L. 149.  >
À Charles Spon,
le 10 janvier 1648

Monsieur, [a][1]

Je vous souhaite bon jour et bon an, et vous déclare que depuis ma dernière, datée du 20e décembre dernier, [1] je n’ai appris chose digne de vous être mandée, sinon pour ce qui regarde Duret, [2] de quo te monitum velim[2] que les deux éditions de 1588 et 1621 sont toutes deux pareilles, que la première est très correcte et que, ôté quelques fautes qui sont de plus dans la seconde, et entre autres une ligne oubliée en une certaine page, c’est la même chose. Ce livre a aussi été imprimé en Allemagne en grand in‑8o fort plat il y a environ 15 ans ou plus, de sorte que c’est ici la 4e édition, laquelle sera semblable à la première tant qu’il me sera possible. Jean Duret, [3] qui est ici mort en l’an 1629, n’y a jamais ajouté une virgule. [3]

La veille de Noël, durant la messe de minuit, dans le logis de M. le duc d’Orléans, [4] s’est fait un meurtre et un grand vol dans la chambre de M. de La Rivière, [5] qui est le topanta du dit duc : [4] on y a tué et coupé la tête à un valet de chambre, et on a enfoncé un coffre-fort duquel on a emporté grandes sommes d’argent. Il y a apparence que les voleurs y en ont trouvé beaucoup, vu qu’ils n’ont pu tout emporter et qu’ils y en ont laissé encore de reste ; et tout cela est arrivé au-dessus de la chambre où dormait Mme la duchesse d’Orléans, [6] tandis que ledit La Rivière était à Limours [7] avec M. le duc d’Orléans. Ledit valet de chambre fut étouffé d’une corde et puis après son corps fut mis en quartiers, et après jeté dans un privé ; [5] ce que les voleurs firent afin qu’on crût que ce valet de chambre ne se voyant pas, on le soupçonnât être le voleur même et qu’ainsi, on n’en recherchât aucun autre. Voilà les conjectures qu’on en a et ce qu’on en dit de deçà. J’apprends que sur quelques soupçons on a arrêté prisonniers un garçon barbier, un garçon apothicaire et une femme, et que les dépositions du logis portent qu’on a vu sortir du logis deux hommes fort chargés. [6] Voilà une horrible cruauté exercée sur ce pauvre et innocent valet de chambre, que je plains fort, combien que je ne sache pas à qui il a jamais été. J’apprends qu’ils ont volé 12 000 livres et qu’ils ont laissé de l’argent qu’ils n’ont su emporter : aussi ont-ils laissé 15 000 livres en pistoles, faute qu’ils ne les trouvèrent, qui n’étaient pourtant pas loin d’où ils mirent la main. M. de La Rivière n’a point de regret, ce dit-on, à son argent, et je le crois volontiers d’un homme qui en a tant d’autre et qui ne manque pas d’esprit ; mais il offre de donner 12 000 florins à celui qui lui donnera des nouvelles de son pauvre garçon. [7] La même nuit, à Châtres près de Paris, [8][8] un jésuite nommé le P. de La Touche, [9] qui venait d’Orléans, [10] se tua de divers coups d’un perce-lettre et d’un poignard. [11] On dit qu’il était fou et égaré de son esprit. [12] On a trouvé sur lui des papiers qui en témoignaient quelque chose. [9]

M. de Longueville, [13] voyant qu’il n’y a point d’apparence à la paix générale de laquelle on nous berce depuis tant d’années, a délibéré de revenir à Paris et de partir de Münster [14] le 2d de janvier. [10] Le jésuite qui s’est tué s’appelait Hippolyte de La Touche. Il était né dans le faubourg Saint-Jacques, fils d’un lieutenant au régiment des gardes. Il était procureur de la Maison des jésuites de Bordeaux, [15] d’où il s’est enfui après les avoir volés rudement. Il avait sur lui de bon argent et des lettres de change pour en recevoir d’autre à Paris ; après lequel reçu, on dit qu’il s’en fût allé en Angleterre. La mort a toujours tort, ils diront tout ce qu’ils voudront de lui, le pauvre diable n’y est plus pour y répondre. Quoi qu’il en soit, il était méchant et bien enragé aussi de se traiter de la sorte. Ils disent qu’ils l’avaient chassé de chez eux comme un fou. On ne parle ici que de malheurs et de désordres præsentemque intentant cuncta ruinam, Luctus ubique, pavor, et plurima mortis imago : [11][16] guerre, massacres, menaces de pis et outre tout cela, plusieurs armées en divers lieux pour la campagne prochaine. Dii meliora ! [12] Je vous baise les mains et suis de toutes les puissances de mon âme, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Patin.


a.

Reveillé-Parise, no cxc (tome i, pages 369‑370) ; Triaire no clii (pages 545‑548).

1.

Lettre dont le manuscrit ne nous est pas parvenu et qui n’a pas été transcrite dans les éditions imprimées.

2.

« dont je voudrais vous aviser ».

Guy Patin parlait ici des Prénotions coaques d’Hippocrate traduites et commentées par Louis Duret (v. note [10], lettre 33). Il mentionnait les deux premières éditions de Paris in‑fo (Jacques Du Puis, 1588, et Pierre Billaine, 1621) et la troisième de Strasbourg (Casparus Dietresius, 1633, in‑8o) ; mais contrairement à ce qu’il semblait annoncer ici, l’édition suivante (Paris, Gaspard Meturas, 1658, in‑fo) attendit 10 ans pour paraître.

3.

