L. 514.  >
À Charles Spon,
le 5 février 1658

Monsieur, [a][1]

Ce 21e de janvier. Je vous envoyai ma dernière le vendredi 18e de janvier. Depuis ce temps-là, je vous dirai que j’ai rencontré M. Robert [2] qui m’a dit qu’il trouvait de la difficulté à la conclusion de son affaire et à l’exécution de l’accord qu’il a fait avec Basset, [3] son rapporteur ne voulant point rapporter cet accord comme il est minuté entre eux, et le président de la Chambre même lui ayant dit que cela ne pouvait être fait de la sorte qu’il la demande.

On dit toujours que Guénault [4] revient de Flandres, [5] mais cela ne se voit point, et même les lettres du pays ne portent point qu’il soit encore parti de Gand [6] pour venir à Bruxelles [7] où il doit amener son malade. Dicitur in hoc morbo latuisse aliquid αφροδισιαστικον, [1] et ce n’est pas malaisé à croire.

Et pour répondre à la vôtre datée du 15e de janvier, laquelle je viens de recevoir et qui m’a bien donné de la consolation, je vous dirai que derrière les Conseils de Fernel, [8] lesquels sont véritablement annotés (mais non pas de ma main, je n’ai jamais lu ce livre et n’en fais point d’état), il y en a de Thomas Erastus, [9][10] et c’est pourquoi je l’ai mis avec les autres traités du même auteur. Si M. Fourmy [11] vous eût montré le mémoire que j’en ai fait, vous l’y auriez remarqué. Voyez-les, s’il vous plaît, et y changez ce qu’il vous plaira ; j’aime mieux vous en croire qu’à moi-même. Isthæc Erasti Consilia ideo adiungenda putavi, ne quid videatur a me prætermissum ex tanti viri operibus[2] Il avait aussi fait un traité de Excommunicatione qu’il n’y faut pas mettre quia nulli placuit[3][12] combien que je l’aie céans. Pour le passage que m’alléguez du Duret sur les Coaques[13] page 164, linea 32, [14] la faute s’en peut amender fort aisément : il n’y a qu’à lire hypochondrium au lieu de hypochondriorum[15] etc. Cette faute n’est ni dans l’impression de 1588, qui est la bonne, ni dans celle de Meturas, [16] qui n’est pas trop bonne, mais dans celle de l’an 1621, laquelle est passablement bonne. [4] Il y en a une quatrième édition in‑8o de Strasbourg que je n’ai que vue, mais je ne l’ai point.

Touchant l’Emanuel ou Paraphrase évangélique, dont vous me demandez des nouvelles de l’auteur, je n’en sais rien, je m’en enquerrai. [5] Je baise très humblement les mains à ma chère et bonne amie, votre accouchée. [17] Je la remercie de son souvenir et la supplie de me continuer l’honneur de ses bonnes grâces. Je suis ravi qu’elle se porte bien et que votre petite fille ait un si beau nom. [6][18] M. Rigaud [19] ferait bien mieux d’imprimer un Fernel à la vieille mode, et tel que ce grand homme nous l’a laissé, que de prendre modèle sur celui de Hollande qui est plein de fautes, dont ils ont changé l’ordre et où ils ont ajouté plusieurs pièces quæ nihil spectant ad Fernelium, nihil ad rhombum[7]

Je souhaiterais que M. Rigaud n’entreprît point ce Fernel de la sorte, mais plutôt qu’il imprimât ce commentaire du médecin espagnol sur les Histoires épidémiques d’Hippocrate. [8][20] Des écrits et des leçons de feu M. Moreau, [21] nihil habeo. Quod tibi referam [9] son fils [22] est fort mon ami, à ce qu’il dit, mais c’est un terrible garçon : il va à l’Hôtel-Dieu, [23] il fait la débauche, il cherche de la pratique ; il est professeur du roi et ne fait point de leçons, il n’en fit que l’an passé, encore n’avait-il point d’écoliers. Pour feu Monsieur son père, il avait si peu de loisir qu’à peine faisait-il quelques leçons qu’il ne composait qu’à la hâte ; et lui-même s’en est plaint à moi fort souvent.

