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À André Falconet,
le 12 octobre 1649

Monsieur, [a][1]

Vous me mandez par votre dernière que vous m’écrirez un de ces jours. Je n’attendrai point celle-là pour vous faire réponse. Je suis si aise de m’entretenir avec vous qu’en attendant d’autre matière qui pourra venir, je vous trace la présente pour vous dire quod in pari casu scribebat ante annos 40 incomparabilis Iosephus Scaliger [2] amico suo illustri Isaaco Casaubono, convalescenti : Gaudeo quod convalescas et melius valeas, et sic alius factus fueris περι του ραιζειν. [1][3] Vous avez été malade, vous en êtes guéri, sit nomen Domini benedictum ! [2] J’approuve fort l’usage du bain d’eau tiède [4] in diathesi calculosa[3][5] après les grands remèdes, comme vous faites ; mais je pense que le meilleur de tous, et le plus grand secret qui soit en cette affaire, est αοινια, vini privatio[4] vu que le vin [6] est la chose du monde la plus propre à engendrer du sable et de la pierre. [7] C’est la raison qui m’oblige à ne boire que de l’eau ou du moins, du vin bien trempé, ayant peur aussi de la pierre qui est, comme vous savez litteratorum carnifex[5] Avec cela, cinq ou six bonnes saignées [8] de précaution par an et autant de breuvages faits de casse [9] et de séné, [10] avec une once de sirop de roses pâles [11] achèveront et accompliront le mystère d’une parfaite santé, telle que je vous la désire ; mais j’ai tort de vous dire des remèdes, vous les savez mieux que moi et peut-être devant moi. Noctuas Athenas asportavi, sed amico bene valenti ignoscat amicus meritissimus, ne dicam, aut potius, ut dicam, de me supra modum et optime meritus[6] Je vous remercie du bon accueil que vous avez fait à M. Mauger, [7][12] qui est véritablement un homme d’esprit et emucntæ naris[8][13] Notre pauvre et affligée province de Picardie n’en porte pas de tels treize à la douzaine ; et néanmoins, je me console de ce que unus Anacharsis apud Scythas natus, factus est philosophus[9][14] à ce que dit Sénèque, [15] et que le poète que j’aime le mieux, savoir sanctissimus Iuvenalis[10][16] a fort bien dit à mon sens et à mon profit :

                  Democriti sapientia monstrat
Magnos posse viros, et magna exempla daturos
Vervecum in patria, crassoque sub aere nasci
[11]

Si la peste [17] continue en Languedoc, il fera fort bien de n’y point aller ; aussi n’y a-t-il guère à faire. Nous avons ici quantité de fièvres continues, [18] doubles-tierces, [19] de dysenteries [20] et petites véroles [21] qui nous font fort courir. M. Riolan [22] est aujourd’hui l’ancien [23] de notre École par la mort de M. Toutain [24] qui est allé après notre grand Piètre [25] et qui n’a été notre ancien que sept mois ou environ. [12] On n’a rien imprimé ici depuis quatre mois de meilleur que le Courrier du temps[26] Ce sont huit cahiers antimazariniques [27] qui sont fort bons. [13] Si vous ne les avez point vus, je vous les offre. Je vous baise les mains et suis de toute mon affection votre, etc.

De Paris, ce 12e d’octobre 1649.


a.

Bulderen, no xxv (tome i, pages 73‑75) ; Reveillé-Parise, no ccclxxi (tome ii, pages 529‑530). Les deux datent cette lettre du 12 août 1649, mais son contenu mène à corriger en 12 octobre (décès de Michel Toutain le 11 octobre 1649).

1.

« ce qu’en pareil cas, il y a 40 ans, l’incomparable Joseph Scaliger écrivait à son illustre ami Isaac Casaubon, convalescent : “ Je me réjouis que vous repreniez des forces et que vous vous portiez mieux, et qu’un autre ainsi s’en trouve soulagé. ” »

André Falconet souffrait alors de coliques néphrétiques (lithiase urinaire). Les huit dernières des 108 lettres latines (Ép. lat.) de Scaliger (mort en 1609) à Isaac Casaubon (mort en 1614) sont datées de 1608 ; je n’y ai pas trouvé de passage qui approche la citation de Patin.

2.

« béni soit le nom du Seigneur ! »

3.

« dans la diathèse calculeuse [maladie lithiasique] ».

4.

« l’abstinence du vin » (grec et latin).

5.

« le bourreau des lettrés. »

6.

« J’ai envoyé des chouettes à Athènes [porté de l’eau à la rivière ; v. note [5], lettre 144] ; mais qu’un ami très méritant, pour ne pas dire ou plutôt pour dire qu’il a extrêmement et parfaitement mérité de moi, le pardonne à un ami en pleine santé. »

7.

Mauger (prénom inconnu), jeune étudiant en médecine de Beauvais, s’était placé sous la protection de Guy Patin, son compatriote ; friand de voyages, il servait alors occasionnellement de courrier entre Patin et ses deux amis de Lyon, Spon et Falconet. Il ne figure pas dans les listes de médecins gradués des facultés de Paris (Baron) et de Montpellier (Dulieu). V. note [8], lettre 470, pour le seul ouvrage pseudonyme qu’on lui connaisse.

8.

« et de flair subtil. » (Horace, Satires, Livre i, iv, vers 8).

9.

« un seul Anacharsis est né chez les Scythes, et il est devenu philosophe » (phrase non trouvée dans Sénèque le Jeune qui n’a apparemment parlé d’Anacharsis que pour savoir s’il a ou non inventé la roue du potier).

