L. latine reçue 11.  >
De Roland Desmarets de Saint-Sorlin,
Avant 1653

[Desmarets, livre ii, page 395 | LAT | IMG]

Épître xliv.

Cette lettre doit être liée à la précédente, [1] qui touche à l’instruction des enfants dans les belles-lettres, car elle contient la méthode que les adultes y appliquent[a][1][2]

Je me rappelle vous avoir dit, voilà quelques mois, que je vous écrirais une lettre sur l’instruction littéraire des enfants ; et ce de bon droit et selon ma propre expérience, car j’ai tracé un chemin à suivre pour qu’ils progressent mieux et plus facilement dans les belles-lettres ; [3] et qui bien plus est, [Desmarets, livre ii, page 396 | LAT | IMG] sur l’expérience qu’ils ont acquise, après qu’ils ont quitté les écoles, pour les aviser de ce qu’il leur faudra encore faire, et de quel pied continuer à avancer dans leurs études. Sur le moment, je vous ai répondu ne pas avoir la force de montrer la méthode à suivre pour les instruire quand ils sont plus âgés, ou de fournir les préceptes requis pour transmettre les connaissances. Voici pourtant, mon cher Patin, que j’ai maintenant changé d’avis : il m’a semblé bon de vous exposer non pas, bien sûr, comment devrait être enseignée chacune des disciplines (parce que cela dépasse de loin ma capacité et que le très savant Jean-Louis Vivès l’a déjà fait, [2][4] tout comme bien d’autres, œuvrant chacun dans son domaine de compétence), mais un petit nombre de préceptes généraux, qui pourraient être utiles à tous ceux qui désirent progresser dans l’étude des lettres et des arts libéraux, tout particulièrement en philologie, quelle que soit leur profession et en allant plus loin qu’il n’est ordinaire, ainsi qu’à ceux qui, sans se consacrer exclusivement à aucun savoir particulier, décident de survoler tous les auteurs, avec l’ambition qu’on les dise un jour érudits. [3] Le mieux, à mon avis, est de s’intéresser d’abord brièvement aux plus éminents auteurs grecs et latins, et de n’y prélever que ce qui permet d’en percevoir le goût et de les juger ; pour ensuite les parcourir un par un, de bout en bout, selon le temps dont nous disposerons. Autrement si tous veulent, en [Desmarets, livre ii, page 397 | LAT | IMG] principe, ardemment évoluer, comme il est normal, la plus grande partie de leur vie y aura été consacrée avant qu’ils n’aient pu se plonger dans tous les savoirs. Ensuite, ce conseil leur sera utile : qu’ils acquièrent une connaissance de la géographie antique et moderne, par l’examen de quelques atlas, avant de lire les riches commentaires des géographes et les ouvrages qui décrivent sommairement toutes les terres, tels ceux de Mela, [5] pour le monde antique, et de Cluvier, [6] pour le monde nouveau. La chronologie, qui tient le compte des temps, doit être abordée séparément dans un abrégé, tel le Rationatium temporum de Petavius [7] qui remplit cet office, bien qu’il soit assez volumineux. [4] Il faut aussi succinctement y ajouter les abrégés qui exposent l’histoire de tous les peuples : celui de Sulpice-Sévère, [8] qui a développé l’histoire sacrée depuis la création du monde jusqu’à son siècle ; celui de Justinus, [9] qui a résumé Trogue ; [10] celui de Florus, [11] qui a relaté l’histoire romaine avec autant de sérieux que d’élégance [5] Une aide viendra aussi de l’un des auteurs modernes qui ont établi un bref recueil de l’histoire universelle, car chercher à connaître celle de chacune des nations à partir des historiens qui l’ont écrite requiert un infini travail, auquel toute une vie, même longue, ne suffirait guère. Toutefois, l’étude individuelle de certains d’entre eux [Desmarets, livre ii, page 398 | LAT | IMG] devra, autant que possible, être ensuite entreprise, pour l’agrément et l’utilité