L. latine 147.  >
À Sebastian Scheffer,
le 27 octobre 1660

[Ms BIU Santé no 2007, fo 90 vo | LAT | IMG]

Au très distingué M. Sebastian Scheffer, docteur en médecine à Francfort.

Très distingué Monsieur, [a][1]

J’ai reçu vos deux lettres à un jour d’intervalle : la seconde, par le messager de Francfort, le 22e d’octobre, mais je ne sais quand elle a été écrite car vous avez omis d’y indiquer le jour et le mois ; le 23e d’octobre, j’ai reçu la première, datée du 28e d’avril, avec votre paquet. De tout cela, je vous remercie très profondément. Bien du monde attend ici le librum practicum de Melchior Sebizius ; [1][2] on dit qu’il arrivera à Paris vers la fin de novembre, mais je ne sais par quel chemin. Je me réjouis que vous ayez reçu ce petit paquet que j’avais remis à M. Sebastian Switzer ; [3] je m’apprête pourtant à vous en envoyer un plus gros, ce que je ferai très volontiers si vous m’indiquez ce que vous désirez de chez nous. Pour le paquet que vous avez confié aux Tournes, [4] vous n’avez pas de souci à vous faire ni à leur en écrire, car ils me l’enverront par Lyon dès qu’il leur sera arrivé à Genève ; mais en l’attendant, je vous remercie de tout cœur pour vos 4 Exercitationes et pour les Epistolæ Reinesii, que je suis si désireux de voir. [2][5] Je vous enverrai le Calendarium Germanum dès que je l’aurai reçu, tout comme j’ai immédiatement fait suivre votre lettre, et votre ami M. Mocquillon l’a lue avec grande joie ; mais n’allez pas vous excuser si vous voulez lui envoyer des lettres par mon intermédiaire ; [3][6] je vous saurai même gré de m’offrir cette occasion de vous rendre service. Je vous remercie autant qu’il est en mon pouvoir pour les Opuscula de feu Caspar Hofmann que vous vous disposez à éditer. [4][7] Je ne puis écraser avec assez de force l’impudence des charlatans, qui est le fléau public de notre siècle, et je me demande comment la réputation de ce grand vaurien de Jean Aubry, même si elle est ici très mauvaise, est parvenue jusqu’à vous. Je vous dépeindrai cet homme en peu de mots. [5][8][9] Ce bavard fort arrogant, et aussi fort ignorant, naquit à Montpellier il y a 50 ans ; fils d’un avocat, il se livra dans son adolescence à la chirurgie qu’il renonça assez vite à étudier, forcé de trouver son salut dans la fuite afin d’éviter la pendaison pour un meurtre qu’il avait commis dans une taverne ; [10] alors il s’en alla en Italie où il se fit moine, puis, ayant quitté le capuchon au bout de trois ans, il devint soldat dans diverses armées. Enfin revenu dans sa patrie, il voulut exercer le métier de son père ; mais y ayant renoncé, il fut reçu dans un autre ordre monastique en Languedoc, qu’il quitta après deux ans ; et se faisant passer pour noble et tout fier d’un titre d’abbé, il exerça la chimie et déclara qu’il connaissait beaucoup de secrets pour la guérison des maladies ; [11] mais comme on savait trop qui il était là-bas, dans sa propre patrie, il n’y gagnait pas autant d’argent qu’il en aurait voulu. Il arriva donc enfin à Paris où il s’acquit aussitôt de la réputation grâce à l’excessive indulgence des juges et à la stupidité du peuple, et même grâce à sa particulière fatuité à grandement exagérer sa valeur.  [Ms BIU Santé no 2007, fo 91 ro | LAT | IMG] Néanmoins, statim suo indicio se prodidit sorex[6][12][13] et on l’a sur-le-champ tenu pour un grand fripon, un imposteur, un empirique, [14] un affreux charlatan et un homme profondément corrompu. Il avait des fourneaux dans son grenier et dans sa cave, voulant ainsi que ses visiteurs le reconnussent pour un éminent chimiste, supérieur à Paracelse. [15] Il avait un grand coffre fermé par deux cadenas qu’il disait contenir quarante mille pièces d’or, se vantant de les avoir ramassées pour diverses cures et promettant à tous la guérison des maladies incurables. Par ces manigances, il s’acquit certes quelque réputation et quelque argent, mais tout cela ne dura guère : les grands et les courtisans, espèce d’hommes douée d’une grande subtilité, le rejetèrent ; envié et haï par les ignorants avec qui il n’avait pas pu faire affaire, réduit enfin à une extrême indigence, il s’est retiré dans quelque obscur recoin, au bout du faubourg Saint-Germain[7][16] où cet ignoble vaurien demeure avec trois petites putains et fait le maquereau, métier qui lui fait traîner et endurer une existence misérable. Parfois, il s’est fait passer pour un magicien et a déclaré à de petites gens détenir un démon familier qui lui avait révélé et dévoilé beaucoup de secrets de l’art chimique, mais il ne l’a confié que dans le creux de l’oreille (reconnaissez là un disciple des démons, mais tout à fait maladroit). [17] D’autres fois, il a battu de la fausse monnaie et il en a ramassé de la vraie, et c’est pourquoi il a très souvent été jeté en prison. [18] Jusqu’à présent, il a pourtant échappé aux mains du bourreau, pour son plus grand bonheur et selon l’habitude de notre peuple, où misérables et miséreux sont en général tenus à l’écart quand les bien nantis sont en faveur. Dat veniam corvis, vexat censura columbas[8][19] Un jour en cette ville, voilà cinq ans, M. de Bosquet, évêque de Montpellier, [20] m’a témoigné regretter amèrement de n’avoir pas jadis envoyé cet agité aux galères ou à la potence pour expier tous les crimes qu’il avait commis ; [21] ce qu’il aurait pu et dû faire quand il agissait comme intendant du Languedoc et que notre roi lui avait confié le pouvoir de justice il y a quinze ans. [9][22] Pour l’allure et le visage, il a les yeux noirs et enfoncés, et l’air farouche, deux grandes cicatrices de blessures qu’il a jadis reçues. Il n’a jamais éprouvé aucun zèle pour les belles-lettres et n’est ni médecin ni philosophe, et ne parle même pas le latin ; et pourtant, il a voulu qu’on le tînt en grande estime, mais n’y est pas parvenu. Ses écrits sont barbares [23] et quiconque s’y connaît voit aisément que ce charlatan est un pur empirique, tout à fait ignorant de toutes les honnêtes sciences, mais seulement pourvu d’une extrême impudence. Aujourd’hui, il ne jouit d’aucune réputation dans notre ville et n’exerce aucun autre métier que celui de maquereau ; mais je ne sais combien de temps il abusera de l’indulgence des magistrats en charge des affaires criminelles. En tout cela, Credite me vobis folium recitare Sibyllæ : [10][24] tout est entièrement vrai et exactement tel que je vous l’ai écrit, et il n’est pas plus abbé que je suis, moi, Jupiter capitolin ou roi d’Abyssinie. [11][25][26][27] Mes fils vous retournent leurs salutations et vous remercient pour votre bienveillance. [28][29] J’embrasse des deux bras ce vénérable vieillard qu’est monsieur votre père, à qui je souhaite Nestoreos annos[12][30][31] avec solide santé du corps et de l’esprit. Quant à vous, très éminent Monsieur, vive et vale, et ne cessez pas d’aimer comme vous faites celui qui, aussi longtemps que Celui qui donne tout le lui permettra, sera en toute sincérité votre

Guy Patin.

De Paris, le 27e d’octobre 1660.

Je vous joins une liste de livres que je désire vivement. S’il s’en trouve certains chez vos libraires, achetez-les-moi je vous prie ; j’aurai à cœur de vous en faire rembourser le prix par M. Öchs, le marchand de chez vous. [32]

Tous les tomes des Orationes de Wolfgang Heider qui se trouveront. [13][33]


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Sebastian Scheffer, le 27 octobre 1660

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(Consulté le 29/03/2024)

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