L. 239.  >
À André Falconet,
le 16 août 1650

Monsieur, [a][1]

Pour réponse à la vôtre, je vous dirai que l’envie en toute sorte de profession est un des apanages de la nature humaine et une des suivantes de son infirmité. [1] C’est un vice qui est attaché à toute sorte de conditions, les moines [2] disent que c’est la force de la male tache du péché originel ; [2] et moi qui suis philosophe et qui en ce cas-là, dois recourir à la cause la plus proche, je pense que c’est l’orgueil de l’esprit humain et l’avarice de l’homme qui le rendent envieux. La plupart des hommes sont glorieux et aiment à vivre aux dépens de qui que ce soit, c’est pourquoi ils tâchent de s’élever par-dessus les autres, se servant de la médisance qui est la fille de l’envie. L’amour-propre fait bien des narcisses, et quoique ce beau garçon des poètes [3] n’ait jamais été marié, [3] sa race n’en est pas néanmoins éteinte. Hésiode [4] parlant de l’envie n’y a point mis les médecins. Le vers même que vous en avez cité ne parle que de gueux et de chantres, le précédent est des potiers et autres ouvriers. [4][5] Quelques-uns disent Non est invidia supra medicorum invidiam ; [5] je pense qu’il vaut mieux dire mendicorum. On dit qu’il y a trois métiers sujets à l’envie, je crois bien qu’il y en a pour le moins trois : les moines, les mendiants et les marchands ; les autres conditions y ont aussi leur part. Votre M. de La Guilleminière [6] vous en est un clair exemple. [6] Je sais bien qu’il a bonne opinion de soi-même et qu’il s’en fait accroire. Il a tort de vous accuser d’avoir purgé [7] votre malade le quatrième jour, vu que cette entreprise vous a réussi, et au malade pareillement. Il n’y était pas pour savoir quel motif vous a porté à l’entreprendre, et il est mal fondé de dire que de purger le quatrième jour soit contre la doctrine d’Hippocrate [8] et de Galien. [9] Turgente materia quotidie licet purgare[7] Vous n’avez rien fait que par la règle des indications, qui vous ont conduit la main et l’esprit si bien et si heureusement que le malade en est échappé. Ce que vous avez donné pour le purger n’a été qu’un minoratif, [8][10] et les Anciens en avaient de semblables au commencement des maladies. Un médicament composé de deux drachmes de séné, [11] de casse [12] et de tamarin [13] ne peut pas être autrement appelé. [9] Vous pouvez encore alléguer une autre raison, savoir que dans les maladies, de peur d’une inflammation [14] interne, il est plus sûr de purger que de permettre que l’humeur morbifique pourrisse dans la première région, [15] de peur que cette humeur séreuse et maligne ne soit portée au cerveau et au poumon. [10] Le bonhomme Baillou [16] est en ce cas tout à fait pour vous, mais notre Fernel, [17] qui est bien un autre homme, l’est encore davantage : c’est au 3e livre de sa Méthode générale, chapitre 12. [11] Je suis honteux de l’innocence de cet homme qui s’en veut faire accroire à Lyon et qui croit si simplement qu’on n’oserait purger avant le septième. Depuis 26 ans je l’ai entrepris plus de cent fois et toujours avec bon succès. Feu M. Nicolas Piètre, [18] qui a été mon bon maître, mais à dire vrai un homme tout à fait incomparable, m’en avait montré l’exemple ; et comme un jour en pareil cas, l’an 1633, je lui alléguai l’aphorisme 22 du 1er livre, Concocta medicari opportet non cruda, etc., [12][19] il me répondit en peu de mots, C’est un bel aphorisme, mais il n’en faut point abuser. Nos malades n’ont que faire de nos disputes scolastiques. [13][20] Fernel a été à la vérité contredit par un Italien trop galénique et fort envieux nommé Alexandre Massaria, [21] au 2d tome de ses Œuvres[14] et par Sassonia ; [15][22] quoiqu’à dire vrai, ces deux professeurs de Padoue [23] n’aient apparemment guère vu de malades, non plus que Sennert [24] qui a néanmoins agité cette question au second livre des fièvres, chapitre 6. [16] C’est pourquoi, si cette querelle dure plus longtemps entre vous deux, faites valoir l’autorité de Fernel qui est le prince de tous les modernes et vous appuyez de l’événement qui est de votre côté, ce qui lui doit imposer silence s’il est sage. Vale et me ama[17]

De Paris, ce 16e d’août 1650.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no xxvi (pages 91‑95) ; Bulderen, no xliii (tome i, pages 123‑125) ; Reveillé-Parise, no ccclxxxiii (tome ii, pages 556‑558).

1.

Un des effets de sa faiblesse.

2.