de leur histoire. On ne peut en effet s’en tenir à ces abrégés, où n’est enseigné que l’indispensable : il faut arriver à libérer du temps pour feuilleter les sources, où les auteurs ont narré tous les faits par le menu, en concentrant principalement son esprit sur les affaires des Romains, car elles ont été amples et grandioses, et aussi parce que nous avons quotidiennement en main les ouvrages de nombreux auteurs latins, qu’il faut mieux connaître que tous les autres. Chacun doit en priorité lire l’histoire de sa propre nation, et surtout celle qui touche à l’époque contemporaine, sans, je pense, devoir prendre la peine d’y insister. Il en va de même pour le passé récent des peuples qui nous sont limitrophes ; on y pénétrera d’autant mieux qu’on connaît leur langue sans besoin de traduction. Il faut notamment n’ignorer ni l’italien ni l’espagnol, qui ont les mêmes racines latines que le français ; et en tout premier connaître la langue italienne, qui possède d’éminents écrivains, tant en prose qu’en vers. Je rappellerai ici aussi en passant qu’il faut de même lire les excellents ouvrages de nos auteurs, pour ne pas devenir hôtes et étrangers en notre propre patrie, ni, ce qui est tout à fait exécrable, écrire ou parler notre langue maternelle [Desmarets, livre ii, page 399 | LAT | IMG] en commettant des fautes. On doit néanmoins formellement éviter que le zèle ne s’éparpille en voltigeant d’un sujet à l’autre : [6] habet enim, comme dit Sénèque, ista lectio variorum auctorum, et omnis generis voluminum aliquid vagum, et instabile, et delectat, non prodest[7][12] C’est ainsi que les gens studieux, bien qu’ils aient pris quelque livre en main, l’abandonneront aussitôt et passeront à un autre ; mais ce peut être aussi qu’après avoir lu quelque auteur difficile, ils ne veuillent distraire un esprit qu’une longue concentration a lassé et épuisé. J’estime qu’une bibliothèque doit être peu fournie au début car, vaste et riche, elle incitera les délicats à délaisser ce qui leur répugne, pour se régaler de tout ce qu’elle contient de bien plus savoureux. Il est en effet difficile, devant une table somptueuse et copieuse, d’empêcher sa main de prendre divers mets qui nuisent à l’estomac, tout comme, devant une immense collection de volumes, de ne pas se laisser emporter par la variété des livres, ce qui est préjudiciable aux bonnes études. Après qu’on aura lu quelque bon livre, qu’on ne répugne surtout pas à en dresser un résumé complet. Vt enim, observe Quintilien, cibos mansos, ac propè liquefactos demittimus, ita lectionem non crudam, sed muta iteratione mollitam, et velut confectam memoriæ tradendam esse [8][13] Pendant tout le cours de la vie, mais surtout au commencement des études, il convient vraiment de se consacrer surtout à lire les auteurs anciens ; et si on a pris de temps en temps la liberté de les délaisser pour lire les modernes, [Desmarets, livre ii, page 400 | LAT | IMG] qu’il faut choisir avec discernement, on devra revenir sans tarder aux anciens, car leur doctrine est beaucoup plus assurée et riche, leur jugement est plus élaboré et solide, leurs sentences ont plus de solidité et de vivacité, leur style est plus éloquent et varié. Quand on aura un peu progressé dans les études, on devra se délecter de toutes les nouveautés, à condition qu’elles soient de bon aloi. Si un livre inepte et futile vous tombe entre les mains, ce qui peut se voir dès les premières lignes, il faut le laisser de côté car ces mauvais livres ne doivent pas vous faire perdre le temps qu’il convient de consacrer aux bons, et surtout à ceux de l’Antiquité. Pour en venir aux commentaires, il faut éviter le nombre immense de ceux qui se sont attaqués de toutes parts à la