L. 147.  >
À André Falconet,
le 29 octobre 1647

Monsieur, [a][1]

Je me tiens si fort obligé à votre bonté et courtoisie que je ne sais comment vous rendre grâces du beau présent que vous m’avez fait. Il y a longtemps, Dieu merci, que feu mon père [2] m’a détrompé de l’opinion que les moines [3] et les sots ont de ce philosophe que vous m’avez envoyé. Hactenus illum habui virum iusta et recta præcipientem[1] et néanmoins, vous et le bon M. Gassendi [4] serez cause que j’en ferai encore plus d’état. Je l’avais déjà, mais je ferai [présent à] un ami du mien afin de garder et chérir davantage le vôtre, et le mettrai en bon lieu cum Pinello, Peirescio et aliis viris optimis[2][5][6] Je pense qu’on imprime à Lyon in‑fo des notes du même M. Gassendi sur la vie d’Épicure [7] qu’a écrite Diogenes Laertius. [3][8] Je voudrais qu’elle fût déjà faite et la tenir pour le double de ce qu’elle coûtera, mais nous y pourrons arriver avec la patience. Je n’ai pas reçu la lettre que vous m’avez envoyée par le gentilhomme qui conduisait les nièces et le neveu de Son Éminence ; [9][10] je vous ai trop d’obligation d’avoir si bonne opinion de moi neque talis sum qualem me censes[4] mais je tâcherai de m’amender, quand ce ne serait qu’afin de vous plaire et de vous rendre service en quelque chose. Comme je ne fus jamais à Montpellier, [11] je n’en connais les médecins que par leurs écrits, eoque nomine potissimum colo Ioubertum, Varandæum, Ranchinum ; [5][12][13][14] mais je me garderai bien de mettre en ce rang MM. Rivière [15] et Courtaud [16] qui n’entreront jamais en comparaison avec Fernel, [17] Tagault, [18] Sylvius, [19] Houllier, [20] Duret, [21] Simon Piètre, [22] Baillou [23] et autres, magnus erit quos numerare labor[6][24] J’ai toujours ouï faire grand état de votre M. Scharpe, [25] Écossais qui est mort en Italie, mais je n’ai encore rien vu de lui. On m’a dit qu’il y en a une physiologie imprimée. [7] Je prise fort M. Hofmann, [26] aussi bien que vous. Quand nous aurons de lui quelque chose de nouveau, je vous en ferai part aussi bien que vous m’avez fait de votre Épicure. M. Spon, [27] mon bon ami, vous dira le dessein que j’ai contre les apothicaires ; [28] mais il me faut du temps et du loisir, dont j’ai fort peu de reste. [29] La petite vérole [30] et la dysenterie [31] ravagent ici, sed sine magne damno[8] Je me sers hardiment de la saignée, sans bézoard, [32] à l’une et à l’autre, et belle procedit[9] Je l’ai ainsi appris de mon bon maître M. Nicolas Piètre [33] il y a 22 ans, nec pœnitet[10] J’espère que le carême prochain nous imprimerons ici la Méthode de Galien [34] et ses livres de Sanitate tuenda ex versione et comment. C. Hofmanni[11] ou bien un autre au lieu de celui-là ; mais avant que cela soit achevé vous aurez de mes nouvelles, et vous aurez vers Pâques quelques-unes de nos thèses [35] de cet hiver, dont une fera feu et flamme aux dépens de qui il appartiendra. [12][36] Je vous prie de me continuer votre amitié, de laquelle je tâcherai de me rendre digne, et de croire que je serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Patin.

De Paris, ce 29e d’octobre 1647.

En récompense de votre présent, je vous offre tout ce qui est en mon pouvoir de deçà, où l’on ne fait rien de pareil ; [13] si néanmoins vous en désirez quelque chose, je vous prie de me commander. M. Spon, qui vous rendra la présente, pourra vous dire ce qu’il y a de nouveau et que vous pourriez savoir de moi, vu qu’il me connaît aussi bien que je me connais moi-même, et il sera mon garant de toutes les obligations que je vous aurai jusqu’à ce que je me sois acquitté envers vous. Mais à propos d’amis, où est le bon et gros M. de Varennes, [37] ne le verrons-nous plus ? Si vous lui écrivez, je vous prie, Monsieur, de mettre en quelque petit coin que je me recommande à ses bonnes grâces. [14]


a.

Bulderen, no xi (tome i, pages 32‑34) à Charles Spon (par erreur) ; Reveillé-Parise, no ccclxi (tome ii, pages 505‑507) ; Triaire no cl (pages 540‑542).

1.

« Jusqu’à ce jour, j’ai tenu pour justes et droits les préceptes de cet homme ».

