Voici la troisième fois que je vous écris depuis le 8e de janvier. Dieu merci, personne n’est mort de faim en cette ville et y avons toujours fait bonne chère, en dépit du Mazarin [2] et de sa troupe ; et n’en mourrons pas sitôt, vu la quantité de provisions diverses qui sont ici arrivées par tous les chemins, tant par eau que par terre depuis 15 jours ou environ. Nos Messieurs du Parlement ont fait la paix [3] de la ville de Paris et ont obtenu que la déclaration du mois d’octobre dernier serait inviolablement gardée. [1] La paix qu’ils avaient faite à la première conférence [4] contenait trois articles qui ont déplu de deçà, pour lesquels réformer ils furent renvoyés, et c’est ce qui leur a été accordé. Maintenant ils traitent pour Messieurs nos généraux, savoir MM. le prince de Conti, [5] de Beaufort, [6] d’Elbeuf [7] et autres, à Saint-Germain, conjointement avec le député de M. de Longueville [8] et des députés du parlement de Rouen [9] qui, tous ensemble, demandent à la reine [10] qu’elle chasse hors de la France le Mazarin et qu’elle entende à faire une paix générale par tout le royaume ; et voilà le double point sur lequel délibèrent les députés de part et d’autre à Saint-Germain. Il y a de l’apparence que la reine y sera forcée, d’autant que voilà l’Archiduc Léopold [11] entré en France avec 16 000 hommes, vers Reims [12] et Soissons, [13] qui s’offre au Parlement et à Messieurs nos généraux contre le Mazarin. [2] Toute la France est pour nous, ou n’est pas contre nous. Le prince de Condé [14] a véritablement une armée, mais elle est divisée en plusieurs endroits : il a envoyé le maréchal Du Plessis-Praslin [15] au-devant de l’Archiduc Léopold avec 5 000 hommes ; [3] autant en Normandie contre le comte d’Harcourt, [4][16] pour tenir en bride M. de Longueville ; il en tient encore vers la Brie, à Lagny, [17] à Corbeil [18] et à Saint-Denis ; [19] si bien que ce qui lui reste est fort petit pour être à Saint-Germain et alentour du roi. On dit bien qu’Erlach [20] vient avec quelques troupes qu’il a soustraites à M. le maréchal de Turenne, [21] mais s’il avance, aussi fera le duc Charles ; [5][22] si bien que, omni subducta ratione, et bene posito calculo, [6] il faut que la reine trouve le moyen de contenter tant de sorte de gens malcontents, et peut-être aux dépens de son cher Mazarin, pour lequel conserver depuis le 8e de janvier elle a causé tant de malheurs. Utinam sapiat in posterum bona illa Domina ; [7] elle est chargée de la haine universelle de toute la France et de longtemps, n’en touchera pas aisément de l’argent. Je vous baise très humblement les mains et à Messieurs nos trois amis vos confrères, et suis de tout mon cœur, Monsieur, votre très humble et obéissant serviteur. Nosti manum et animum. [8]
De Paris, ce mardi 23e de mars < 1649 >.
1. |
V. note [10], lettre 162, pour la déclaration royale du 22 octobre 1648. |
2. |
Mme de Motteville (Mémoires, page 267) :
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3. |
César de Choiseul, comte puis duc (1663) et maréchal (1645) Du Plessis-Praslin (1598-1675), enfant d’honneur du dauphin, futur Louis xiii, avait obtenu son premier régiment à l’âge de 14 ans pour entamer une brillante carrière militaire au service du roi. Le maréchal avait harcelé Paris pendant toute la durée du siège de 1649, et resta fidèle à la Couronne et au cardinal pendant toute la Fronde. Il attacha ensuite sa personne à la Maison de Philippe d’Anjou, dont Anne d’Autriche, sa mère, et Monsieur Gaston, son oncle, l’avaient nommé gouverneur en ce même mois de mars. Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome i, page 740) :
Mémoires du maréchal Du Plessis (pages 296‑299, année 1649) :
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4. |
Lapsus de Guy Patin qui a écrit contre pour avec : Henri de Lorraine, comte d’Harcourt, guerroyait en Normandie pour le compte du roi contre le duc de Longueville, en faveur de qui le Parlement et la ville de Rouen s’étaient déclarés à la fin de janvier. Retz (Mémoires, pages 533‑534) :
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5. |
Le duc Charles était Charles iv de Lorraine et de Bar (v. note [37], lettre 6). Dépouillé de ses terres depuis la signature des traités de Westphalie en 1648, il servait le roi d’Espagne contre la France. Jean-Louis d’Erlach (Berne 1595-Brisach 26 janvier 1650), issu d’une illustre famille suisse, avait fait ses premières armes au tout début de la guerre de Trente Ans (bataille de la Montagne-Blanche, en Bohême, en 1620, v. note [15] du Patiniana I‑1). D’abord lieutenant-colonel des gardes de Gustave-Adolphe, roi de Suède, Erlach était passé au service du duc Bernhard de Saxe-Weimar (v. note [7], lettre 27) qui le nomma gouverneur de Brisach (1632). Après la mort du duc (1639), Erlach avait pris la tête de son armée (les Weimariens) pour se mettre au service des intérêts français. En particulier, au moment le plus crucial de la première Fronde, quand Turenne voulut lancer les armées d’Allemagne au secours de Paris, Erlach et ses troupes s’opposèrent à lui avec succès ; mais la banqueroute des finances royales entraîna peu à peu la désertion des Weimariens. Après avoir engagé sa fortune pour payer ses soldats, Erlach menaça de démissionner. Les quelques maigres avances consenties par Mazarin n’ayant pu suffire à préserver son armée de la pénurie, Erlach, dépité, se retira dans son gouvernement de Brisach après le siège de Cambrai (juillet 1649). Le bâton de maréchal de France lui fut accordé le 23 janvier 1650, mais il mourut trois jours après, sans l’avoir reçu. |
6. |
« tout bien pesé et tout compte fait ». |
7. |
« Dieu fasse que cette bonne souveraine ait désormais meilleur jugement ». |
8. |
« Vous connaissez la main et l’esprit [l’écriture et l’identité du signataire]. » Cette souscription latine sans signature invitait le destinataire à identifier l’expéditeur en le mettant assez naïvement à l’abri d’une possible censure. |
a. |
Ms BnF no 9357, fo 47, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ en la place de l’Herberie/ À Lyon », au revers, de la main de Charles Spon : « 1649./ Paris du 23 mars./ Lyon le 1er avril./ Riposta/ Adi 2 avril. » ; Triaire no clxx (pages 674‑675), c’est la dernière des lettres publiées par P.T ; Jestaz no 1 bis (tome i, pages 420‑421). |