Je ne sais pourquoi M. Robert vous a mandé qu’il est venu dans l’assemblée de notre Faculté y parler de son affaire, je n’en ai jamais ouï parler et hoc puto falsissimum[10] Je ne sais pourquoi il ment en une affaire si sérieuse, je n’eusse pas cru qu’un tel homme que lui voulût mentir de la sorte. O pudor, o mores, o tempora ! [11] Il porte barbe au menton et il ment. [12]

Ce 24e de janvier. On dit que le prince de Condé [24] se porte mieux et que Guénault revient, mais que son mal de vessie et la suppression d’urine [25] lui ont repris ; à cause de quoi il a mandé de deçà un certain chirurgien de Paris nommé Fournier, [26] que je ne connais point, qui lui est allé au-devant et qui est parti depuis trois jours. [13] On dit ici assez haut que le mal de cet homme est une difficulté d’uriner qui ne lui provient que d’une chaude-pisse [27] invétérée, [14] qu’il a voulu et tâché d’arrêter mal à propos plusieurs fois. Voyez si ce n’est pas là un grand médecin, qui n’a pu se guérir de ce mal et qui néanmoins, a tâché d’avoir la réputation dans Paris d’être un médecin à guérir toute sorte de maladies et plusieurs autres ? On dit qu’il est demeuré malade à Péronne. [28]

Ce 27e de janvier. On parle fort ici de la maladie de M. de Candale, [29] qu’une fièvre continue [30] maligne a arrêté à Lyon. On dit qu’elle est accompagnée de fâcheux accidents, et entre autres d’un choléra morbus, [31] et qu’il est entre les mains de MM. Guillemin et Falconet. S’il en meurt, c’est une famille ruinée, dont l’établissement a autrefois horriblement coûté à la France. Si cela arrive, les parents du comte de Montrevel [32] diront Punition divine ! pour venger la mort du pauvre chevalier [33] de cette famille que ce M. de Candale fit misérablement massacrer ici il y a environ deux ans et dont la querelle n’est point encore apaisée. [15]

Ce 29e de janvier. Hier mourut ici un fort honnête homme nommé M. Molé de Jusanvigny, [34] président aux Enquêtes. Il est fort regretté de ses amis. Un fripon d’apothicaire nommé Lardier [35] l’a traité longtemps, lui tout seul, lui promettant guérison, et le malade avait grande croyance en lui. Le mal augmenté, Vallot [36] y est venu, qui l’a achevé, non absque dosibus aliquot vini emetici, per quas detrusit ad Orcum miserum et nimis credulum senatorem[16][37][38][39] Tout le monde en gronde ici, on en crie tout haut dans le Palais, mais cela ne le fera pas revenir : grande peccatum ipse peccavit [17] de s’être fié à un apothicaire sot et étourdi, et à un charlatan fort ignorant. Necesse est hæreses esse, ut probentur boni[18][40]

Guénault arriva hier de Flandres dans une litière [41] à cause de son incommodité. Il a dit à ceux qui l’ont vu qu’il fait trop froid de se faire tailler [42] et qu’il veut attendre au mois d’avril prochain. C’est que le compagnon sait bien que ce n’est point la pierre et cherche par là de se donner de la réputation, afin que ceux qui en auront du soupçon l’envoient quérir comme un grand Esculape qui se sera guéri d’un grand mal qu’il n’eut jamais. [19][43] C’est une pure bourde, que lui-même a fait courir, que les états de Flandres lui voulaient faire un présent d’un beau carrosse et de six chevaux, et de vingt mil livres d’argent pour avoir guéri M. le Prince. C’est une pure fourberie qu’il a lui-même inventée, tanquam dolorum artifex præstantissimus[20] car il n’en est rien ; joint que lorsqu’il arriva, le prince de Condé était hors de danger, son médecin Le Breton, [44] notre collègue, et M. Chifflet, [45] médecin de l’Archiduc [46] qui scripsit adversus imposturam pulveris Peruviani[21][47] l’avaient mis en bon état.

Je viens d’apprendre d’un marchand de soie en magasin une vilaine et triste nouvelle, savoir est que M. Cramoisy, [48] qui est le roi des libraires de la rue Saint-Jacques, [49] a fait banqueroute [50] pour plus de 300 000 livres. Cette nouvelle me surprend merveilleusement et m’étonne si fort que je ne sais plus à qui me fier de ces marchands négociants. Je ne sais comment cela peut être arrivé, mais je ne doute pas que cet homme, qui a tant imprimé de livres par le conseil des jésuites, [51] n’ait des magasins tous pleins de méchante marchandise et dont le débit n’a rien valu. Voilà un grand malheur sur la librairie, et néanmoins je ne pense pas que les carabins du P. Ignace [52] s’en mettent fort en peine car ces gens-là, quelque crédit en argent qu’ils aient, ne sont bons que pour eux et pratiquent finement le vieux proverbe : primo mihi, secundo […] michaud. [22] Tous nos libraires de la rue Saint-Jacques sont ici fort morfondus, mais voilà un coup qui les mortifiera encore bien autrement et qui diminuera bien fort le peu de crédit qu’ils avaient.