Male tache : tache mauvaise, indélébile ; « Ensemble la male tache y demeurait perpétuellement, si énormément engravée en l’âme, en corps et renommée que le diable ne l’eût point ôtée » (Rabelais, Pantagruel, chapitre xvi).

3.

Narcisse (Fr. Noël) : « fils de Céphisse et de la Nymphe Liriope, ayant méprisé la Nymphe Écho, fut puni par la déesse Némésis (v. note [3], lettre 395). Tirésias avait prédit à ses parents qu’il vivrait tant qu’il ne se verrait pas. Une fontaine limpide lui présenta un jour sa propre figure, il devint amoureux de sa ressemblance, se laissa consumer d’amour et de désir sur le bord de cette fontaine, et fut changé en la fleur qui porte son nom. Ce délire l’accompagna jusque dans les enfers où il se regarde encore dans les eaux du Styx. »

4.

Hésiode, poète didactique grec du viiie s. av. J.‑C., né à Ascra (Boétie), a laissé trois œuvres principales : la Théogonie, les Travaux et les Jours, et le Bouclier.

Les Travaux et les jours (vers 23‑27) :

« Le voisin envie le voisin ardent à s’enrichir. Cette lutte est bonne aux mortels. Le potier est jaloux du potier, et le charron du charron ; le mendiant {a} porte envie au mendiant, et l’aède {b} à l’aède. »


  1. Le gueux.

  2. Le chantre.

Figulus figulo invidet, faber fabro [Le potier jalouse le potier, l’ouvrier jalouse l’ouvrier] est un adage commenté par Érasme (no 125) :

« la ressemblance des artisans dans leur métier provoque entre eux plus de rivalité que de bienveillance. ».

5.

« Il n’y a pas de jalousie au-dessus de celle des médecins » (dicton dont l’origine exacte n’a pas été trouvée). En jouant sur les mots, Guy Patin proposait d’y remplacer medicorum [des médecins] par mendicorum [des mendiants].

6.

La Guilleminière est l’autre nom de Pierre Guillemin, agrégé du Collège des médecins de Lyon, alors en querelle avec André Falconet.

7.

« Quand la matière est enflée, il est permis de purger quotidiennement. »

8.

Minoratif : « remède pour purger doucement » (Trévoux, avec cette phrase de Guy Patin pour illustrer sa définition).

9.

Tamarin (de l’arabe thamar hindi, datte d’Inde) : « arbre qui croît dans l’Égypte, l’Arabie, l’Éthiopie et le Sénégal. Il s’élève aussi haut que nos noyers. Son fruit est une silique, ou gousse, grosse comme le pouce et longue comme le doigt, qui renferme une pulpe dans laquelle se trouvent des noyaux ou semences approchant des lupins. Ce fruit se nomme aussi tamarin. Sa pulpe est purgative et astringente. On l’emploie dans plusieurs occasions, et singulièrement pour corriger les purgatifs trop violents, tels que le tithymale, la scammonée, etc. » (Académie).

10.

V. note [1], lettre 151, pour la division du corps en régions. La première étant celle de la tête et du cou, il semble ici y avoir eu confusion dans l’esprit de Guy Patin (ou plus probablement erreur de transcription) car il évoquait une affection de la troisième région (abdomen) menaçant de diffuser aux première (cerveau) et deuxième (poumons).

La maladie hippocratique se déroulait classiquement en trois phases : crudité, coction, crise. Pour les humeurs nuisibles (morbifiques ou peccantes) responsables du mal, cela correspondait à deux états, cru puis cuit, précédant leur évacuation par les émonctoires (vomissement, défécation, sudation, urination). La coction se faisait par étapes successives ; Fernel en dénommait la dernière concoction (maturation complète des humeurs peccantes).

Tout l’art du médecin consistait, en intervenant au moment le plus opportun, à aider la nature dans son opération de suppression spontanée de la maladie. Le débat entre Falconet et La Guilleminière portait sur le meilleur moment pour purger dans les maladies aiguës : fallait-il attendre une coction parfaite de l’humeur vicieuse accumulée autour des viscères abdominaux (estomac, pancréas, rate, foie, mésentère), ou bien, au contraire, agir avant cela en vue d’éviter son accumulation excessive (cacochymie, v. note [8], lettre 5), avec alors danger de la laisser diffuser à l’ensemble du corps en risquant d’emporter le malade ? En fait, l’autorité d’Hippocrate autorise les deux attitudes et Fernel, s’appuyant sur l’autorité du Maître de Cos (v. infra note [11]), a même recommandé la seconde.

11.

