L. 173.  >
À Nicolas Belin,
le 17 avril 1649

Monsieur, [a][1]

Il ne s’est passé jour que je n’aie eu envie de vous écrire depuis que Dieu nous a donné la paix, [2] mais j’ai tant d’affaires de deçà, et tant de malades à visiter, que jusqu’ici je n’ai encore pu m’acquitter de ce devoir. Enfin je m’y prépare pour vous dire que, malgré le Mazarin, [3] nous avons fait bonne chère trois mois durant et mangé de la viande tout le carême [4] sans offenser Dieu ; ensuite de cela, que la paix nous est avantageuse en plusieurs façons, et particulièrement en ce que la déclaration du mois d’octobre passé subsiste tout entière ; car pour l’article des prêts au denier douze, c’est une bagatelle. [1] Les partisans sont perdus et peuvent bien dire avec Virgile : [5][6]

Funditus occidimus, nec habet Fortuna regressum[2]

Mais, me direz-vous, le Mazarin n’est pas sorti du royaume comme vous prétendiez. Cela est vrai, mais donnez-vous patience et un peu de temps : [7]

Grata superveniet quæ non sperabitur hora[3]

Les princes qui l’ont retenu ne veulent pas le laisser aller, afin de le manger eux-mêmes quelque jour. M. le duc d’Orléans [8] et sa femme, [9] le prince de Condé, [10] sa femme [11] et sa mère [12] sont ici ; le roi [13] même y viendra quand il voudra. [4] L’Anatomie latine in‑fo de M. Riolan [14] est achevée, c’est un livre d’une pistole étant relié en veau. Nous attendons ici dans le mois prochain Vitam et philosophiam Epicuri en trois volumes in‑fo avec les commentaires de M. Gassendi, [15] professeur royal, qui est un grand homme. [5] Je crois que vous savez bien que le bonhomme M. Hofmann, [16] notre bon ami, est mort à Altdorf [17] l’an passé, le 3e de novembre, et que nous avons ici perdu notre ancien maître, [18] M. Nicolas Piètre, [19] le 27e de février. Voilà deux grands luminaires éteints pour notre profession. M. le maréchal de La Meilleraye [20] n’est plus surintendant des finances ; sa place n’est pas encore donnée. M. Servien, [21] notre unique plénipotentiaire à Münster, [22] est arrivé à Saint-Germain. [23] L’Archiduc Léopold [24] assiège Ypres [25] en Flandre, [26] on dit que M. le comte d’Harcourt [27] s’en va pour y commander notre armée. Les huguenots [28] ont fait grand bruit le jour de Pâques fleuries à Montauban. [6][29] Il y a encore du bruit à Bordeaux. [30] Les Anglais ont créé 78 directeurs qui auront soin de conserver la liberté publique et ont coupé des têtes à plusieurs grands d’Écosse ; ils se vont apprêter à faire guerre à l’Irlande et l’Écosse. [7][31] Le roi d’Espagne [32] a perdu tout à fait l’esprit. Je voudrais bien que monsieur votre père [33] fût guéri, je le prie de se purger souvent. [34] Je lui baise les mains, à vous, à madame votre mère, à M. Sorel, à Messieurs vos oncles, Camusat et Allen, et suis, Monsieur, votre très humble et obéissant serviteur,

Patin.

De Paris, ce samedi 17e d’avril 1649.


a.

Ms BnF no 9358, fo 118, « À Monsieur/ Monsieur Belin, le fils,/ Docteur en médecine,/ À Troyes » ; Reveillé-Parise, no xciv (tome i, pages 149‑150).

1.

V. notes [10], lettre 162, pour la déclaration royale du 22 octobre 1648, et [178], lettre 166, pour le prêt au denier douze.

2.

« Nous sommes complètement anéantis, et la Fortune n’a pas de retour » (vers de l’Énéide, v. note [44], lettre 155).

3.

« L’heure qui viendra par surcroît, et qui n’est pas espérée, sera la bienvenue » (Horace, Épîtres, livre i, lettre 4, vers 14), pour dire qu’on ne perdra rien à attendre.

4.

V. note [26], lettre 172, pour la venue à Paris du duc d’Orléans et de Mme la Princesse, mère de Condé.

Journal de la Fronde (volume i, fo 22, vo, 16 avril 1649) :

« M. le Prince est arrivé ce soir en cette ville accompagné du maréchal de Gramont, du marquis de La Moussaye, du comte de Palluau et de plusieurs autres seigneurs. »

Mme de Motteville (Mémoires, page 273) :