On dit que le roi s’en va faire sept nouveaux maréchaux de France ; que le Mazarin [53] a fait disgracier un premier valet de chambre nommé Chamarante [54] qui avait quelque part aux secrètes inclinations que le roi [55] a eues pour une des filles de la reine, [56] laquelle est fort belle, nommée Mlle d’Argencourt, [57] fille du gouverneur de Narbonne ; [58] que le jésuite confesseur du roi [59] lui a remontré que ces débauches des princes avaient provoqué l’ire de Dieu et que leurs états en avaient été ruinés. [23] Vous ne doutez pas que le bon roi David [60] n’y a pas été oublié, mais qu’on ne lui a pas dit le bon mot de saint Ambroise : [61] Peccavit, quod solent reges ; pœnitentiam egit, quod non solent reges, etc[24]

Ce 30e de janvier. On a dit, aujourd’hui au soir, qu’il était arrivé de Lyon un courrier à la cour qui a apporté certaines nouvelles de la mort de M. de Candale. Si cette nouvelle est vraie, voilà un tyran mort et une grande maison ruinée, éteinte et fondue ; voilà ce que le vieux d’Épernon [62] a gagné à ruiner la France pour bâtir sa fortune et agrandir sa Maison dans les bonnes grâces de Henri iii : [63][64]

De male quæsitis non gaudet tertius heres[25]

Son grand-père a été un grand tyran et néanmoins, toujours aux bonnes grâces des jésuites ; son fils, [65] qui est le duc d’Épernon d’aujourd’hui, a causé des désordres horribles dans la Guyenne [66] et vit avec beaucoup de désordre dans sa maison où, tandis que sa femme [67] ne lui est de rien, il entretient devant elle deux sœurs et leur tante avec autant d’impudence que d’impunité. Son fils qui mourut à Lyon le dimanche 27e de janvier à sept heures du soir était le meilleur des trois, ou au moins le moins méchant ; mais il était encore jeune et peut-être que Dieu, ayant pitié de son âme, l’a retiré plus tôt de ce monde de peur qu’il n’y empirât comme font la plupart des autres. Vous savez mieux que moi l’Écriture sainte, je ne lairrai point de la citer puisque je suis en train de théologiser : Cito raptus est ne malitia mutaret intellectum[26][68] Néanmoins, il fit malheureusement massacrer, il y a deux ans, le pauvre chevalier de Montrevel dont le sang a crié vengeance au ciel.

Hier arrivèrent en cette ville quatre choses étranges : un gentilhomme toulousain, prisonnier dans le For l’Évêque, [69] s’empoisonna avec du sublimé [70] qu’il avait acheté et apporté d’Avignon ; [71][72] la maison d’un épicier fut brûlée au bout du pont Saint-Michel, [73] où il y a grande perte et entre autres, pour 10 000 livres de sucre ; [74][75] les bateaux de la Grève furent entraînés par les glaçons, [76] où tout le monde courait ; tandis que fut pendu à la Grève [77][78] un libraire-relieur d’auprès le Collège de Lisieux, nommé Le Moine, [79] que je ne connus jamais, pour plusieurs vols qu’il avait commis. Il a avoué dans son testament de mort qu’il en avait fait une infinité avec un jeune homme nommé Cramoisy, [80] que l’on dit être un fripon et qui a bien fait de se sauver ; c’est un des fils du jeune frère du grand Cramoisy. [27] Voilà double malheur pour une même semaine sur cette famille de M. Cramoisy qui a tant imprimé de livres en sa vie pour le troupeau du P. Ignace, sans les autres de différente nature.

J’ai ce matin rencontré en sortant de nos Écoles, où il y avait un acte public, votre M. Robert, en long manteau et soutane, [28] qui s’y promenait dans la cour avec un des nôtres nommé Mauvillain. [81] Il m’a fort salué et m’a dit que son affaire n’était pas encore conclue avec M. Basset ; je ne lui ai rien dit là-dessus, et satim recessi, vigebant enim me frigus et faves[29] Guénault n’est pas bien, ses amis disent qu’il y a 24 jours qu’il ne pisse que par le moyen d’une canule [82][83] et qu’il a grand regret d’avoir été en Flandres où il a pensé mourir. [30] C’est peut-être qu’il n’a été guère bien payé, aussi m’a-t-on écrit de Bruxelles que le prince de Condé était hors de danger quand Guénault y arriva et que c’est M. Chifflet qui a eu l’honneur de sa guérison. Le roi de Hongrie [84] doit arriver demain à Francfort. [85]

