L. 188.  >
À André Falconet,
le 20 juillet 1649

Monsieur, [a][1]

Je suis ravi de savoir que vous avez reçu mon petit présent de l’Anthropographie de M. Riolan. [2] Je souhaite que le livre vous plaise autant que je vous le présente de bon cœur. Il est assez bien étoffé et est fort agréable en la plupart de ce qu’il contient, si ce n’est quand l’auteur est en colère et qu’il mord Bauhinius, [3] Parisanus, [1][4] Hofmannus, [5] Bartholinus [6] et autres avec lesquels il ne veut point de quartier, prétendant avoir raison de se plaindre d’eux et de les maltraiter ainsi. Outre que le livre et la matière qu’il contient sont capables de vous attirer à sa lecture, l’indice que j’y ai fait vous pourra convier à le visiter et à l’examiner en divers endroits. Je l’ai fait curieusement en quelques soirées, tant à cause de l’auteur même, qui est mon ami, que pour le bien du public. Je souhaite qu’il profite à ceux qui le liront. [2] Nous avons ici quantité de fièvres continues, [7] malignes et vermineuses, aussi bien qu’à Lyon. Je n’ai jamais tant vu de vers [8] que cette année depuis 25 ans, et particulièrement in adultis[3] aux garçons, filles et hommes mariés ; mais il n’en meurt point. Je pense qu’en tout Paris il n’y a point de petite vérole. [9] Ainsi, vous voyez qu’il y a grande sympathie de Lyon avec Paris. [4][10] Je me tiens trop honoré de votre amitié pour désirer autre présent de votre part que vos bonnes grâces toutes pures, desquelles, Dieu merci et votre singulière bonté, je me tiens tout glorieux ; mais néanmoins, puisque vous le voulez ainsi, je l’accepte de tout mon cœur à cause de vous et de M. Gassendi, [11] et même, da veniam[5] pour l’amour du bon et très digne personnage Épicure [12] que j’honore particulièrement comme un grand partisan de la vertu morale [13] et duquel je n’ai jamais eu si mauvaise opinion depuis que j’ai vu Sénèque [14] en parler si hardiment qu’il a fait dans ses Épîtres. Mais comme ce beau livre que vous me donnez est en chemin, je l’attendrai avec patience et avec impatience, jusqu’à ce que je puisse y profiter et y amender mon ignorance. Une seule chose me fâche, il faut que je vous dise ce qu’un sénateur romain qui avait le cœur bien placé dit de fort bonne grâce à Auguste, [15] Facis ut vivam, et facies ut moriar ingratus : [6] l’ingratitude ne sera jamais en ma volonté, mais elle sera en effet, vu qu’on ne fait rien de deçà que je puisse vous envoyer en échange ; mais peut-être que l’occasion s’en présentera et je la rechercherai avec soin. Il est ici venu de mauvaises nouvelles du bon et savant M. Gassendi, qu’il était fort malade. Utinam convalescat, et debita suæ famæ gloria fruatur pro tanto opere[7] D’autant que je ne puis lui faire du bien, je ne saurais moins faire que de lui en souhaiter, et à vous aussi tout de même, à qui je serai toute ma vie votre, etc.

De Paris, ce 20e de juillet 1649.

Nouvelles arrivèrent hier que le Mazarin [16] devait aujourd’hui au matin partir à Compiègne [17] pour s’en aller bien accompagné à Saint-Quentin [18] où se doit trouver Pigneranda, [19] plénipotentiaire d’Espagne ; mais peut-être que l’on changera d’avis. [8] La cour est un pays de grimaces, de fourberie, d’imposture et de mensonge. M. de Lionne, [20][21] secrétaire de la reine et créature mazarinesque, est allé à Bruxelles. [22] S’il ne fait pas la paix, c’est son malheur ; s’il la fait, c’est sa perte. Utrumvis fecerit, pœnitebit[9] si bien que miseria nostra magnus est iste nebulo ; imo magnitudine fortunæ suæ miserrimus est[10] Le mal dure il y a fort longtemps ; tandem criticus dies succedet, Grata superveniet, quæ non sperabitur hora[11][23] La guerre n’est pas achevée, est negotium perambulans in tenebris[12][24] Il y a un orage qui menace Paris, ceux de la cour même en sont menacés. Je n’en crains rien pour Paris, Bella, horrida bella ! [13][25] Le Mazarin n’est pas à son aise ni en assurance : il a mangé la France, les Français le mangeront ; il est à la cour tanquam asinus inter simias[14] Je serais très marri d’être cardinal Mazarin, fungus Vaticanus[15] mais je serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble, très obéissant et fidèle serviteur.


a.

