L. 445.  >
À André Falconet,
le 6 octobre 1656

Monsieur, [a][1]

Il me semble que c’est un songe quand je me souviens du voyage que vous avez fait à Paris ; mais puisqu’il n’y a point de remède, il faut l’oublier. J’espère que cette bonne fortune me reviendra quelque jour. [1][2] La reine de Suède [3] n’a pas été à Paris autant qu’elle eût désiré, elle n’y a presque rien vu ; néanmoins, elle a eu de deçà l’approbation de ceux qui ont eu l’honneur d’approcher d’elle. Elle a l’esprit fort perçant et fort présent, elle n’est ni bête, ni bigote, elle n’aime ni femme, ni fille. [2] Elle entend bien le latin et en sait plus que beaucoup de gens qui en font profession. Je sais de bonne part qu’à 23 ans elle savait tout le Martial [4] par cœur, on dit qu’elle fait grand état de Catulle, [5] de Sénèque le Tragique, [6] mais encore plus de Lucain. [7] Je serais fort de son avis, [3] feu M. Grotius [8] était extrêmement passionné pour cet auteur, il en avait toujours un dans sa poche qu’il baisait plusieurs fois le jour. Pour Sénèque le Tragique, c’est un admirable écrivain. Il y a in Troade un chœur qui commence :

Verum est ? an timidos fabula decipit
Umbras corporibus vivere conditis ?
 [4]

Si vous le lisez, vous trouverez que c’est la religion de plusieurs personnes d’aujourd’hui et entre autres, des princes, des grands, des magistrats, des supérieurs de religion, même de quelques médecins et philosophes. Il est probable, dit Cicéron, [9] que ceux qui s’appliquent à la philosophie ne croient pas qu’il y ait des dieux. [5] Il y en a encore plusieurs autres, mais il n’est pas nécessaire d’en faire la liste. [10] Les esprits éveillés tels que celui de la reine de Suède aiment de telles pointes et de ces subtilités qui passent le commun. Pour sa conversion [11][12] procurée par les jésuites, je ne sais qu’en dire. Feu mon père [13] m’a appris que le gros M. du Maine, [6][14] chef de la Ligue, [15] disait que les princes n’avaient point de religion qu’après avoir passé l’âge de 40 ans, quand ils deviennent vieux, cum numina nobis Mors instans maiora facit[7][16] lorsqu’ils deviennent sages ou du moins, lorsqu’ils le devraient être. Quand je considère le chemin que cette reine a fait depuis deux ans, sans celui qu’elle fera, je me souviens d’un conte d’un certain Italien qui était malade de la pérégrinomanie ou maladie de voyager, familière aux Allemands ; [17] il vint à Genève [18] et ayant vu comment vivaient les ministres, interrogé d’eux < sur > ce qu’il pensait de leur religion, il leur répondit : Elle n’est pas mauvaise, mais la nôtre est plus commode pour aller par les pays. Ainsi, dans le dessein qu’elle a eu de voyager en différents pays, elle a pu prendre l’avis de cet Italien, et sans doute elle ne pouvait pas aisément voir Rome, le pape et tant de papillons qu’il y a sans se travestir comme elle a fait, soit qu’elle l’ait fait sérieusement ou non. Pour M. Bourdelot, [19] son médecin, il s’appelle Michon en son surnom et l’a changé par ordre testamentaire d’un sien oncle qui lui laissa une belle bibliothèque [20] qui valait bien 8 000 francs. Il veut qu’on le croie savant, du moins est-il adroit et propre à la cour. Il est fils d’un chirurgien de Sens [21][22] et a été garçon apothicaire, [8] il a autrefois voyagé en Italie puis s’est fait médecin. Tôt après il s’accosta de Guénault [23] qui le mit auprès du prince de Condé. [9][24] Enfin, après que j’eusse refusé, [25] il y a plus de six ans, d’aller en Suède, feu M. de Saumaise [26] voyant que j’avais trop peur du froid de ce pays-là, y nomma Bourdelot qui y a garni ses mains. [10]

On tient ici que le cardinal de Retz [27] est en la Franche-Comté, [28] et qu’il veut mettre son archevêché de Paris à l’interdit et excommunier [29] bien du monde. [11] Il nous a déjà fait manger de la viande tout un carême [30] sans offenser Dieu ; [12] peut-être que par ci-après il nous exemptera d’aller à la messe. Pour l’excommunication, c’est une commodité pour quelques-uns car on dit qu’un homme excommunié ne peut pas être noyé, parce qu’il ne va jamais à fond. [13] Laissons les railleries et m‘aimez toujours sérieusement comme je vous aime. Adieu.

De Paris, ce 6e d’octobre 1656.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 6 octobre 1656

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(Consulté le 29/03/2024)

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