L. 21.  >
À Claude II Belin,
le 3 mars 1635

Monsieur, [a][1]

Je vous remercie de la vôtre et suis bien marri de l’accident qui est derechef advenu en votre famille, [1][2] mais c’est un passage qu’il nous faudra tous passer. Ceux qui meurent peuvent bien dire comme Passerat, [3] votre compatriote :

Veni, abii : sic vos venistis, abibitis omnes[2]

Je suis déménagé dès la Saint-Rémy dernière, mais je n’ai pas laissé de recevoir toutes vos lettres, n’étant pas sorti de la même rue, et ne sauriez manquer de mettre même inscription de rue, et au lieu de mettre près de Sainte-Opportune, il faut mettre devant l’Étoile, qui est à l’autre bout, s’il vous plaît. [3][4] Je vous tiendrai prêts les Conseils de M. Baillou, [5] vous n’avez qu’à les envoyer prendre céans par qui et quand vous voudrez ; ils valent 50 sols. L’on m’a dit, pour le fait des apothicaires [6] des champs, que si les apothicaires de votre ville n’ont pas de maîtrise entre eux, qu’ils n’ont du tout que voir sur eux ; mais que ce droit seul appartient à vous autres Messieurs les médecins, [4] qui les peuvent interroger et approuver en présence du lieutenant général de votre ville, duquel seul ils relèvent, et que [hors] de lui ils n’ont point d’autre juge que le Parlement. Voyez si c’est là ce que vous en désirez. Nous en avons un procès à la Cour pendu au croc, contre les apothicaires de cette ville qui en voulaient seuls connaître avec le lieutenant civil ; et nous, au contraire, voulions qu’il n’y eût que deux de leurs jurés, avec les professeurs en pharmacie, [5][7] et que cela allât droit au Parlement, à cause des malversations qui se commettent au Châtelet, [8][9] auquel le lieutenant civil ne refuse lettres à personne, pourvu qu’il donne de l’argent ; [6] et avons en mains plusieurs exemples de malversations et concussions que lesdits jurés ont commises sur les apothicaires des environs de Paris. Notre cause est tellement fondée sur le droit et le bien public qu’il y a de l’apparence que nous la gagnerons quand il plaira à notre doyen [10] de la poursuivre ; mais il est de présent occupé à autre chose. Je chercherai sur ce fait quelques édits ou arrêts et vous enverrai ce que j’en pourrai trouver. On dit que la paix des Suédois avec l’empereur [11][12][13] est fort malaisée à faire, et qu’il n’y a pas d’espérance de la voir sitôt faite. [7] On ne dit encore rien de certain de M. de Puylaurens [14] et de ses compagnons ; [8] je ne sais ce qui en sera, mais on dit qu’il y a du crime. Je vous baise bien humblement les mains et suis, Monsieur, votre très humble et affectionné serviteur,

Patin.

De Paris, ce 3e de mars 1635.


a.

Ms BnF no 9358, fo 27 ; Triaire no xxi (pages 82‑84) ; Reveillé-Parise, no xvii (tome i, pages 31‑32).

1.

Je n’ai pas identifié ce nouveau deuil qui affectait Claude ii Belin.

2.

« Je vins et m’en suis allé : ainsi êtes-vous tous venus et vous en irez » : vers de l’épitaphe que Jean Passerat (Troyes 1534-Paris 1602) s’était écrite pour lui-même et que son protecteur, le président de Mesmes, avait fait graver sur son tombeau, dans l’église des jacobins à Paris. Après une jeunesse difficile, Passerat avait étudié la rhétorique à Paris, puis le droit à Bourges auprès de Jacques i Cujas. Il se fixa en 1569 à Paris, sous la protection de Henri ii de Mesme, maître des requêtes, puis comme titulaire de la chaire d’éloquence au Collège de France laissée vacante par l’infortuné Ramus, victime de la Saint-Barthélemy (v. note [30], lettre 211).