Anacharsis, philosophe scythe, était le fils d’une femme grecque et de Gnurus, roi des tribus nomades des bords du Pont-Euxin. Il vint à Athènes vers 589 av. J.‑C., devint l’ami et le disciple de Solon (v. notule {a}, note [6], lettre 380) et se rendit célèbre en Grèce par son désintéressement, l’étendue de ses connaissances et l’austérité de ses mœurs. De retour dans sa patrie, il voulut y introduire les coutumes et les dieux de la Grèce, et fut tué pour cette impiété par son frère Saulius devenu roi des Scythes (G.D.U. xixe s.).

10.

« le très sacré Juvénal ».

11.

« La sagesse de Démocrite [v. note [9], lettre 455] démontre que de grands hommes, capables de donner de beaux exemples, peuvent naître au pays des moutons et sous un ciel grossier » (Juvénal, Satire x, vers 47‑50).

12.

Nicolas Piètre était mort le 27 février, et Michel Toutain (v. note [19], lettre 172), le 11 octobre 1649 (Comment. F.M.P., tome xiv, fo 380 vo).

13.

Le Courrier du temps, apportant ce qui se passe de plus secret en la cour des princes de l’Europe (Amsterdam [Paris], Sausonius, septembre 1649, 32 pages en huit cahiers de quatre pages) est une imitation de la Gazette consistant en un recueil de lettres datées du 1er août au 1er septembre 1649, prétendues émaner de diverses villes d’Europe et de France contre Mazarin.

On y lit, par exemple, à propos de la liesse qui avait embrasé Paris au retour du roi, le 18 août (pages 26‑29) :

« Cette joie si publique, qui a continué plusieurs jours et plusieurs nuits dans Paris, fait assez connaître l’imprudence de ce ministre de s’être si longtemps opposé au retour du roi, qui eût établi la confiance et empêché les désordres qui sont survenus dans les provinces pendant son absence ; mais il est difficile de vaincre la peur naturelle qui le saisit aux occasions les plus importantes. La bonté que la reine a pour lui, la protection que Son Altesse Royale {a} lui promit en ce rencontre, la valeur de M. le Prince, qui était à ses côtés, ne purent l’assurer. Il fallut encore négocier quelques jours auparavant avec les bateliers et acheter d’eux la paix ; encore ne fut-il pas satisfait de la promesse qu’ils firent d’oublier tout le passé pourvu qu’il voulût mieux vivre à l’avenir. Il lui fallut des otages, et en nombre considérable, qui lui furent présentés au Bourget. Ce ne fut pas encore assez, il leur fit renouveler leur parole en présence de Leurs Majestés. Véritablement, après une déclaration aussi favorable, son cœur se déserta, il ne put contenir sa joie, les embrassa avec tendresse, leur frappa dans la main et pour gagner leur confiance, il leur fit une ample distribution de louis d’or ; puis les entretint d’affaires d’État, leur parla de ses négociations et les voulut faire juges de sa conduite passée. Leur facilité à recevoir ses présents et le peu de contradiction qu’ils apportèrent à ses puissantes considérations politiques, appuyées d’un raisonnement élevé et confirmées par l’autorité de Machiavel, cité très à propos à ces dignes auditeurs, lui fit espérer qu’il pourrait avec le temps les gagner et les mettre de son côté. Pour s’insinuer davantage dans leurs esprits, il leur fit connaître avec beaucoup d’adresse de quelle considération ils étaient à l’État pour l’union et les forces d’un corps si considérable. Il s’enquit ensuite s’ils n’avaient point quelques intérêts particuliers ; et apprenant de leur bouche leur grande contestation avec les tonneliers, il déclara aussitôt qu’il s’en rendrait juge avec obligation de condamner les derniers comme les plus faibles et les moins à craindre. Enfin, il se sépara d’eux avec beaucoup de civilité, les reconduisit jusqu’hors de sa chambre, disant tout haut qu’ils étaient députés d’un corps auquel cet honneur était dû.

[…] Le corps des tonneliers ayant su la déclaration que cet arbitre équitable avait faite en faveur des bateliers, par cette seule considération qu’ils étaient les plus forts et les plus entreprenants, a fait union avec les crocheteurs et porte-chaises. Ils firent hier leur revue et se sont trouvés plus de douze mil, tous capables de jouer du pic et du croc, ce qu’ils ont fait savoir au cardinal Mazarin auparavant qu’il jugeât leur différend avec les bateliers. L’on ne doute plus qu’il ne se déclare pour les derniers qui sont les plus forts, si ce n’est qu’à son ordinaire il veuille négocier et se rendre médiateur entre des personnes si considérables à l’État. Le sieur Saintot, ambassadeur du cardinal Mazarin au royaume des Halles, y a été envoyé pour faire une alliance offensive et défensive entre ces peuples et Son Éminence. Il n’y a pas trouvé la facilité qu’il s’était promis, n’ayant pu obtenir d’eux qu’une trêve pendant quelques mois, et encore ç’a été à condition qu’on leur ôterait les taxes qu’on avait mises sur les boutiques de leur Cité. »


  1. Gaston d’Orléans.

Ce libelle, où bateliers et tonneliers désignent sans doute le Parlement et la Ville de Paris, est attribué à Antoine Fouquet de Croissy, secrétaire du roi, puis conseiller au Parlement reçu en 1641 en la troisième des Enquêtes, l’un des plus ardents partisans du Grand Condé au temps de la Fronde (Popoff, no 1240, et Jestaz).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 12 octobre 1649

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(Consulté le 29/03/2024)

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