L. 970.  >
À André Falconet,
le 21 novembre 1669

Monsieur, [a][1]

Ce 7e de novembre. Je vous envoyai hier une lettre de quatre pages, en récompense de ce que je ne vous avais écrit il y a longtemps. [1] Je vis hier M. Delorme [2] par visite chez lui. Il me fit grand accueil, nous causâmes ensemble une bonne heure, nous ne fûmes muets ni l’un, ni l’autre. Il est admirable en son entretien aussi bien qu’en toute autre chose, il a une mémoire admirable pour son âge de 85 ans. Je crois qu’il mourra en sa vieille peau, avec son antimoine [3] dans le cœur et dans la tête ; et néanmoins, ce qui me console, c’est que j’espère qu’il n’en prendra jamais, aussi n’en a-t-il pas besoin. On parle fort ici de trois hommes qui sont en prison, savoir d’un marquis et de deux faux témoins qu’il avait subornés pour perdre certain officier qui avait une belle femme et avec laquelle il avait intelligence secrète. On dit qu’ils sont condamnés au Châtelet [4] et qu’il y a appel au Parlement. On parle d’un traité de grande importance qui détruirait la Triple Alliance. [5] C’est entre nous et le roi d’Espagne [6] auquel nous vendrions l’Alsace et le Roussillon, et qui nous quitterait le reste des Pays-Bas. [7] Si cela arrive jamais, Dieu puisse bien garder les bourgmestres de la riche cité d’Amsterdam [8] car, comme nous serions en ce cas-là les plus proches voisins des Hollandais, on leur ferait bientôt connaître ce que vaut et ce que peut notre voisinage. [2] Éginhard, [9] en la Vie de Charlemagne[10] et Aventinus, [11] in Annalibus Boiorum, ont rapporté un proverbe qui est pour le moins aussi vrai qu’il est commun : Gallum habeas amicum, non vicinum[3][12] mais la science < en > est réservée pour ceux qui s’y trouveront alors. Vitæ summa brevis spem nos vetat inchoare longam[4][13] il n’y a que le temps qui nous puisse apprendre les secrets d’État et de telle conséquence ; et de plus, je vous assure que je ne crois rien de tout cet échange, mais il faut laisser parler le monde.

Un Hollandais fort honnête et savant m’a aujourd’hui parlé de quelques livres français imprimés en Hollande, qui tous sont contre la Cour romaine, du cardinalisme, du népotisme et des éloges des cardinaux vivants depuis M. François Barberini [14] jusqu’à Maidalchini. [5][15] On imprime présentement à Genève un livre nouveau de M. Daillé, [16] ministre de Charenton, [17] que les huguenots [18] disent être le plus grand homme qu’ils aient eu depuis Calvin. [6][19] Pour moi, je crois que M. Arnauld [20] le surpasse de beaucoup.

Il y a ici un procès devant M. le lieutenant criminel [21] pour un de nos docteurs nommé Cressé, [22] fils d’un jadis chirurgien fameux. [23] Il a dans son voisinage, vers la rue de la Verrerie, [7][24] un barbier barbant [25] nommé Griselle, [26] qui avait une femme fort jolie à ce qu’on dit. Le médecin a été appelé chez le barbier pour y voir quelqu’un malade. Dès qu’il fut entré dans la chambre où il faisait sombre, quatre hommes se jetèrent sur lui et lui mirent une corde alentour du col, lui voulurent lier les mains et les pieds. Il se mit en défense et se remua si bien contre les quatre hommes qu’ils n’en pouvaient venir à bout. Le bruit et sa résistance vigoureuse firent que les voisins vinrent au secours et frappèrent à la porte. Cela obligea ces quatre hommes de le lâcher et de s’enfuir. Le médecin alla aussitôt faire sa plainte chez le commissaire ; après quoi, le barbier a été mis en prison, où il est et sera jusqu’à la fin du procès. Quelques-uns disent qu’il y a quelque amourette cachée, et quelque intelligence secrète entre le médecin et la femme du barbier, qui en est jaloux. Quoi qu’il en soit, on blâme le barbier de sa violence ; il a tout loisir de s’en repentir. Charron [27] en sa Sagesse (ô le beau livre, il vaut mieux que les perles et les diamants) a dit quelque part qu’un avare est plus malheureux qu’un pauvre, et un jaloux qu’un cocu. [8] Il me semble que ce grand homme a dit vrai, là aussi bien qu’ailleurs. Nota [9] que ledit médecin est marié et de plus, qu’il est bien glorieux ; mais quoi qu’il en soit, hic et alibi venditur piper et habent alaudæ omnes suam cristam[10][28] Quelques-uns prétendent que le barbier sera pendu pour avoir voulu ainsi traiter une personne publique, dies diem docebit[11] Depuis trois jours, le plus ancien ministre de Charenton, nommé M. Drelincourt, [29] qui avait près de 80 ans (c’est lui qui avait un fils médecin, [30] qui est aujourd’hui professeur à Leyde [31] à la place de M. Vander Linden, [32] mon bon ami) a été enterré. Notre bon ami M. Spon, à qui je baise les mains, connaissait bien ces deux MM. Drelincourt. Il y a encore ici un autre ministre de Charenton nommé M. Daillé qui est fort vieux et fort savant, et de grande réputation, même chez ceux qui sont de parti contraire.

