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Observations de Guy Patin et Charles Guillemeau sur les us et abus des apothicaires (1648) : viii  >

Des confections d’alkermès et d’hyacinthe [a][1][2][3]

Ces deux compositions nous viennent des Arabes, [4] et contiennent une partie du luxe qu’ils ont introduit en médecine.

Cette première est faite de sirop de kermès, [1][5] apporté de Montpellier ou de Lyon, d’ambre gris, [6] de bois d’aloès, [7] de cannelle, [8] de pierre d’azur, [2][9] de perles, [10] de feuilles d’or [11] et de musc. [3][12] Ces barbares et ignorants médecins ont cru, ou tout au moins, ont tâché de faire croire au monde que ces choses étaient cardiaques, [13] puisqu’elles étaient bien chaudes et bien chères. Il est vrai que l’or fin et monnayé, bien forgé et autorisé de la marque du prince, sert merveilleusement à réjouir l’esprit des hommes, principalement de ceux qui sont avaricieux ou ambitieux, ou nécessiteux ; mais qu’il puisse fortifier le cœur, étant pris par la bouche, il n’y a que les Arabes qui l’ont dit, et que les barbares qui font semblant de le croire. Par les barbares, j’entends ceux qui l’ordonnent par simplicité et ignorance, ou qui font leur profit de la sotte crédulité et de la misérable ignorance des peuples. Cette composition mérite d’être rejetée, tant pour les ingrédients dont elle est composée, qui sont tous ou nuisibles, ou inutiles, que pour les méchants et malheureux effets qu’elle produit. Le kermès n’a nulle vertu médicinale (il est vrai qu’il sert aux teinturiers en soie à teindre en écarlate : ne s’ensuit-il point de là que c’est un excellent cardiaque ?) ; l’ambre gris et le musc contiennent en soi une chaleur immodérée, capable de mettre le feu partout, en brûlant et réduisant en cendres tout ce qu’ils rencontrent ; le bois d’aloès et la cannelle n’ont ici aucun effet insigne ; le lapis-lazuli a une qualité maligne délétère et vénéneuse, ennemie des principes de notre vie ; les feuilles d’or et les perles ne peuvent du tout rien, pris par la bouche en qualité de médicaments. À quoi peut être bonne cette confection, que pour brûler malheureusement les entrailles de ceux qui en useront et pour faire monter à un grand prix les parties de l’apothicaire ? [14] Les Arabes ont cru qu’elle était bonne aux mélancoliques [15] pour la ressemblance que peut avoir la pierre d’azur avec l’humeur mélancolique. [16] Jugez ici, cher lecteur, je vous prie, de la prud’homie [17] et de la philosophie de ces gens-là. Voyez quelle ressemblance, quelle vertu et quelle raison, d’une pierre étrangère et délétère avec une des humeurs du corps humain. Vraiment, il faut manquer de sens commun pour croire de telles bagatelles : ce sont plutôt des brides à veaux [4] que des raisons. Sur ce prétendu fondement de mélancolie, les Arabes s’en servaient aux palpitations de cœur et aux syncopes. [5][18][19] Aujourd’hui, nos charlatans [20] et empiriques [21] s’en servent en toute occasion et en toute sorte de maladies. Les Arabes n’en abusaient qu’en trois ou quatre cas assez rares et, aujourd’hui, on en abuse tous les jours. Si c’est un enfant qui ait la petite vérole ou qui en soit soupçonné, [22] ils lui en font avaler incontinent dans des eaux dont ils composent un julep, qu’ils nomment cordial ; [23] non sans un très grand et pernicieux abus car, de ce prétendu julep, s’ensuit un horrible flux de ventre, [24] ou dysenterie, [25] à cet enfant ; lequel, affaiblissant la nature et empêchant que la vérole ne sorte, lui apporte la mort ; ce qui se voit tous les jours à Paris par la trop grande crédulité des mères qui, au lieu de croire un bon médecin, s’amusent à croire un ignorant apothicaire qui ne cherche et ne pense à autre chose qu’à débiter sa marchandise. Si c’est une fièvre maligne et pourprée, [26] ils promettent d’en éteindre la malignité ; s’il y a un soupçon de peste, [27] ils en veulent fortifier le cœur ; bref, ils font de cette confection comme les Anciens faisaient du couteau de Delphes : ils la font servir à tout usage et en promettent la guérison à toute maladie ; [6][28] et ce, très injustement et aux dépens des pauvres malades qui veulent être dupés. Symphorien Champier[29] médecin de Lyon, lib. i de simpl. medic. cap. 17, dit que la confection d’alkermès devrait être appelée confection démoniaque parce qu’elle mène aux enfers ou dans les champs Élysées ceux qui la prennent, c’est-à-dire qu’elle leur fait passer le guichet de la vie. [7] Guillaume Rondelet[30] fameux et habile médecin de Montpellier, en son livre de ponderibus medicis, page 142, méprise fort cette confection à cause du lapis-lazuli qui, pour être plusieurs fois lavé, ne quitte pas toute son acrimonie, ni la vertu laxative qu’il a ; au contraire, elle y demeure, comme il paraît aux pilules où il entre et aux poudres qui sont préparées avec cette pierre pour purger[31] Et c’est à cause de cette vertu laxative qu’a cette confection que Jean Falcon[32] doyen de la Faculté de Montpellier, [33] n’en voulait jamais donner aux flux de ventre et, avec juste raison, reprenait ceux de son temps qui s’en servaient en telles maladies. Quant à moi, dit Rondelet, j’ai vu l’archidiacre de Valence, [34] chanoine en cette ville, être tombé en une dysenterie pour avoir trop souvent usé de cette confection. [8] Donatus Antonius ab Altomari[35] savant professeur et médecin à Naples, en son livre des fièvres pestilentes, chap. 9, se plaint fort raisonnablement des médecins de son temps qui ordonnent cette confection à leurs malades, détenus de fièvres continues, malignes, pernicieuses et pestilentielles, [36] dans lesquelles, à cause de quelque grande inflammation [37] attachée à quelque partie interne, les parties de dedans brûlent, et les externes sont froides comme glace ; pensant, dit-il, par ce moyen, fortifier et augmenter la chaleur naturelle, et réchauffer les parties externes, ne sachant point qu’à cause de l’inflammation ou de l’érysipèle [38] interne, la chaleur est retirée et retenue en dedans, et par la même raison que les parties externes sont froides ; et que de cette confection, l’inflammation et l’érysipèle en augmentent, et que les parties de dehors en sont tant plus refroidies. Et puis il continue : Même jamais ce médicament n’augmentera la chaleur naturelle, vu qu’il ne nourrit point ; et c’est pourquoi ils tuent le plus souvent leurs malades avec cette confection et, bien encore plutôt et principalement, lorsqu’ils la donnent avec du vin ou quelque autre liqueur chaude ; < ce > qui est un abus en vérité très pernicieux, qui n’est appuyé de nulle raison, de nulle autorité ni d’aucune expérience[9] Pour moi, je puis saintement et religieusement affirmer que j’ai maintes fois vu en cette ville des malades réduits à l’extrémité pour des flux de ventre, flux de sang, intempéries internes et fièvres malignes que cette pernicieuse confection avait causés, ayant été ordonnée par d’autres que par moi qui, par la grâce de Dieu, n’en ordonnai ni n’en ordonnerai jamais.

La confection que les Arabes appellent de Hyacintho, étant composée de quelques simples un peu différents, et tirant sur le rafraîchissement, et n’ayant point aussi de cette pierre d’azur, semble être un peu moins pernicieuse que celle de ci-dessus ; et néanmoins, quand je considère le fatras arabesque dont elle est composée, que j’y vois des hyacinthes, du corail rouge, [39] des grains de kermès, du safran, [40] de la myrrhe, [41] de l’os du cœur de cerf, [42] des saphirs, des émeraudes, des topazes, des perles, de la soie crue, [10][43] des feuilles d’or et d’argent, du camphre, [44] du musc, de l’ambre gris, et autres telles denrées, qui n’ont jamais guéri malade, je suis obligé d’avouer que c’est une composition inventée pour tromper les malades et pour enrichir ceux qui la vendent bien cher, sous le nom et le titre d’un précieux et fort utile médicament.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits. Observations de Guy Patin et Charles Guillemeau sur les us et abus des apothicaires (1648) : VIII

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(Consulté le 29/03/2024)

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