« M. le Prince fut aussi à Paris, qui n’y reçut pas le même applaudissement que le duc d’Orléans. On l’avait trouvé plus indifférent pour la paix et plus âpre au combat, et par conséquent, il n’y fut pas si bien traité ; mais pour ne pas faire une si notable différence entre les deux, on lui députa un président et deux conseillers {a} qui lui firent les mêmes compliments. Dans les éclaircissements qu’il eut avec Mme de Longueville, {b} elle travailla soigneusement à le détacher des intérêts de la reine. Elle lui fit comprendre qu’il avait tort de se désunir de sa famille et qu’elle pouvait être utile à sa grandeur. Il vit que le prince de Conti {c} tirait de grands avantages de cour ; que Mme de Longueville, qui l’avait conduit à cette considération, était digne d’être écoutée et qu’elle lui pourrait être propre à beaucoup de grandes choses. Il prit goût enfin aux flatteuses illusions de cette princesse, et le sang joint à la politique le lièrent à elle par de nouveaux liens. Ce redoublement d’amitié et de confiance fit qu’insensiblement il se forma dans l’âme de M. le Prince des sentiments dissemblables à ceux qu’il avait eus par le passé et qu’il s’accoutuma peu à peu à parler du Mazarin avec le même mépris que les frondeurs. Ce fut la source du changement qui parut depuis dans sa conduite, et qui causa sa haute et dure manière d’agir avec la reine et son ministre. Elle produisit ensuite ces grandes révolutions de la cour qui causèrent de si grands désordres dans le royaume et dans la famille royale. »


  1. Du Parlement.

  2. Sa sœur.

  3. Son frère.

Marie d’Orléans (Mémoires, pages 82‑83) :

« M. le Prince était charmé de la haine qu’on avait pour lui à Paris, et de ce qu’il avait fait accroire à des bourgeois de la ville qui étaient venus à Saint-Germain qu’il ne se nourrissait que d’oreilles de bourgeois de Paris. Il se piquait de craindre si peu Paris, qu’il y voulait aller seul avant la cour. Cette haine dont il s’était tant moqué ne laissait pas que de l’embarrasser ; il trouva l’invention, pour y être en sûreté, de faire courir sourdement le bruit qu’il était mal avec le cardinal et avant que d’y aller, de proposer des conférences avec M. de Beaufort et le coadjuteur ; sur quoi il les fit donner dans le panneau. Il vint donc à Paris et il les vit tous deux comme il avait été proposé ; mais sitôt qu’il fut parti, il ne fut plus question ni de son accommodement, ni de sa brouillerie avec M. le cardinal. Le Parlement, que ce prince avait voulu perdre et qui s’était déclaré si hautement son ennemi, eut la lâcheté de lui faire une députation dès qu’il fut arrivé ; ce qui donna lieu à bien des écrits pour le blâmer de cette démarche parce qu’ils n’étaient pas tous de cette opinion ; mais comme c’était à la pluralité des voix que cela se décidait, il fallut bien que le moindre nombre cédât au plus grand. »

La femme du duc d’Orléans était Marguerite de Lorraine (sa seconde épouse) ; celle du Grand Condé, Claire-Clémence de Maillé (v. note [63], lettre 101) ; et sa mère, Charlotte-Marguerite de Montmorency (v. note [166], lettre 166).

Tous ces princes et toutes ces princesses avaient été fidèles à la reine et à Mazarin durant les troubles. Leur retour à Paris laissait présager celui du roi ; mais déjà, les cartes se redistribuaient pour mettre en place les lignes de la seconde Fronde, celle des princes.

5.

V. notes [25], lettre 146, pour les Opera anatomica vetera… de Jean ii Riolan, enfin sorties des presses de Gaspard Meturas, et [171], lettre 166, pour« La Vie et la philosophie d’Épicure ».

6.

Montauban, évêché du Quercy (actuel département du Tarn-et-Garonne), avait été l’un des grands fiefs calvinistes de Fance. Assiégée sans succès par les troupes royales en 1621, Montauban fut la dernière place forte réformée à se soumettre (pacifiquement) à l’autorité royale en 1629.

Dans son Histoire de Montauban… (Montauban, Rethoré, 1841, tome 2, page 343), Henry Le Bret (1618-1710) n’a signalé aucun événement particulier à cette période :

« Les guerres de la Fronde eurent un grand retentissement dans la Guyenne, qu’avait indignée la hauteur du duc d’Épernon. Bordeaux prit d’abord les armes et envoya dans toute la province des émissaires pour exciter les autres villes à suivre son exemple. Les rebelles avaient beaucoup compté sur Montauban ; mais toutes les tentatives qu’on fit pour ébranler leur fidélité furent sans succès ; les calvinistes ne rejetèrent pas avec moins de fermeté que les catholiques les propositions qui leur furent adressées. »

7.

Les « 78 directeurs » étaient les membres dits indépendants (par opposition aux presbytériens calvinistes) du Purged Parliament (Parlement épuré, que les royalistes anglais ont rétrospectivement [1660] surnommé, par dérision, Rump Parliament [Parlement croupion]), instance politique unique créée en décembre 1648 à la suite de la Pride’s Purge (purge de Thomas Pride).

Après l’exécution du roi Charles ier (9 février 1649) et la dissolution de la Chambre des Lords (29 mars), ce Parlement restreint allait instaurer (29 mai) le Commonwealth (République) qui gouverna l’Angleterre jusqu’en 1653 (instauration du Protectorat), de concert avec le Conseil de l’armée. Comme membre des deux instances, Oliver Cromwell put dès lors prendre un ascendant décisif sur les affaires britanniques. La soumission de l’Irlande et de l’Écosse fut son premier dessein politique.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Nicolas Belin, le 17 avril 1649

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(Consulté le 23/04/2024)

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