Bulderen, no xxiii (tome i, pages 67‑70) ; Reveillé-Parise, no ccclxix (tome ii, pages 524‑526).

1.

Emilio Parisano (Parigiani, Æmilius ou Æmylius Parisanus, Rome vers 1567-1643) étudia la médecine à Padoue sous Fabrizio d’Aquapendente et alla ensuite pratiquer avec succès à Venise. N’ayant jamais disséqué, il voulut écrire sur l’anatomie et fut l’un des plus violents antagonistes de Jean ii Riolan.

Les trois recueils des Æmylii Parisani Romani Philosophi ac Medici Veneti Nobilium Exercitationum [Essais réputés d’Emilio Parisano, natif de Rome, philosophe et médecin vénitien] forment l’essentiel de son œuvre, à dominante polémique. Ils ont été publiés à Venise, in‑fo :

  1. Libri duodecim de Subtilitate ad Ferdinandum ii. Maximum, Potetissimum ac Invictissimu Imperatorem. Accessit Par et Sanius Iuducium, de Seminis a toto proventu, ac de Stigmatibus,

    [Douze livres sur la Subtilité, dédiés à Ferdinand ii, très grand, puissant et invincible empereur (germanique). Avec en outre un Jugement impartial et très sain sur les Semences de toute provenance, et sur les Stigmates] ; {a}

  2. Pars altera de Diaphragmate Lapis Lydius ad Ioannem Riolanum Iuniorem, Anatomicum Parisiensem Medicum Regium,

    [Deuxième partie sur le Diaphragme, Pierre de touche {b} contre Jean Riolan le Jeune, anatomiste parisien et médecin royal] ; {c}

  3. Pars tertia. De seminis a toto proventu, de Prinipiis generationis. Singularis Certaminis Lapis Lydius. Ad Iohannem Gallego de La Serna Malachensem, Catholicorum Philippi iii. et iiii. Hispanarum Undiarum, etc. Regum Archiatrum. De Visione, ad Andream Larurentium olim Henrici iiii. Regis Medicum, Academicum et Anatomicum Monspelliensem. Necnon obiter ad Iohannem Riolanum Regium medicum, et Parisiensem Anatomicum.

    [Troisième partie. Pierre de touche du combat singulier sur les Semences de toute provenance et sur les principes de la génération. Dédié à Juan Gallego de La Serna archiatre de Philippe iii et iv, rois catholiques des Espagnes, des Indes, etc. Sur la Vision, à André Du Laurens, {d} jadis professeur et anatomiste de Montpellier, et médecin du roi Henri iv, ainsi que, incidemment, à Jean Riolan, médecin du roi et anatomiste parisien]. {e}


    1. Evangelista Deuchinus, 1623.

    2. V. note [18], lettre 504.

    3. Marcus Antonius Brogiollus, 1635.

    4. Mort en 1609, v. note [3], lettre 13.

    5. Junte, 1638.

2.

V. note [25], lettre 146, pour les Opera anatomica vetera… de Jean ii Riolan, dont Guy Patin avait établi l’indice (index).

3.

« aux adultes ».

4.

Sympathie est ici à prendre dans son sens médical premier : « de συν, avec, et de παθος, passion, affection ; rapport qui existe entre les actions de deux ou de plusieurs organes [ici, par facétie de Guy Patin, les villes de Paris et Lyon] plus ou moins éloignés et qui fait que l’affection du premier se transmet secondairement aux autres, ou à un des autres, par des moyens qui nous sont inconnus » (Nysten, 1824).

V. note [6] de la Consultation 12 pour l’explication de la sympathie dans la Pathologie de Jean Fernel.

5.

« pardonnez-m’en ».

Dans cette phrase mal construite (ou mal transcrite par les premiers éditeurs), Guy Patin remerciait André Falconet pour l’envoi tant attendu du livre de Gassendi sur la vie et la philosophie d’Épicure (v. note [171], lettre 166). Les Lettres à Lucilius de Sénèque le Jeune abondent en réflexions tant critiques qu’admiratives sur Épicure.

6.

« Tu fais que je vive ingrat et tu feras que je le reste jusqu’à ma mort » (sans source identifiée).

Caius Octavianus Augustus (63 av. J.‑C.-an 14 de notre ère) devint fils adoptif posthume de son grand-oncle maternel, Jules César (assassiné en 44). En 31, il remporta la bataille d’Actium contre Marc Antoine et Lépide, avec qui il avait formé un triumvirat pour venger la mort de César, et devint en 27 le premier empereur romain (Cæsar) sous le nom d’Auguste. Son règne fondateur et prospère a joui de la Pax Romana qui permit à l’Empire de s’établir sur des bases stables et durables. Virgile, Horace, Ovide, Lucrèce et quelques autres attestent brillamment du renouveau littéraire qui fleurit sous Auguste.

