L. 678.  >
À André Falconet,
le 7 mars 1661

Monsieur, [a][1]

Il court un bruit, que je tiens faux, que l’on a découvert que le cardinal Mazarin [2] est empoisonné. Ôtez les petits grains d’opium [3] et un peu de vin émétique [4][5] que l’on peut lui avoir donné, principalement dans la médecine qui lui fut donnée comme il était pressé d’un étouffement signalé quand on lui fit quitter le lait, [6] je crois qu’il n’y en a pas d’autre < que > vetus intemperies, prava diathesis omnium viscerum, hydrops pulmonis, tabes et marcor viscerum : Hæc sunt veneficia Quirites ! [1][7][8][9][10] Je n’en veux point excepter sa toux, ses veilles perpétuelles, sa tumeur œdémateuse, ses faiblesses inopinées, ses suffocations nocturnes, son dégoût universel et sa perte d’appétit. En voilà plus qu’il n’en faut pour mourir sans poison, mais c’est que l’on ne peut empêcher les sots de parler. Il y a des railleurs qui disent bien autrement : on dit ici qu’il y a plus de quatre jours que le diable aurait emporté le Mazarin, mais qu’il ne sait par où le prendre tant il pue, et que l’autre a peur que le Mazarin ne lui donne la peste par la puanteur de son corps, s’il le touche ; ce serait bien pis s’il était informé de la puanteur de son âme. [2] Le Mazarin s’est moqué de toute la nature durant sa fortune. Aujourd’hui, avant qu’il soit mort, on se moque de sa vie, de sa mort, de son corps et de son âme, de sa fortune qui lui a tant promis et tant donné. Sic est humanum genus, procax et pronum ad contumeliam[3] Il y en a qui rient en mourant, il y en a d’autres qui se moquent de ceux qui meurent, et principalement quand ce sont des gens comme le Mazarin, et desquels on peut dire ce passage d’Horace : [11]

Nos numerus sumus et fruges consumere nati,
Sponsi Penelopæ, nebulones, Alcinoique ;
 [4][12][13]

ou bien ce passage d’Homère, [14] ετωσιον αχθος αρουρης, telluris inutile pondus[5] On dit qu’il a écrit en faveur du pape [15] et qu’il lui fait présent de 200 000 écus, à la charge qu’ils seront appliqués et employés à la première guerre que le pape fera aux infidèles. Voilà de grands présents qui ne lui ont guère coûté. On dit qu’il demande fort à revenir à Paris, mais qu’il est si faible et si abattu que l’on ne sait comment l’y ramener. Peu de gens le voient, il n’y a guère que le roi [16] et peu de ses officiers. Le prince de Condé [17] ne le voit point. [6] Il a retranché beaucoup du nombre de ses médecins. Il ne laisse point de songer à l’argent, il s’en fait apporter d’où il peut. Il a envoyé demander à Messieurs des gabelles [18] trois millions, dont ils se sont excusés. [7] On dit qu’il a confessé au roi qu’il avait beaucoup d’argent dans Brisach [19] et dans Sedan, [20] et pour cet effet, on y a envoyé quérir M. le maréchal de Fabert [21] qui en est gouverneur. On dit que le roi ira la semaine prochaine au Parlement pour y faire passer quelque chose qu’il a promis à Mazarin, et entre autres y changer le duché de Mayenne en duché Mazarin. [8] On dit qu’il a donné l’évêché de Mende à un Italien jacobin qui était évêque d’Orange, [9][22][23][24][25][26] et 100 000 écus aux théatins [27] pour bâtir leur église dans laquelle il veut être enterré ; [10] et en attendant qu’elle soit bâtie, il veut que son corps soit conservé dans le Bois de Vincennes. [28] On lui a parlé d’un grand médecin juif qui demeure à Hambourg, [29] mais je pense que l’on n’ira pas le quérir.