totalité des auteurs anciens ; on ne doit leur prêter aucune attention, hormis ceux qui sont brefs et qui émanent des grammairiens antiques, quand nous disposons encore aujourd’hui de leurs écrits. Il vaut mieux passer outre une phrase qu’on ne comprend pas que perdre beaucoup de son temps à lire ces interprétations verbeuses et le plus souvent inutiles ; et vous aurez plus vite fait de lire deux ou trois auteurs qu’un seul de ces commentateurs. Qui voudrait s’acquérir quelque renom dans les lettres doit imiter l’application de Pline [14] à l’étude et l’assiduité absolument incroyable qu’il y a déployée : Ille perire omne tempus arbitrabatur, quod non studiis impartiretur, et nihil unquam [Desmarets, livre ii, page 401 | LAT | IMG] legit, quod non excerperet[9][15] dit de lui le fils de sa sœur. Pour recueillir quelque fruit de ses travaux et amasser quelque nourriture potentiellement utile de ses diverses lectures, il est utile d’extraire de tous les livres dignes d’être consultés ce qu’ils ont de plus remarquable, et d’en prendre note ; mais pour ce faire, c’est à chacun d’adopter la méthode qu’il jugera la meilleure. Pour ma part et en cette matière, j’approuve l’idée de glaner les passages les plus notables et de les transcrire dans un commentaire : coutumes sortant de l’ordinaire, faits dignes de mémoire dans un récit, paroles élégantes et ingénieuses, puissantes sentences touchant aux mœurs ou à la sagesse. Ce qui est relatif à la grammaire fera l’objet de notes séparées quand se présente un tour nouveau, un sens inaccoutumé donné à un mot, ou un vocable rare. Plus tard, l’essentiel de ces extraits, que les Anciens appelaient electa[10] pourront être classés et répartis sous divers intitulés, en sorte qu’on saura sous quelle rubrique trouver ce qu’on cherche quand on en aura besoin. À mon avis, toutefois, ce qui compte le plus n’est pas tant de se farcir la mémoire d’une quantité de connaissances, que de se meubler l’esprit et de soigneusement cultiver son intelligence. Il ne convient pourtant pas d’imiter quantité de nos contemporains, même fort érudits, qui occupent tout leur temps [Desmarets, livre ii, page 402 | LAT | IMG] à examiner les subtilités des dictionnaires, et à y ajouter des mots et les fanfreluches des critiques et des grammairiens. [16] Ceux-là jamais n’approuvent aucun livre, si méticuleuse qu’en ait été l’édition, mais sont toujours dans l’embarras ; ils passent même d’ailleurs la mesure quand ils mettent une extrême minutie à examiner et éplucher les rites des Anciens jusque dans leurs moindres détails. Le nombre de ces chicaneries est tel que Quintilien a dit que les ignorer serait peut-être à compter parmi les vertus d’un grammairien ; [11] et il faudrait chercher dans les livres des choses bien plus importantes et opportunes, au lieu de s’user à tourner autour des mots et des faits inutiles et de minime conséquence. On doit donc s’appliquer aux études avec jugement et extrême prudence, pour ne pas perdre son temps et son escrime à se surcharger l’esprit de vanités et de subtilités, et ne pas abuser immodérément de nos loisirs et du temps que nous consacrons aux lettres. D’autant qu’il convient de ne pas prêter seulement grand soin à la lecture, mais aussi au style, en suivant l’exemple de Cicéron qui, tour à tour, dans sa jeunesse, tantôt lisait, tantôt écrivait et commentait, tantôt s’exerçait à la déclamation. [12][17] Imitons donc en cela les meilleurs Anciens, qui furent des maîtres en l’art d’écrire et en tout ce qui touche autrement aux études ; et avant tout ledit Cicéron, en qui resplendissent toutes les vertus d’un brillant écrivain et qui fut le tout premier en éloquence, dont nos mains doivent assidûment [Desmarets, livre