Au sujet de la Hollande, je vous dirai que ce pays-là est malheureux et fort sujet à plusieurs calamités. Vive la France, vive Paris, vive Lyon ! En Hollande la plupart des malades ne croient point à la médecine et ne se servent point de médecins, en vertu de quoi la plupart des malades meurent aussi. Les médecins n’y saignent que très rarement parce qu’ils n’en savent pas l’importance, aussi les malades y sont si stupides, ne dicam adeo Batavi[12][33] et si sots qu’ils ne veulent point être saignés. [34] Les médecins purgent [35] d’ordinaire avec des pilules et des poudres chimiques, [36] avec l’antimoine et le vin émétique [37] dont ils sont fort mauvais marchands, c’est ce qui leur a fort aidé à les décrier. Ils ne croient point à la méthode de Galien, [38] à la place de laquelle ils cherchent des secrets de la chimie qui les rendent ridicules et méprisables. Tout le pays est sujet aux écrouelles [39] et au scorbut, [40] les chirurgiens [41] n’entendent rien à la vérole, [42] il n’y a là ni bon pain, ni bon vin ; et ce qui est encore bien pis, il n’y a pas même de bonne eau. Joseph Scaliger [43] a dit quelque part de la Hollande à son bon ami Janus Douza, [44] in Epigrammate de Admirandis Hollandiæ :

Hic mediis habitamus aquis, quis credere possit ?
Et tamen hic nullæ, Douza, bibuntur aquæ
[13]

Ce pays-là est extrêmement froid, exposé à des mauvais vents méridionaux qui y apportent la peste [45] fort souvent. On n’y boit que de la bière [46] et on n’y mange que du bœuf salé. Vive le pain de Gonesse [47] avec le bon vin de Paris, [48] de Bourgogne, [49] de Champagne, [50] sans oublier celui de Condrieu, [51] et le muscat de Languedoc [52] et Provence, [53][54] de La Ciotat, [55] de Saint-Laurent, [56] etc. [14] Mais Monsieur, excusez mon babil, iam satis est nugarum, itaque lubens desino, ut meliora sequantur, si sors dederit[15]

Le petit François Colot [57] a depuis peu taillé [58] ici M. le marquis de Hauterive, [59] frère de feu M. le garde des sceaux de Châteauneuf, [60] qui s’en porte bien à l’âge de 85 ans. Il est allé en Flandres [61] y tailler un riche bourgeois. On parle fort ici d’un officier turc [62] qui est envoyé au roi [63] par son maître. [64] On ne sait pour quelle affaire il vient en France, il a été quelque temps à Fontainebleau [65] et est maintenant à Issy, [66] à deux lieues de Paris, chez M. de La Bazinière, [67] ci-devant trésorier de l’Épargne. [16][68] M. l’évêque de Béziers, [69][70] qui était en Pologne, est ici où il s’apprête pour s’en aller en Espagne y traiter de l’accord que le pape tâche de faire entre la France et la Maison d’Autriche. [17] Je prie Dieu que cette affaire réussisse. Le roi de Pologne, Casimir, [71] est à Saint-Taurin d’Évreux, [72] qui est une des huit abbayes que notre roi lui a données. On dit qu’il viendra demeurer à Saint-Germain-des-Prés [73] qui en est une autre, dans Paris même et proche du Louvre. [18] L’illustre M. Arnauld, docteur de Sorbonne, [74] travaille à réfuter la morale des calvinistes et on m’a dit qu’elle serait bientôt faite. [19][75] Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 21e de novembre 1669.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 21 novembre 1669

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(Consulté le 29/03/2024)

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