La suite de la lettre fait comprendre qu’il s’agit d’Épicure, dont Gassendi a commenté la philosophie dans trois ouvrages successifs :

  1. De Vita et moribus Epicuri libri octo. Authore Petro Gassendo Diniensis Ecclesiæ Præpositus,

    [Huit livres sur la Vie et les mœurs d’Épicure, par Pierre Gassendi, prévôt {a} de l’église de Digne] ; {b}


    1. Premier chanoine.

    2. Lyon, Guillaume Barbier, 1647, in‑4o, ouvrage dont Guy Patin remerciait ici André Falconet.

      Le titre est accompagné de cette citation :

      Mea quidem ista sententia est (inuitis hoc nostris popularibus dicam) sancta Epicurum, et recta præcipere, et si propius accesseris, tristia.

      Itaque non dico, quod plerique nostrorum, Sectam Epicuri flagitiorum magistram esse : sed illud dico ; male audit, infamis est ; et immerito : nec hoc scire quisquam potest, nisi interius fuerit admissus.
      Seneca lib. de vita beata, cap. 13.

      [Voici ce que je pense (et je le dirai malgré ceux de notre école) : Épicure donne des préceptes purs et droits ; mais tristes, si vous les regardez de plus près, ils sont tristes.

      Ainsi, je ne dis pas, comme la plupart des nôtres, que la secte d’Épicure soit une école de désordres ; mais je dis qu’elle a mauvaise réputation, qu’elle est diffamée et qu’elle ne le mérite pas ; mais nul ne peut le savoir, à moins d’avoir pénétré le fond des choses. Sénèque, De la vie heureuse, chapitre 13].

  2. Petri Gassendi Animadversiones in decimum librum Diogenis Lærtii, qui est de Vita, Moribus Placitisque Epicuri. Continent autem placita quas ille treis statuit Philosophiæ parteis : i. Canonicam nempe, habitam Dialectacæ loco : ii. Physicam, ac imprimis nobilem illius partem Meteorologiam : iii. Ethicam, cujus gratia ille excoluit cæteras,

    [Remarques de Pierre Gassendi sur le dixième livre de Diogène Laërce {a} qui traite de la vie, des mœurs et des maximes d’Épicure. Elles contiennent aussi les maximes qu’il a établies sur les trois parties de la philosophie : i. la Canonique, qui occupe la même place que la dialectique ; ii. l’Histoire naturelle, et surtout sa plus noble partie, la Météorologie ; {b} iii. l’Éthique, qui a la vertu d’avoir embelli les autres] ; {c}


    1. Dans ses Vies des philosophes illustres (v. note [3], lettre 147).

    2. Sous-titre : hoc est illa Physicæ pars quæ est de rebus sublime visis [qui est cette partie de l’Histoire naturelle qui traite de choses qu’on voit dans les cieux].

    3. Ibid. et id. 1649, 3 volumes in‑4o : le tome premier (751 pages) contient le texte de Diogène Laërce, la Canonica Epicuri [Canonique d’Épicure] et sa Physiologia seu Philosophiæ pars physica [Physiologie ou partie physique de la philosophie].

  3. Syntagma Philosophiæ Epicuri, cum Refutationibus Dogmatum quæ contra Fidem Christianam ab eo asserta sunt, oppositis per Petrum Gassendum Philosophum ac Mathematicum celeberrimum. Præfigitur Samuelis Sorberii dissertatio de Vita ac Moribus Petri Gassendi.

    [Fondement de la philosophie d’Épicure, avec les réfutations de ce qu’il est censé avoir dit contre la foi catholique, objectées par Pierre Gassendi, très célèbre philosophe et mathématicien. Précédé par une dissertation de Samuel Sorbière sur la vie et les mœurs de Pierre Gassendi]. {a}


    1. La Haye, Adrianus Vlacq, 1659, in‑4o.

2.

« avec [Giovanni Vincenzo] Pinelli [v. note [20], lettre 77], [Nicolas de] Peiresc [v. note [10], lettre 60] et d’autres excellents hommes. »

3.

Diogène Laërce, écrivain grec du iiie s. apr. J.‑C., est l’auteur de De Vitis, dogmatibus et apophtegmatibus clarorum philosophorum [Sur les Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres], compilation de renseignements sur les écoles philosophiques grecques, fort précieuse à cause des sources, perdues depuis, dont disposait l’auteur.

Sa Vie d’Épicure occupe le livre x du De Vitis…, que Pierre Gassendi édita avec un commentaire (v. supra note [1]).

4.

« et je ne vaux pas autant que ce que vous m’estimez ». Le 11 septembre 1647 étaient arrivés d’Italie à Paris, via Lyon, pour devenir les compagnons de jeux du jeune Louis xiv, trois nièces et un neveu de Mazarin. Trois enfants de sa sœur Hiéronyme Mancini composaient ce premier arrivage : Laure, 11 ans (v. note [32], lettre 176) ; Paul, 10 ans (v. note [6], lettre 267) ; Olympe, 8 ans (v. note [12], lettre 453). Une troisième « mazarinette » était du voyage, leur cousine Anne-Marie Martinozzi, 10 ans (v. note [4], lettre 326), fille de Laure-Marguerite, autre sœur du cardinal. La suite des lettres a souvent parlé de tous ces jeunes gens.