Le roi d’Angleterre [30] ne veut point que l’on marie la princesse sa sœur [31] sitôt ; [11] c’est pourquoi on dit que cela est remis au mois d’avril. On dit aussi qu’enfin le duc de Lorraine [32] a obtenu ce qu’il demandait et que son traité a été arrêté et signé. [12][33] On dit que ce moine à qui on a donné l’évêché de Mende est un honnête homme et qu’il était compagnon de frère Michel, j’entends Michel Mazarin, [34] cardinal de Sainte-Cécile, archevêque d’Aix, [35][36] frère de celui-ci. [13] Le maréchal de La Meilleraye [37] est ici fort malade d’une goutte [38][39] supprimée. On dit qu’il mourra de la joie de ce que son fils unique, le grand maître, [40] est marié, et qu’il a rencontré un si puissant et si riche parti. Le cardinal Mazarin demande fort à revenir à Paris. On a travaillé à aplanir les chemins ; s’il est demain assez fort, on tâchera de l’y apporter. On dit qu’il veut mourir dans Paris. Il est raison qu’il y meure puisqu’il y a tant et si bien vécu, et qu’il y a fait une si belle fortune. On dit que M. Le Tellier, [41] secrétaire d’État, est celui qui est en plus belle passe pour succéder au cardinal Mazarin ; je l’en tiens aussi le plus capable et le plus sage. Le cardinal a été très mal la nuit passée et on a envoyé dès le matin à quelques églises le recommander aux prières de gens de bien, et entre autres à M. Joly, [42] curé de Saint-Nicolas-des-Champs, [43] qui est un des théologiens qu’il a consultés quelquefois durant sa maladie. [14] La recommandation a été en ces propres termes : Priez Dieu pour M. tel, car il est à l’agonie. Le roi ne bouge du Bois de Vincennes et on croit qu’il n’en reviendra point que le cardinal ne soit mort. Hier au soir, on en soupçonna quelque chose à cause que la reine mère [44] en revint, mais le roi n’en bougea. Le cardinal a fait de grands reproches à Vallot [45] de ne l’avoir pu guérir et d’être cause de sa mort. L’autre, pour paraître fâché de tels reproches, s’est mis au lit et s’est fait saigner trois fois. La jeune reine [46] est au lit et nonobstant la chute qu’elle a faite sur les deux genoux, on soupçonne encore qu’elle est grosse. Plût à Dieu qu’elle nous donne un prince qui rétablisse la France et qui aime les gens de bien ! On dit que le cardinal Mazarin donne la plupart de ses bénéfices au duc de Mercœur, [47] veuf de sa nièce, et qui sera cardinal. [15] L’évêché de Dol en Bretagne est donné à M. l’abbé Thoreau, [48][49] de Poitiers. Reste l’évêché de Lombez [50] qui vaque, mais on ne sait qui l’aura. [16] L’évêque d’Évreux [51][52] est ici fort malade, septuagénaire, d’un asthme [53] furieux. [17] Le cardinal Mazarin a dit que, tandis qu’il a été dans les affaires, il a tout fait lui tout seul, mais qu’après lui ce ne sera pas de même ; qu’il y aura un Conseil de six hommes qui gouvernera tout. Le roi même en a dit autant à quelqu’un, si bien que l’on croit que cela ira ainsi. Vous ne doutez pas que M. de Villeroy [54] n’en soit un des principaux. Le Mazarin a dit à un nommé de Termes, qui appartient à M. le maréchal de Fabert, Dites à votre maître que je m’en vais trouver sa femme, et que lui bientôt nous viendra trouver[18][55] N’est-ce pas mourir intrépide que de parler ainsi quand la mort nous tient à la gorge ? [19]

Je soupai hier avec M. le premier président [56] où nous étions fort peu et y rîmes bien ; mais il vint du monde en grand nombre après souper, tant de la part de M. le chancelier [57] que du surintendant des finances, [58] à qui nous quittâmes la place. Un conseiller de la Cour me ramena dans son carrosse, j’entends moi et mon fils Carolus [59] pour lequel son altesse présidentale a des amitiés surprenantes ; aussi le fait-il bien rire quand il lui parle des antiquités et de ces grands hommes du temps passé. Nous parlons aussi des modernes et il en dit de bons mots. Ce matin, le Mazarin a reçu l’extrême-onction [60] et delà est tombé dans une grande faiblesse. [20] Il a reproché à Vallot qu’il est cause de sa mort. Hier à deux heures dans le Bois de Vincennes quatre de ses médecins, savoir Guénault, [61] Vallot, Brayer [62] et des Fougerais, [63] alterquaient [21] ensemble et ne s’accordaient pas de l’espèce de la maladie dont le malade mourait : Brayer dit que la rate [64] est gâtée ; Guénault dit que c’est le foie ; Vallot dit que c’est le poumon et qu’il y a de l’eau dans la poitrine ; des Fougerais dit que c’est un abcès du mésentère [65][66] et qu’il en a vidé du pus qu’il a vu dans les selles, et en ce cas-là il a vu ce que pas un des autres n’a vu. Ne voilà pas d’habiles gens ! Ce sont les fourberies ordinaires des empiriques [67] et des médecins de cour qu’on fait suppléer à l’ignorance. Cependant, voilà où sont réduits la plupart des princes, sic merito plectuntur[22] Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce lundi 7e de mars 1661.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 7 mars 1661

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(Consulté le 29/03/2024)

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