L. latine 172.  >
À Adolf Vorst,
le 3 janvier 1662

[Ms BIU Santé no 2007, fo 134 ro | LAT | IMG]

Au très distingué M. Vorst, docteur en médecine à Leyde.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Je dois réponse à vos deux lettres que deux nobles Écossais m’ont remises à des dates différentes : la première par Robert Sibbald, [2] au mois d’octobre, et la seconde, datée du 4e de novembre, que j’ai tout récemment reçue ; [1] mais quelque chose de plus me pousse, qui est ma très grande gratitude pour votre fidèle affection et votre singulière bienveillance à mon égard, que j’avoue sincèrement n’avoir jamais méritées. Je ferai tout mon possible pour être utile à Robert Sibbald, que ce soit par mon influence, par mon aide, par mon travail ou par mes conseils ; c’est un jeune homme savant et de bonnes mœurs, digne d’être aimé de tous les gens honnêtes et mieux en vue que moi. Je ne refuserai aucun service à son autre congénère s’il a besoin de mon assistance, tant à cause de vous et de votre recommandation, qu’à cause de notre commun attachement à la science médicale, à laquelle je vois que tous deux se dévouent et s’attachent. Je connais le pacte qui a jadis allié les Français aux Écossais, [2][3] mais les vents ont tourné depuis et ces gens sont presque devenus Anglais ; s’ils en acquièrent le tempérament et l’esprit, ils finiront par être plus violents et plus injustes qu’eux à l’encontre des Français. Je promets toute sorte de services à monsieur votre fils, [4] savant jeune homme qui est digne de toute louange.

J’ai vu ici la nouvelle édition des Opera de Cicéron faite en votre pays et vous en remercie. [5][6] Je n’ai pas encore vu le Seneca Tragicum du très distingué M. Friedrich Gronovius ; [3][7][8] mais sans doute le verrai-je, car les marchands, qui sont très âpres au gain, ont coutume de toujours apporter en cette ville les excellents livres de ce genre en grand nombre d’exemplaires. Je vous remercie beaucoup pour tout cela. Je ne désire rien d’autre venant de votre ville que des thèses, des disputations ou des discours de philosophie ou de médecine, s’il s’en trouve et si vous pouvez me les obtenir par prière ou par argent. [9] J’apprends qu’on a récemment disputé chez vous une thèse de Scorbuto, sous la présidence de M. van Horne, mais n’ai pas encore pu la voir. [4][10][11] Dieu veuille que la concorde règne entre notre excellent Vander Linden et Sylvius, votre très savant professeur ; [5][12][13] mais les esprits de certains mortels sont inquiets et hostiles à l’entente mutuelle comme à la paix, de sorte qu’ils préfèrent avoir les savants hommes pour ennemis que pour amis.

Quant à votre seconde lettre qu’on vient de me remettre, j’avoue franchement debere gallum Æsculapio[14][15][16] car je me suis heureusement sorti d’une grave maladie, après avoir eu la félicité de passer les 60 premières années de ma vie sans presque aucun souci de santé ; mais on doit supporter avec bonne volonté ce qui ne se peut faire autrement. [6][17][18] Tel était mon destin, mais je n’en ai guère été inquiété, comme il a plu à Dieu tout-puissant : je n’ai jamais douté de mon salut et de ma guérison, après la phlébotomie qu’on a répétée huit fois (c’est le remède qui m’est le plus cher), avec l’emploi de cathartiques (mais en petite quantité car j’en ai fort horreur). [19][20] [Ms BIU Santé no 2007, fo 134 vo | LAT | IMG] J’aurais facilement échappé à une telle maladie si j’avais un peu moins travaillé durant toute l’année et si j’avais été un peu plus attentif à préserver ma santé ; je serai plus prudent à l’avenir, si Dieu veut. Le nombre des malades a été si grand chez nous pendant tout le printemps et tout l’été que je n’ai pu conserver qu’à grand’peine du temps pour rassembler mes esprits et pour reposer mon corps épuisé par l’excès de travail. Vous connaissez ces mots de Manilius, Aurum dum quærimus ævum perdimus[7][21] Et voilà le sort des médecins de Paris : nous agitons presque tous cette urne du destin, nous moissonnons pour nous les propres malheurs que nous tirons des misères des autres, comme dit en ses Adages, suivant le livre d’Hippocrate de Flatibus, Désiré Érasme, écrivain de génie divin, votre compatriote qui m’est infiniment cher. [8][22][23] Tant mieux, et Dieu soit loué que j’en sois sorti ; pourvu que ce soit pour l’avantage public et pour le vôtre particulier, si quelque occasion bienvenue se présente ; car en effet, je n’en refuse pas la peine :

Nec mihi regnandi venit tam dira cupido,
Quamvis Elysios miretur Græcia campos
[9][24]

Je vous remercie particulièrement pour vos vœux, je survivrai et n’abandonnerai pas mon poste, à moins que le tout-puissant Maître ne l’ait ordonné, lui qui est le suprême arbitre et administrateur de notre vie et de notre mort ; mais avant de finir, voici des nouvelles fraîches de nos affaires publiques. Je ferai tout mon possible pour que votre noble Écossais, qui a récemment été reçu docteur en votre pays, comprenne quel grand cas je fais de vous ; je voudrais en effet vous faire savoir que tout ce que vous m’aurez confié me sera toujours tout à fait agréable et recommandé.