Passerat y professa avec une très grande distinction jusqu’au moment où les troubles de la Ligue le forcèrent à suspendre ses leçons. Il ne put reprendre son cours qu’en 1594, après l’entrée de Henri iv à Paris. Il avait employé les loisirs que lui laissait cette époque agitée à travailler sur Plaute et il avait coopéré en 1593 à la Satire Ménippée (v. note [18], lettre 310). Vers la fin de sa vie, il devint aveugle (v. note [3], lettre 573) ; mais jusqu’au dernier moment, il sut conserver sa verve caustique et sa joyeuse humeur. Il a laissé des poésies latines et françaises, ainsi que de nombreux ouvrages d’érudition. Au moment de sa mort, cédant à des scrupules exagérés, Passerat fit jeter aux flammes un commentaire complet des œuvres de Rabelais, pour qui il avait une admiration sans bornes (G.D.U. xixe s.).

3.

Après avoir habité dans la partie nord de la rue des Lavandières-Sainte-Opportune, près du cloître Sainte-Opportune (v. note [7], lettre 1), Guy Patin demeurait depuis le 1er octobre 1634 (« la Saint-Rémy dernière ») à l’autre extrémité de la rue des Lavandières (v. note [7], lettre 1), près de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois. Les plans de l’époque y relèvent deux maisons pouvant correspondre à ce qu’il appelait l’Étoile : la « maison de l’Étoile » sur le côté est (aujourd’hui pair) et, presque en face, la « maison de la Belle Étoile, de l’Étoile » sur le côté ouest (impair).

4.

N’étant pas autorisés à se régenter eux-mêmes, les apothicaires de Troyes ne pouvaient prétendre régenter leurs confrères des campagnes environnantes ; où qu’elle se pratiquât, la profession tout entière était placée sous la coupe des médecins du Collège de Troyes (v. note [1], lettre 52).

L’article xviii de ses statuts défendait formellement « aux apothicaires de faire aucune composition de médecine pour bailler aux malades, si ladite composition ne leur est ordonnée par les docteurs médecins reçus en la Faculté de médecine de l’Université de Paris ou de Montpellier, ou des médecins du roi ou [des princes] du sang royal » (Mémoire Coll. méd. Troyes, pages 3‑4, v. note [1], lettre 52).

5.

La Faculté de médecine de Paris élisait tous les ans un nouveau professeur de pharmacie qui exerçait pendant deux ans. En plus de leurs leçons aux étudiants, les deux professeurs étaient chargés de veiller à la discipline des apothicaires-épiciers de Paris, notamment en visitant périodiquement leurs offcines avec le doyen (v. note [51] des Décrets et assemblées de 1651‑1652 dans les Commentaires de la Faculté).

Ces charges étaient alors assurées par Jean iii Des Gorris (élu en novembre 1633) et Claude Liénard (élu en novembre 1634) (Comment. F.M.P., tome xii, fos 355 ro et 385 ro).

6.

Il y avait alors à Paris deux vieux édifices fortifiés, originellement destinés à protéger les accès nord et sud de l’île de la Cité, qui portaient le nom de Châtelet : le grand, démoli en 1802 pour la création de l’actuelle place du Châtelet, était situé sur la rive droite de la Seine, face au pont au Change et au départ de la rue Saint-Denis ; le petit, rasé en 1782, était situé sur la rive gauche de la Seine, près de l’Hôtel-Dieu, à l’entrée du Petit-Pont. Le petit Châtelet était une prison, et le grand assurait la double fonction de prison et de tribunal pour la juridiction du prévôt de Paris. Au temps de Guy Patin, ce prévôt n’avait plus que des fonctions honorifiques, et les tribunaux du grand Châtelet étaient placés sous la haute autorité du lieutenant civil. Cette juridiction, subordonnée au Parlement de Paris, concernait la justice royale de la prévôté et vicomté de Paris. Elle était composée de plusieurs entités : Chambres civiles, Chambre criminelle, Chambre du Conseil, Chambre de police, Chambre du prévôt de l’Île-de-France, et présidial, réservé aux appels des ordonnances prises par les autres juges du Châtelet. La complexité du grand Châtelet aboutit en 1667 à la suppression de la trop lourde charge de lieutenant civil, remplacée par celle de conseiller du roi et lieutenant civil du prévôt de Paris, et par celle de lieutenant de police (B. Quilliet, Dictionnaire du Grand Siècle).

7.