On parle fort ici de la gangrène [86] dans les fièvres continues, lesquelles ne durent guère : elles étouffent le malade en trois jours, sunt causi hyberni, quorum malignitas adaugetur per impeditam transpirationem, a frigore ambienti[31]

Le révérend abbé Bourdelot [87] a été fort malade d’une fièvre continue jusqu’à cracher du sang, et est encore fort mal pour une maigreur extraordinaire. Putabatur moriturus a multis[32] c’est pourquoi son abbaye a été courue et demandée. Ne serait-ce pas grande perte d’un tel apôtre et que, dans la disette que nous avons de gens de bien, celui-là vînt à mourir ? On dit qu’il est fort chagrin, qu’il peste fort contre sa maladie qui l’a presque empêché d’attraper encore une abbaye, dont il a grande envie, par le moyen et le crédit de sa patronne, la reine de Suède.

Aujourd’hui, chose remarquable est arrivée au Parlement : c’est que M. Molé de Champlâtreux, [88] président au mortier, fils du défunt garde des sceaux Molé, [89] a voulu faire recevoir dans le Parlement un sien beau-frère [90] pour conseiller, j’entends frère de sa femme. [91][92] Il a été refusé tout à plat sous ombre que son père était partisan et maltôtier, il s’appelait Garnier, [93] était trésorier des Parties casuelles, [94] etc. [33]

On continue de parler de la banqueroute de M. Cramoisy : l’aîné demeure, et son frère Gabriel [95] s’est enfui ; [34] quelques-uns disent qu’il est en la maison professe des pères de la Société, rue Saint-Antoine ; [96] on dit que la banqueroute est de 400 000 livres. Peut-être que l’Escobar [97] y trouvera quelque remède. [35] D’autres disent que M. Gabriel s’en est allé en Portugal où ils ont un grand magasin de livres dans Lisbonne. On dit que M. Cramoisy l’aîné allègue pour sa défense qu’il était associé avec M. Gabriel son frère pour la librairie, les impressions et les changes des livres, mais non pas pour les lettres de change et le négoce particulier que faisait ledit Gabriel. On croit que M. de Gastines de Marseille [98][99] y est fort engagé. On y met aussi dans le même rang un certain M. Compain, [36][100] marchand de Lyon. On soupçonne qu’il y a bien de l’imposture en cette affaire, mais que M. Cramoisy l’aîné, que j’ai toujours trouvé fort honnête homme et fort raisonnable, en sortira néanmoins par le grand crédit qu’il a chez M. le chancelier[101] chez M. le lieutenant civil [102] et les autres grands, y étant particulièrement aidé, comme il sera, du crédit des bons pères de la Société.

Je vous donne avis que dans la fin de ce mois sera achevée une nouvelle édition, et sera la quatrième, Encheiridii Anatomici et Pathologici D. Io. Riolani[103] Elle est in‑8o, il y aura environ 44 feuilles de cicéro, vous y verrez plusieurs augmentations. [37] Aussitôt qu’elle sera achevée, je vous en enverrai cinq exemplaires, savoir pour vous, avec un livre de Balzac, [104] MM. Gras, Falconet, Guillemin et Garnier ; et vous supplie de leur faire mes très humbles recommandations, comme aussi à M. de La Poterie, [105] s’il vous plaît. Et le plus tôt que vous pourrez à tous, mais particulièrement à ce dernier, qui ne me traite pas en ami à ce que j’apprends, sans pourtant en savoir la cause ; mais soit, je vous supplie seulement de lui faire bonne mine. Ce n’est pas que je m’en soucie ni que j’y prenne aucun intérêt, quamvis, ex divo Augustino, vir bonus debeat habere rationem suæ famæ : [38][106] il n’est point capable de m’empêcher de courir, et canis allatrat Lunam nec Luna movetur[39] Prenez seulement garde, s’il vous plaît, à la mine qu’il vous fera lorsque vous me nommerez à lui. Je vous baise les mains, à Mlle Spon, à M. et à Mlle Seignoret, et suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce mardi 5e de février 1658.

On m’a dit aujourd’hui que M. Alexandre Morus, [107] natif d’Orange, [40][108] ne veut pas venir demeurer à Paris, qu’il feint être malade et qu’il se moque de ces Messieurs de deçà qui le mandent pour y venir.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 5 février 1658

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(Consulté le 29/03/2024)

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