Nous avons certes un roi puissant et généreux, mais Dieu veuille qu’il entende bien aussi la misère publique de la France tout entière : [25] la cherté des denrées est ici extrême, Dieu fasse qu’elle s’amenuise, sur ordre du roi et pour le bien du peuple ; tant de taxes sont à supprimer, qui ne l’ont pas encore été depuis que la paix a été conclue ; [26][27] de sorte qu’à très juste titre, notre France ne perçoit pas ses bienfaits et peut avoir raison de douter qu’elle ait vraiment été conclue avec l’Espagnol. [28] Un Siècle d’or [29] s’annonce à nous, dites-vous ; Dieu fasse que nous voyions enfin cela. Il faut le souhaiter, mais je ne sais s’il faut l’espérer ; vous connaissez l’antique citation : Reges alienis oculis vident, alienis pedibus ambulant, alienis manibus subditorum opes diripiunt, etc. ; [10][30] mais comme c’est presque toujours le cas, bonus, cautus, optimus venditur Imperator[11][31][32] Pourvu que ce qu’a dit Horace soit faux en nos affaires : quidquid delinquunt Reges, plectuntur Achivi[12][33] Nous avons la paix, et pourtant nous ne l’avons ni vue, ni reconnue. Dieu fasse qu’elle nous vienne enfin, avec tous ses avantages et ses agréments, par la bienveillance du roi pour ses sujets, malgré les partisans et les misérables concussionnaires, voleurs dignes de la potence, qui ont malencontreusement dévasté et accaparé notre France depuis plus de 30 ans. Je n’ai presque rien à vous écrire de notre Fouquet, [34] le pire des bipèdes et le plus misérable des vauriens, bien qu’il ait [Ms BIU Santé no 2007, fo 135 ro | LAT | IMG] naguère obtenu les plus éminentes charges du royaume. Toute son affaire est obscure, cheminant encore dans les ténèbres ; on en a fait beaucoup d’annonces depuis quatre mois, mais presque rien n’est arrivé. Il a jusqu’ici été mis en prison et on l’y garde encore. Il est vrai que voilà quatre jours, on l’a amené en cette ville, mais nul ne sait encore ce qu’il en adviendra. Je range donc cette affaire parmi les secrets et arcanes du gouvernement, in quæ frustra inquiras, neq. enim ideo assequare, etc. [13][35] Beaucoup le menacent de la peine capitale et lui promettent le gibet, comme voleur public et très dangereux prévaricateur ; pour moi, je doute assurément de l’issue, en me fondant sur des raisons presque certaines. Cor Regis in manu Dei est[14][36] Il semble que nous n’ayons rien à craindre d’une guerre espagnole puisque ce différend déclenché par la faute de l’ambassadeur anglais paraît presque résolu et apaisé. [15][37] Nous avons ici la reine mère, Anne d’Autriche, qui est très désireuse de préserver la paix publique et très attentive à ménager la famille autrichienne. [38] Étant donné sa prudence, je suis facilement enclin à penser que, tant qu’elle vivra, il n’y aura plus aucune guerre avec les Espagnols ; à moins que le roi d’Espagne ne meure, car alors il pourra sérieusement s’agir pour nous de revendiquer la Catalogne, le duché de Milan, la Flandre et les autres territoires qui nous ont jadis appartenu, ou qui du moins se sont alliés à nous. [39][40][41][42] Si notre France n’était pas écrasée de tant d’impôts, notre roi, qui est effectivement très riche, pourrait mener une guerre avec succès ; mais il faut souhaiter qu’il s’occupe des entrailles de son royaume entièrement terrassé, plutôt qu’il ne songe à étendre les frontières de sa France. Advienne que pourra. Je sais depuis longtemps et j’ai parfaitement compris, comme presque tout le monde avec moi, que les intrigues des Autrichiens sont surprenantes, et comme est grande leur habileté à semer le trouble dans les affaires publiques. [43] Je pense que ces loyolites, les pires des simoniaques et les plus fripons des bipèdes, ne valent pas mieux ; [44] sous couvert de religion, ils mêlent le ciel à la terre et perturbent tout. J’espère néanmoins que Dieu aura dorénavant pitié de nous et mettra fin à tant de calamités publiques que la guerre a engendrées. [45] Je vous en dirai pourtant plus une autre fois sur une conjoncture si complexe et embrouillée ; mais en attendant, très distingué Monsieur, je vous demande pardon d’avoir recouru à la main d’un autre pour écrire cette lettre car mes forces sont encore languissantes. Vous savez fort bien la vérité de ce qu’un très grand homme de chez nous, Simon Piètre, personnage éminent que son propre mérite a placé au-dessus de tous les honneurs, médecin de Paris et professeur royal, avait jadis coutume de dire : nervosum genus dificillissimè restituitur : sed in patientia possidebo animam meam donec transeat iisthæc imbecillitas[16][46] Puissé-je retrouver toutes mes forces ! [Ms BIU Santé no 2007, fo 135 vo | LAT | IMG] Mais en attendant, très éminent Monsieur, vale et continuez de m’aimer comme vous faites, bien que je ne le mérite pas.

De Paris, ce 3e jour de l’an nouveau, 1662, que je vous souhaite heureux et prospère, ainsi qu’aux vôtres.

Votre Guy Patin de tout cœur.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Adolf Vorst, le 3 janvier 1662

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(Consulté le 28/03/2024)

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