ii, page 403 | LAT | IMG] user les pages. Pour en extraire la substance, nous devons prêter moins d’attention à son vocabulaire et à l’élégante harmonie de son discours (car là n’est pas l’essentiel, bien que ce ne soit pas négligeable), [13][18] qu’à l’ordre et à la clarté de son propos, à l’enchaînement des faits, certes parfois complexe, mais libre et dégagé ; et plus que tout, son attention à ce que ses phrases n’aient rien de puéril, rien de trop recherché ou d’inepte, mais à ce que tout y soit sensé, sincère et réfléchi. Redoutons avant tout les défauts qu’ont la plupart des auteurs de notre siècle, qui entreprennent d’écrire sans avoir longtemps médité et ruminé la question qu’ils ambitionnent de traiter, ni s’être pourvus de toutes les connaissances qui y sont nécessaires : ce faisant, ils passent plutôt pour des goinfres de livres plutôt que pour de bons et élégants écrivains. Tandis que les Anciens apportent et comme engendrent tout d’eux-mêmes, et citent rarement une référence, hormis quand ils en ont besoin, si se présente une difficulté digne de garantie, nos auteurs, au contraire, n’apportent rien d’important qui leur soit propre, et sur des questions claires et attestées, ils produisent non pas une preuve unique, mais toutes celles qu’ils connaissent de leurs prédécesseurs, en les recopiant même mot à mot. Ce qui rend leur discours inégal et par trop erratique, c’est qu’ils rassemblent de toutes parts ce que les autres ont dit avant eux et y ajoutent ce qu’ils savent eux-mêmes sur le sujet auquel il s’attaquent, [Desmarets, livre ii, page 404 | LAT | IMG] bien que tout ce qu’ils en disent soit déjà parfaitement connu et n’ajoute rien à l’affaire. Cela ne doit sembler ni grand ni fort louable, puisque cette méthode ne repose pas sur leur intelligence, mais seulement sur leur mémoire, et sur la possession et la consultation de nombreux livres. Ils pêchent néanmoins surtout par leur discernement car, pour sembler avoir tout lu, ils vont jusqu’à citer les auteurs obscurs, qui ne méritent pas d’être lus ni évalués ; et à Dieu ne plaise, ils prennent aussi soin de les réfuter et farcissent leur discours, à tout bout de champ et tout à fait hors de propos, de corrections portant sur quelque passage, ou de ce qu’ils ont tiré des glossaires ou des niaiseries des grammairiens. Le débutant doit porter grande attention à tout cela dès qu’il s’appliquera à écrire et devra examiner à quel point les modernes ne s’accordent pas avec le modèle des Anciens : eux n’écrivaient presque rien où le jugement ne le disputait pas à la doctrine et à l’élégance. Pour finir (car je n’ai pas eu l’intention de rassembler ici tout ce qui a trait à la question), certains me trouveront peut-être téméraire et audacieux quand, pour céder à votre dessein, mon cher Patin, j’ai pu faire mine de passer pour un maître en présentant à des adultes une méthode pour étudier, et la voie à suivre pour y progresser ; mais qui me connaît saura ne pas me taxer d’arrogance ou [Desmarets, livre ii, page 405 | LAT | IMG] de hardiesse, mais de cette douceur et liberté de mœurs qui m’habituent à bavarder sur tout ce qui se voit dans les lettres et à en livrer de bon cœur mes avis. J’ai donc moins écrit cela dans l’intention de donner des leçons, que dans celle d’exposer mon jugement en la matière ; et je ne m’indignerai pas d’être contredit, me réjouissant même que quelqu’un y contribue mieux que moi, car je n’ignore pas qu’on peut beaucoup enrichir la discussion. Vale.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Roland Desmarets de Saint-Sorlin, Avant 1653

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=9098

(Consulté le 25/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.