L. 196.  >
À André Falconet,
le 6 septembre 1649

Monsieur, [a][1]

On imprime ici le livre latin in‑fo du P. Caussin ; [2] celui de la Cour sainte est véritablement plein de rhapsodies, et principalement aux 3e et 4e tome. Ce fut l’avarice du libraire qui pressa ce bon père d’augmenter le nombre de ces volumes afin de gagner davantage ; et néanmoins le bonhomme était épuisé, il avait mis tout ce qu’il savait de bon dans les deux premiers tomes. [1] Un autre jésuite nommé Cornelius à Lapide [3] en a fait de même : il a commenté presque toute la Bible en douze tomes, mais il a mis plus d’érudition dans ses deux premiers sur les livres de Moïse [4] et sur les épîtres de saint Paul [5] qu’il n’y en a dans les dix autres. [2] Il est d’un homme savant comme d’un sac : quelque plein qu’il soit, il s’épuise et enfin demeure vide à force d’en tirer.

J’attends de jour en jour des nouvelles du manuscrit pathologique de M. Hofmann [6] qu’on m’envoie d’Allemagne. J’en ai moins d’obligation à sa veuve et à sa fille, qui sont tous les héritiers qu’il a laissés, [7][8] qu’à 50 écus que je leur ai fait toucher, dont même j’ai quittance. Quand j’aurai ce manuscrit, j’aviserai de le joindre avec son compagnon, qui est un manuscrit physiologique du même auteur que j’ai il y a plus d’un an. Je pense que de tous deux ensemble on pourrait faire un bon volume et qui serait très utile à ceux qui se voudraient enfoncer dans la controverse de médecine. [3] Mais je vous dirai librement que ce dernier manuscrit, quoique très achevé et bien écrit de la main de l’auteur, a plusieurs défauts. 1o Il pique trop et sans raison M. Riolan [9] et beaucoup d’autres, et même notre Fernel, [10] quoiqu’à tort et faussement. 2o Il se constitue arbitre dans les questions anatomiques au lieu de prouver, par la démonstration oculaire de ceux qui ont manié le couteau en ce métier, ce qu’il avance, [11] comme il le pourrait aisément faire. 3o Il remarque en quelque endroit que Du Laurens [12] a dit une certaine vérité anatomique qui ne lui serait jamais, dit-il, venue dans l’esprit s’il ne l’eût apprise de Fabricius d’Aquapendente, [13] à la table duquel il a été quelques années ; or cela est très faux, ledit sieur Du Laurens n’ayant jamais étudié qu’à Paris sous Louis Duret [14] durant sept années, après lesquelles il s’en alla exercer la médecine à Carcassonne [15] et delà, vint à la cour avec la comtesse de Tonnerre, [4][16] par la recommandation de laquelle il fut fait médecin du roi par quartier et professeur royal à Montpellier [17] contre les lois et les statuts [18] de l’École, par arrêt du Conseil privé [19] qu’il eut bien de la peine à faire vérifier à Toulouse. [20] Après, il fut fait médecin de la reine l’an 1603, et l’année 1606 premier médecin du roi, et mourut l’an 1609. [5] Ainsi il ne fut jamais à Padoue, [21] ce que je sais fort bien, étant il y a 23 ans passés le médecin de la famille de MM. Du Laurens qui sont deux conseillers [22][23] et un maître des requêtes[24] le père [25] desquels, qui était le frère cadet d’André Du Laurens, n’est mort que depuis dix ans d’une fièvre quarte, [26] âgé de 87 ans, et qui m’en a autrefois raconté tout ce que j’en ai voulu. [6] Nous avons ici un médecin nommé Tardy [27] qui est bien savant dans l’Hippocrate et l’Aristote, qui sait force grec et qui néanmoins n’est guère plus sage que votre Meyssonnier. [28] Nous ne saurions l’empêcher d’écrire, mais nous l’empêchons d’imprimer. [7] Quand il se trouve en consultation [29][30] avec moi, il ne manque pas de me prier que je le laisse parler, ayant de fort belles choses à dire sur ce sujet. Je m’en donne quelquefois le plaisir quand les affaires ne me pressent point trop. Il y a quelque temps qu’il était question d’une fièvre continue [31] avec de grandes douleurs de tête, il me conta merveilles du syllogisme, [32] du diaphragme [33] et des qualités de la ciguë. [8][34] On peut dire de lui ce qu’un certain proconsul dit de saint Paul dans les Actes des apôtres, Votre grand savoir vous met hors du sens[9][35] Je suis, etc.