5.

« et c’est pourquoi j’honore particulièrement [Laurent] Joubert, [Jean] Varanda, [François] Ranchin ».

6.

« difficiles à compter, tant ils sont nombreux » (Martial).

Ceux à qui Guy Patin comparait ses deux bêtes noires de Montpellier, Siméon Courtaud et Lazare Rivière, avaient tous été docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris.

7.

Georges Scharpe, d’origine écossaise (Édimbourg vers 1580-Bologne le 24 août 1637, jour de son 59e anniversaire selon le Patiniana, v. note [44] de sa 3e partie) fut reçu docteur en médecine de l’Université de Montpellier en 1607. Il participa au concours ouvert en 1617 à la mort de Jean Varanda (v. note [2], lettre 145) et de Pierre Dortoman, et fut admis dans la chaire de Varanda, une des quatre créées en 1498. Son appartenance à la Religion réformée n’avait pas été un obstacle car il était le protégé par l’évêque de Montpellier, Pierre de Fenoillet, qui d’ailleurs finit par le convertir au catholicisme. Scharpe professait aussi les belles-lettres, ayant enseigné à la Faculté des arts de Montpellier dans la chaire protestante dès 1601, c’est-à-dire avant d’avoir entrepris des études médicales. Il y enseigna jusqu’en 1619, soit jusqu’à sa nomination comme professeur dans l’Université de médecine. Scharpe assura aussi les fonctions de médecin des pauvres de l’hôtel-Dieu Saint-Éloi de 1607 à 1609. Lors du siège de la ville en 1622, il fut requis par les consuls, avec d’autres médecins, pour soigner les soldats de l’armée de Rohan. En 1631, il visita des malades suspects de peste.

En 1634, il quitta Montpellier pour aller occuper la chaire de médecine théorique que le sénat de Bologne avait créée pour lui. Il s’était marié protestant à Montpellier avec Françoise de La Combe, de qui il eut plusieurs enfants, dont trois étudièrent la médecine à Montpellier : Claude, Jacques et Jules-Georges (v. note [16], lettre 584).

Sa chaire de Montpellier revint à Jacques Duranc qui l’avait suppléé durant son séjour en Italie. Sa chaire de Bologne revint à Neill Glacan.

Son seul ouvrage dont on trouve une trace est posthume : Georgii Scharpii institutionum medicarum pars prima a Claudio authoris filio in lucem edita [Première partie des Institutions médicales de Georges Scharpe, éditée par Claude, fils de l’auteur] (Bologne, Jacobus Montius, 1638, in‑4o) (Dulieu).

Guy Patin a plusieurs fois qualifié Georges Scharpe de grand ivrogne.

8.

« mais sans grand dommage. »

Avec la lienterie, la cœliaque et la diarrhée, la dysenterie était l’un des quatre « flux de ventre » : « c’est proprement un flux de ventre sanguinolent, provenant de l’ulcération des intestins avec grandes douleurs et tranchées, que les Latins ont appelées tormina. Dans la vraie dysenterie on jette par bas des raclures de boyaux en forme de petites peaux avec du sang ou de la sanie [v. note [11], lettre de François Rassyne, datée du 27 décembre 1656]. Quelquefois la substance charneuse des intestins tombe pourrie ou corrodée. La dysenterie causée de bile noire est mortelle. Il y a quelquefois une déjection sanglante où le sang coule par bas sans douleur et sans que les intestins soient blessés, qui ne s’appelle dysenterie que fort improprement » (Furetière).

Le mot est encore employé pour désigner les infections intestinales épidémiques (typhoïde, amibiase, etc.) qui surviennent quand est rompue la barrière entre les eaux d’égout et de boisson, ce qui était fort commun au temps de Guy Patin (et lui-même en a vraisemblablement été victime en 1661, v. note [1], lettre 717). Les diarrhées glairo-sanglantes des maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (maladie de Crohn, recto-colite hémorragique, dont Louis xiii avait pu être atteint) appartenaient alors aussi au cadre des dysenteries.

9.

« et elle fait merveille. »

10.

« et il n’en est toujours pas mécontent. »

11.

« sur la Manière de sauvegarder la santé, suivant la traduction et avec les commentaires de Caspar Hofmann » : cet ouvrage n’a paru qu’en 1680, v. note [15], lettre de Charles Spon, datée du 6 avril 1657.

12.

Annonce de la thèse de Charles Guillemeau sur la Méthode d’Hippocrate, v. note [13], lettre 151.

13.

Rien de pareil à l’Épicure de Gassendi, imprimé à Lyon et offert à Guy Patin par André Falconet (v. supra note [1]).

14.

Ce Varennes pouvait être Roger de Nagu, marquis de Varennes, dont Guy Patin a signalé la mort au combat en 1658 (v. note [4], lettre 535).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 29 octobre 1647

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(Consulté le 28/03/2024)

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