôte. M. Huguetan l’avocat, quo valet et meminit nostri ? [30]

Notre M. Rigaud [87] est ici, je l’ai trouvé à ce soir chez M. Feste, je le verrai demain chez lui avec les livres qu’il a apportés ; j’y ai aussi trouvé un nommé M. de Laye qui est votre bon ami et qui m’a bien dit du bien de vous. Vale, et me ama[31]



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 5 octobre 1655

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(Consulté le 29/03/2024)

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