De Paris, ce 6e de septembre 1649.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no xvii (pages 64‑68) ; Bulderen, no xxvii (tome i, pages 78‑80) ; Reveillé-Parise, no ccclxxiii (tome ii, pages 532‑535).

1.

V. notes [5], lettre 37, pour la Cour sainte du P. Nicolas Caussin, et [50], lettre 176, pour son nouveau livre en latin, Domus Dei… [La Maison de Dieu].

2.

Cornelius à Lapide, jésuite (Cornelis Cornelissen van den Steen en hollandais, Corneille [fils de Corneille] de La Pierre, en français, Bocholt, Limbourg 1567-Rome 1637) enseigna l’hébreu à Louvain puis fit à Rome des leçons sur l’Écriture Sainte. Ses Commentaria sur tous les livres de la Bible ont grandement servi à tous les théologiens qui sont venus après lui. Ils ont été publiés d’abord séparément à Anvers de 1614 à 1642, puis réunis deux fois (Anvers, 1681, 10 volumes ; Venise, 1708, 16 volumes in‑fo) (G.D.U. xixe s.).

Guy Patin avait spécialement apprécié les :

3.

Les Chrestomathies physiologiques et pathologiques de Caspar Hofmann qui ne parurent qu’en 1668 (v. notes [13], lettre 150, et [1], lettre 929).

V. notes [19], lettre 152, pour sa veuve, Maria Magdalena Busenreuth, et [11], lettre 186, pour sa fille, Sabina Laux, à qui Guy Patin avait acheté 50 écus le manuscrit des pathologiques.

4.

Claude Catherine de Clermont-Tonnerre, duchesse de Retz (Paris 1543-ibid; 1603), veuve en 1562 de Jean d’Annebaut, baron de Retz, se remaria en 1565 avec Albert de Gondi (Florence 1522-Paris 1602), maréchal de France en 1573. Les Gondi lièrent dès lors leur nom à celui de Retz.

Située dans le Pays Nantais, sur la rive sud de l’estuaire de la Loire, autour de Machecoul et Pornic (Loire-Atlantique), le Pays de Retz (ou Rais) était une baronnie qui fut érigée en duché-pairie en 1581. Quatre fils naquirent de cette union, dont Philippe-Emmanuel, le père du cardinal de Retz, alors coadjuteur de l’archevêque de Paris (v. note [18], lettre 186). Femme de guerre et femme savante, Claude Catherine fut dame d’honneur et amie de Catherine de Médicis, épouse du roi Henri ii, et gouvernante des enfants de France.

5.

Le roi et la reine dont André i Du Laurens fut médecin sont Henri iv et sa seconde épouse, Marie de Médicis ; mais ce que Guy Patin dit ici (et a redit ailleurs, v. notes [18], lettre 368, et [51] de L’ultime procès de Théophraste Renaudot contre la Faculté de médecine de Paris) du reste de sa carrière contredit la biographie établie par Astruc (v. note [3], lettre 13). Il s’est même vigoureusement attaqué à la version de Patin dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de la Faculté de médecine de Montpellier (pages 247‑248) :

« Point de séjour de Du Laurens à Paris pendant sa jeunesse ; point d’étude sous Duret pendant sept ans ; point de doctorat pris dans la Faculté d’Avignon ; point de résidence à Carcassonne pour y exercer la médecine ; point de nécessité de prendre de nouveau le doctorat à Montpellier, puisqu’il l’y avait déjà pris ; {a} point d’opposition à ses provisions et par conséquent, point d’arrêt du Conseil d’État pour en ordonner l’exécution et point de difficulté à faire enregistrer au parlement de Toulouse un arrêt qui n’a jamais existé. Je regarde tous ces faits comme le fruit de l’imagination vive de Guy Patin. »


  1. En 1583.

Astruc ajoute en note (page 247) :

« On trouve dans Moréri un précis de la vie de Du Laurens, que Moréri avait copié de Guy Patin et que plusieurs ont copié après lui, où l’on trouve le roman de la vie de Du Laurens qu’on réfute. On ne saurait suivre de guide plus infidèle que Guy Patin, surtout quand il s’agit de médecins de la Faculté de Montpellier. »

Dans ses Curieuses recherches sur les Écoles en médecine de Paris et de Montpellier… (v. note [13], lettre 177 ; page 8, avec redites pages 162 et 166), Jean ii Riolan n’a pas donné tort à Patin (mais pouvait-on s’attendre au contraire ?) :

« Le sieur Du Laurens étant docteur d’Avignon, fut contraint pour demeurer à Montpellier, et y exercer une lecture, {a} de se faire derechef docteur de l’École de Montpellier, comme un simple novice. »


  1. Royale.

6.