L’Empire, l’ancien Saint-Empire romain germanique, occupait tout l’est de l’Europe continentale, à l’exception du Danemark et de la Pologne, depuis le Rhin, jusqu’aux frontières de Russie (la Moscovie) et de Turquie (l’Empire ottoman). Cet immense territoire, composé de plus de 300 États, était placé sous la tutelle, volontiers symbolique, d’un souverain catholique qui portait le nom exact d’« empereur romain de nation germanique ». La désignation de l’empereur était soumise au vote des électeurs germaniques. Depuis la Bulle d’Or (diète de Nuremberg, 1356), leur nombre était fixé à sept : trois étaient ecclésiastiques (les électeurs de Mayence, de Cologne et de Trèves), et quatre laïques (le roi de Bohême, le comte palatin, le duc de Saxe et le margrave de Brandebourg, qui portait le nom de Grand Électeur). Après la paix de Westphalie (1648), leur nombre passa à huit, avec l’ajout d’un cinquième électeur laïque, celui de Bavière. Cela n’empêchait pas l’hérédité de jouer un rôle prépondérant dans les successions impériales : depuis 1438 le sceptre impérial était entre les mains de la Maison d’Autriche-Habsbourg, dont le plus illustre représentant fut Charles v (Charles Quint) qui, depuis son élection en 1519 jusqu’à son abdication en 1556, cumula les titres d’empereur germanique et de roi d’Espagne.

Pendant toute la période des lettres de Guy Patin, l’empereur élu a été un catholique, membre de la famille des Habsbourg d’Autriche. Ce furent successivement Ferdinand ii (élu en 1619, mort en 1637, v. ci-dessous), Ferdinand iii (1637-1657, v. note [11], lettre 44), fils unique de Ferdinand ii, et Léopold ier (1658-1705, v. note [8], lettre 432), fils cadet de Ferdinand iii. Avant d’accéder au trône impérial, ces trois souverains avaient porté le titre de roi de Bohème et de Hongrie. Avant de devenir empereur, il fallait être élu roi des Romains (rex Romanorum), c’est-à-dire héritier désigné de l’empereur régnant. À défaut de roi des Romains (comme à la mort de Ferdinand ii), on élisait directement et le roi des Romains, et l’empereur. Le dernier des empereurs issus de la famille Habsbourg d’Autriche fut Charles vi, qui régna de 1711 à 1740.

L’empereur était alors Ferdinand ii de Habsbourg (1578-1637), petit-fils de Ferdinand ier (frère puîné de Charles Quint). Roi de Bohême en 1617, de Hongrie en 1618, Ferdinand avait été couronné empereur l’année suivante. Élève des jésuites et leur instrument dévoué, il poursuivit pendant toute la durée de son règne un double but, l’établissement du pouvoir absolu et l’extinction du protestantisme. Ses persécutions avaient déterminé en Bohême un soulèvement qui avait été le commencement de la guerre de Trente Ans (1618-1648). Vainqueur de l’électeur palatin Frédéric v, que les Bohémiens avaient choisi pour roi, Ferdinand avait exercé les plus sanglantes représailles contre les réformés, et attaqué ensuite la ligue des princes protestants, dont le chef, Christian iv de Danemark, avait été vaincu à Lutter (1626) par Johan t’Serclaes van Tilly et Albrecht von Waldstein (v. note [8] du Borboniana 9 manuscrit). Menaçant les côtes de la Baltique l’empereur n’avait plus dissimulé son projet d’extirper la Réforme en Allemagne. La publication de son fameux édit de restitution (1629), qui dépouillait les protestants de leurs biens et de leurs droits, lui avait suscité de nouveaux ennemis. Richelieu, alarmé de la puissance croissante de la Maison d’Autriche, avait alors négocié secrètement avec les protestants. Le roi de Suède, Gustave-Adolphe, s’était jeté en Allemagne pour appuyer ses coreligionnaires et avait écrasé les généraux de l’empereur à Leipzig (1631) et à Lützen (1632), où il avait perdu la vie. Toutefois, cette mort n’avait amélioré que momentanément la position de Ferdinand, qui s’attira une déclaration de guerre de la France et mourut peu de temps après les victoires du général suédois Bauer, emportant dans la tombe la douleur d’avoir vu tous ses projets renversés (G.D.U. xixe s.).

V. note [3], lettre 16, pour la paix entre les Suédois et les Impériaux qu’on espérait encore alors, mais qui ne se fit pas.

8.

V. note [4], lettre 20.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 3 mars 1635

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(Consulté le 18/04/2024)

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