Jean Duret (Paris 1563-ibid. 1629), fils de Louis (v. note [10], lettre 11) et frère de Charles i, sieur de Chevry (v. note [12], lettre 33), fut reçu docteur de la Faculté de médecine de Paris en 1584 ; il remplaça son père au Collège de France en 1586. Il avait embrassé avec ardeur le parti de la Ligue, disant en parlant du roi de Navarre qu’il fallait lui faire avaler des pilules césariennes, c’est-à-dire l’assassiner comme le fut César. Henri iv ne lui pardonna jamais ce propos et défendit qu’il lui fût accordé aucune charge à la cour ; mais à peine le roi avait-il expiré que la régente, Marie de Médicis, envoya chercher le médecin banni.

Jean Duret a revu et terminé les Hippocratis magni Coacæ Prænotiones [Les Prénotions coaques du grand Hippocrate] de son père, dans leur réédition de 1588 (v. supra note [2]) (Triaire). On trouve dans les Comment. F.M.P. (tome xii, fo 210 ro) cette annotation ajoutée par Guy Patin :

Die ultima Augusti, aeræ Christianæ 1629, obiit Parisiis anno ætatis 66, vir clarissimus et plane incomparabilis, Doctor Medicus Parisiensis, Magister Ioannes Duretus, summi viri, et accurati hippocraticorum oraculorum interpretis, Lud. Dureti dignissimus ac eruditissimus Filius. Quiescat in pace vir optimus.

[En l’an de grâce 1629, le dernier jour d’août, mourut à Paris, âgé de 66 ans, le très brillant et vraiment incomparable Maître Jean Duret, très digne et érudit fils de l’éminent Louis Duret, qui fut l’interprète des oracles hippocratiques. Puisse cet homme de bien reposer en paix].

Avec son frère Charles, le président de Chevry, Jean Duret eut droit à l’hommage d’une historiette de Tallemant des Réaux (tome i, pages 173‑174) :

« le médecin Duret, qui a fait bâtir la maison du président Le Bailleul, près l’hôtel de Guise, était un maître visionnaire, en un mot un digne frère du président de Chevry. Il disait que l’air de Paris était malsain et fit nourrir son fils unique dans une loge de verre, où il ne laissa pas de mourir, peut-être pour y faire {a} trop de façons. Il ne prenait à dîner que des pressis de viande et autres choses semblables parce, disait-il, que l’agitation du carrosse troublait la digestion ; mais il soupait fort bien. Il se mit dans la fantaisie que le feu lui était contraire et n’en voulait point voir. Il savait pourtant son métier et s’y fit riche. Les apothicaires le faisaient passer pour fou parce qu’il s’avisa que le jeûne était admirable aux malades et que bien souvent, il ne leur ordonnait que de l’eau et une pomme cuite. »


  1. Parce qu’il y faisait.

4.

Topanta, ou tapanta, ou tapanda : mot latin neutre invariable, du grec ta panta, pour dire toutes choses, et donc ici homme à tout faire, factotum.

5.

Privé : « un retrait, un lieu particulier où on va à ses nécessités naturelles » (Furetière).

La lettre du22 mars 1648 fournit le nom de la victime, Paris, et de ses assassins, Campi et Du Fresne.

6.

Ces répétitions du même mot, logis, dans la même phrase ne sont pas conformes au talent épistolaire de Patin ; il est probable qu’il s’est servi d’un autre terme mal lu par les précédents éditeurs, comme cela leur arrive fréquemment ; l’absence du texte original n’a pas permis de vérifier (Triaire).

7.

Le florin, comme monnaie de compte, équivalant à 25 sols (1,25 livres), cette prime équivalait à 15 000 livres tournois.

8.

« Châtres près de Paris » (transcrit ici par erreur en Chartres) correspondait alors à Châtres-sous-Montlhéry, ville qui reçut son nom actuel d’Arpajon (Essonne) en 1720 à la suite de son acquisition par Louis de Séverac, marquis d’Arpajon. Il existe toujours une localité nommée Châtres en Seine-et-Marne, non loin de Tournan-en-Brie.

9.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome i, pages 397‑398) :

« On racontait l’histoire du Père de La Mouche, {a} jésuite de la Maison d’Orléans, lequel, à Linas, {b} le coche s’y étant arrêté, tandis que toute la compagnie était allée à la messe de minuit la nuit de Noël, demeura dans sa chambre, où il se tua avec un petit couteau et le poinçon de son étui, dont les juges dressèrent procès-verbal ; et il fut trouvé dans sa poche, au commencement de son bréviaire, quelques manuscrits où était écrite la question de Marian, utrum liceat occidere tyrannum ? {c} et il avait écrit, respondetur quod sic, {d} et il mettait ensuite toutes les raisons pour l’affirmative. Outre ce, on lui trouva une lettre de change de quatre mille livres payables à Paris. Les procès-verbaux furent apportés à M. le premier président qui les envoya au procureur général ; celui-ci les porta à M. le Chancelier qui a étouffé cette affaire. »


  1. Sic pour de La Touche.

  2. À côté de Montlhéry.

  3. « Est-il permis de tuer un tyran ? »

  4. « À quoi il est répondu comme suit ».

10.

À Münster, capitale de la Westphalie, se tenait depuis le 10 avril 1644, pour les nations catholiques, le congrès qui préparait les traités de Westphalie. La France y avait été représentée par Servien, Avaux et le duc de Longueville. Peu après la rentrée en France du duc de Longueville, Mazarin rappela Avaux, et Servien, resté le seul représentant de la France, signa le traité le 8 septembre 1648 (Triaire).

11.

« et tout tend vers la ruine imminente, “ Partout la détresse, l’épouvante et la mort aux multiples visages ” [Virgile, Énéide, chant ii, vers 368‑369] ».

12.

« Puissent les dieux nous ménager des jours meilleurs ! » (v. note [5], lettre 33).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 10 janvier 1648

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0149

(Consulté le 29/03/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.