Antoine-Richard Du Laurens, sieur de Chevry, frère cadet d’André i, l’anatomiste de Montpellier, avait été avocat au Conseil. De son mariage avec la plus jeune fille de l’avocat Anne Robert, il eut sept enfants. Deux de ses fils étaient devenus conseillers au Parlement de Paris : Antoine, mort en 1640, Robert (v. note [13], lettre 53), et Maximilien, sieur de Chamblay, qui avait été reçu en la première Chambre des requêtes en 1642 et qui mourut en 1652. Le maître des requêtes était Jean Baltazar (v. note [5], lettre 822) qui avait épousé leur sœur, Louise Du Laurens (Popoff, no 1544). La solide référence de Guy Patin aux dires du propre frère d’André i Du Laurens peut tout de même laisser planer un doute sur la fière assurance de Jean Atruc qu’il a fondée, écrit-il, sur des « titres authentiques » (sans les citer ni référencer).

7.

V. note [35], lettre 156, pour Claude Tardy et son commentaire in libellum Hippocratis de Virginum morbis [sur l’opuscule d’Hippocrate des maladies des vierges] (Paris, 1648).

8.

Syllogisme (Furetière) :

« argument composé de trois propositions, lequel a cette propriété que, quand il est en forme, la conclusion s’ensuit nécessairement des deux prémisses, {a} en sorte que si elles sont véritables et nécessaires, la conclusion est convaincante et fait une démonstration, et on l’appelle apodictique. {b} Quand les propositions sont seulement vraisemblables ou contingentes, on l’appelle dialectique ; et quand elles n’ont qu’une fausse apparence de vérité, on l’appelle sophistique. »


  1. La majeure et la mineure (v. note [19], lettre 376).

  2. V. note [21], lettre 500, pour le développement complet d’un syllogisme de Raymond Lulle.

Diaphragme (ibid.) :

« membrane ou muscle nerveux qui sépare la poitrine d’avec le bas-ventre, et qui est comme une espèce de plancher qui est entre les parties vitales et les naturelles, et entre les deux étages du tronc du corps. »

Ciguë (ibid.) :

« herbe ressemblant au persil, qui est d’une excessive froideur. Elle a beaucoup d’usage en médecine, quoique ce soit un poison. Quelques-uns sont devenus fous pour avoir mis en leur potage des feuilles de ciguë au lieu de persil. La ciguë est ennemie du cerveau, comme les cantharides {a} de la vessie et le lièvre marin {b} du poumon. Socrate condamné à mort, {c} but de la ciguë. La ciguë prise en breuvage cause des vertiges et convulsions, trouble la vue et l’entendement, rend les extrémités froides et bouche les conduits de la respiration. La ciguë est aliment à l’étourneau et poison à l’oie. La ciguë fait mieux son effet quand elle est prise avec du vin. La ciguë est moins dangereuse ici que dans les pays chauds. » {d}


  1. V. note [9], lettre 515.

  2. V. note [14], lettre 995.

  3. V. note [4], lettre 500.

  4. V. notes [12], lettre 803, pour l’emploi de la ciguë par voie externe dans le traitement des cancers, et [7], lettre 610, pour le livre de Johann Jakob Wepfer qui a tenté de percer l’énigme de sa toxicité (Bâle, 1679).

Mettre ensemble syllogisme, terme de logique, diaphragme, terme d’anatomie, et ciguë, terme de botanique pharmaceutique, était pour Guy Patin une manière de brocarder le brouillard qui obscurcissait sans doute le raisonnement de son confrère Tardy.

9.

« Il [Paul] en était là de sa défense quand Festus dit à haute voix : “ Tu es fou, Paul ; ton grand savoir te fait perdre la tête ” [insanis Paule multæ te litteræ ad insaniam convertunt]. Sur quoi Paul de dire : “ Je ne suis pas fou, très excellent Festus, mais je parle un langage de vérité et de bon sens ” » (Actes des apôtres, 26:24‑25, sur saint Paul, captif à Césarée, défendant sa cause devant le roi Agrippa).

L’Esprit de Guy Patin donne une version allongée de ce paragraphe (v. note [60‑1] du Faux Patiniana II‑1), mais il serait hasardeux de tenir ces addistions pour authentiques.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 6 septembre 1649

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(Consulté le 26/04/2024)

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