7.

« Dieu fasse qu’il se porte mieux et que fructifie la gloire due à son renom pour sa si grande œuvre. » Gassendi séjournait alors en Provence, luttant contre les premières attaques du mal qui allait l’emporter en 1655.

8.

Sur les rives de la Somme, Saint-Quentin (Aisne), en Picardie dans le Vermandois, à 72 kilomètres à l’est d’Amiens, était alors une importante place forte située à une vingtaine de kilomètres de la frontière des Pays-Bas espagnols.

Ce post-scriptum n’est pas daté, mais a dû être ajouté le 23 juillet 1649, selon ce qui se lit dans le Journal de la Fronde en date du 24 juillet (volume i, fo 64 ro) :

« Hier à cinq heures du matin, M. le cardinal partit de Compiègne accompagné des ducs de Vendôme et de Mercœur, de MM. d’Avaux, Servien et Le Tellier, et quelques autres, pour aller sur la frontière où l’on dit qu’il se doit aboucher avec le comte de Pigneranda, en pleine campagne, pour y conclure le traité de paix ; et prit à cette fin quantité de charpentiers pour y faire des logements. Quelques-uns assurent le contraire, disant que les Espagnols ne veulent point la paix et que Son Éminence n’est allée là que pour quelques affaires de guerre fort importantes. D’autres ajoutent que les Espagnols ayant refusé de traiter avec M. le cardinal, on avait proposé à M. le duc d’Orléans de s’y trouver, ce que Son Altesse Royale n’a point voulu faire à moins que l’archiduc s’y trouvât aussi, lequel n’a point d’ordre d’Espagne pour cela. L’affaire est demeurée là. »

9.

« Qu’il fasse l’un ou l’autre, il aura à s’en repentir ».

Hugues de Lionne (Grenoble 1611-Paris 1er septembre 1671), marquis de Fresnes et de Berny, était le fils d’Artus de Lionne (v. note [5], lettre 351) et par sa mère, le neveu du contrôleur général des finances Abel de Servien qui le prit pour commis dès qu’il eut atteint l’âge de 18 ans. Mazarin s’était associé Hugues de Lionne lors des interminables négociations de la paix de Münster et l’avait nommé conseiller d’État (1643). Il était depuis 1646 secrétaire des commandements de la régente. Les pourparlers qu’il entamait alors avec l’Espagne menèrent, après dix ans d’efforts soutenus, à la conclusion de la paix des Pyrénées (1659). Nommé ministre d’État, Lionne prit en 1661 la succession de Mazarin aux affaires étrangères et contribua pendant dix années à toutes les négociations diplomatiques qui assurèrent à la France le statut de première puissance d’Europe.

Lionne était d’un caractère naturellement indolent et s’adonnait avec passion aux plaisirs. Grand joueur, grand dissipateur, fort désintéressé, il ne se refusait rien, même aux dépens de sa santé. Très paresseux d’ordinaire, il était infatigable, dit l’abbé de Choisy (Mémoires, livre ii, pages 89‑90), et passait à travailler les jours et les nuits quand la nécessité y était, n’attendant aucun secours de ses commis, tirant tout de lui-même, écrivant de sa main ou dictant toutes les dépêches, donnant peu d’heures de la journée aux affaires de l’État et croyant regagner par sa vivacité le temps que ses passions lui faisaient perdre. La scandaleuse conduite de sa femme et de sa fille, la marquise de Cœuvres, fut pour lui une cause de chagrin profond qui empoisonna les dernières années de sa vie (G.D.U. xixe s.).

10.

« pour notre malheur, celui-là [Mazarin] est un grand faquin ; et qui plus est, l’immensité de sa fortune le rend tout à fait misérable. »

11.

« enfin, le jour critique arrivera. “ Sonnera l’heure bienvenue, qu’on n’espère plus ” [Horace, Épîtres, livre i, lettre 4, vers 14]. »

12.

« c’est une négociation qui chemine dans l’ombre » (Psaumes, v. note [5], lettre 174).

13.

« Des guerres, d’horribles guerres ! » ; Virgile, Énéide (chant vi, vers 86‑87) :

Bella, horrida bella,
et Thybrim multo spumantem sanguine cerno
.

[Je vois des guerres, d’horribles guerres, et le Tibre bouillonnant de sang].

14.

« comme un âne parmi des singes » (v. note [11], lettre 122).

15.

« champignon du Vatican », v. note [10], lettre 53.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 20 juillet 1649

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(Consulté le 20/04/2024)

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