Le chapitre xii du livre iii (La Manière de purger [De purgandi Ratione]) de la Méthode pour remédier (ou Thérapeutique universelle de Jean Fernel, édition française de Paris, 1655, v. note [1], lettre 36) est intitulé En quel temps de la maladie, en quel jour et à quelle heure il convient de purger [Quo morbi tempore, quo die, quaque hora purgandum]. Concernant la purgation trop précoce du malade que La Guilleminière reprochait à Falconet, on y lit notamment (page 201) :

« C’est cela même qu’Hippocrate a ordonné de médicamenter et mouvoir ce qui est cuit, et non pas ce qui est cru. Toutefois, dans l’accroissement de la maladie, lorsque la matière n’est pas encore parfaitement cuite, mais seulement manifestement, lorsqu’elle est cuite obscurément, il est aussi permis de l’évacuer en quelque façon. Car le précepte d’Hippocrate est de médicamenter ce qui est cuit parfaitement, mais de quelque sorte que ce soit ; et bientôt après, il n’excepte de ce qui doit être médicamenté que ce qui est absolument cru, comme dans le commencement des maladies. Ainsi il permet de médicamenter tout ce qui sera cuit en quelque façon que ce soit : peu ce qui sera cuit obscurément, modérément ce qui le sera manifestement, mais puissamment ce qui le sera parfaitement. »

Fernel ajoute un peu plus loin (pages 202‑203) :

« Ainsi l’expérience de l’art a fait souvent remarquer que par la purgation, soit qu’elle arrivât d’elle-même, ou par industrie, la concoction était avancée et bientôt après, les urines rendues plus pures et avec lie, et que la maladie douteuse et dangereuse devenait sûre et salutaire. C’est cela même que conseille Hippocrate : qu’au commencement des maladies aiguës, il faut user de médicaments et que s’il y a quelque chose à mouvoir dans les maladies, il faut que cela soit lorsqu’elles commencent. Or d’autant plus que la maladie est aiguë, plus aussi faut-il avancer et ordonner une puissante purgation afin qu’aux maladies extrêmes il soit aussi apporté des remèdes extrêmes. Après avoir exhorté par ces raisons, non seulement à la promptitude, mais encore à la force du remède, il enseigne d’évacuer incontinent, dès le même jour, toute la matière émue, de peur qu’étant agitée çà et là, elle ne se jette sur quelque principale partie, et n’apporte quelque malheur soudain et imprévu. »

12.

« Il faut traiter pendant la coction, et non la crudité, etc. »

Cet aphorisme complet d’Hippocrate (1re section, no 22, Littré Hip, volume 6>, page 469) est :

« Purger et mettre en mouvement les humeurs en état de coction, mais non en état de crudité, {a} non plus que dans les commencements, à moins qu’il n’y ait orgasme ; {b} en général, il n’y a pas orgasme. »


  1. V. note [3], lettre 228, pour la crudité et la coction qui, dans le déroulement hippocratique des maladies, précédaient la crise.

  2. L’orgasme (hippocratique, v. note [7], lettre 479) était précisément ce qu’avait redouté André Falconet chez son malade : une ardeur excessive (congestion ou turgescence) de l’humeur peccante qui la pousse à migrer sans cesse d’un endroit à l’autre du corps.

13.

Disputes d’écoles (v. note [3], lettre 433).

14.

Alessàndro Massaria (Vicence 1510-Padoue 1598) étudia la philosophie à Padoue, puis l’anatomie et la médecine sous la direction de Gabriel Fallope (v. note [16], lettre 427). Reçu docteur, il revint à Vicence où il pratiqua et enseigna l’anatomie. Appelé en 1578 à Venise, il y exerça avec grand succès avant de succéder en 1587 à Girolamo Mercuriali (v. note [16], lettre 18) comme professeur de médecine à l’Université de Padoue. Son admiration pour Galien était si grande qu’il aimait mieux, disait-il, avoir tort avec lui que d’avoir raison avec les modernes. Massaria contribua à renverser le système des Arabes et à remettre en honneur la méthode expérimentale fondée sur l’observation du malade. Ses travaux ont été réunis :

Alexandri Massariæ Vicentini, Antiq. et Celeb. Gymnasii Patavini Doctoris primarii, Opera Medica : quibus methodus ac ratio cognoscendi et curandi totius humani corporis morbos, ad nativam genuinamque Hippocratis et Galeni mentem vere optimeque instituitur. Subiiciuntur Tractatus quatuor utilissimi, De Peste, De Affectibus Renum et Vesicæ, De Pulsibus, et De Urinis : Consilium pro febre catarrhali cum totius macie, ventriculi imbecillitate, mesenterii obstructione, mœstitia et vigiliis : Liber Responsorum et Consultationum Medicinalium. Accedunt postremo Disputationes duæ, Una de Scopis Mittendi Sanguinem, Altera de Purgatione in principio morborum, quam excipit Additamentum apologeticum ad priorem. Omnia accurate recognita, et indicibus tum Tractatum, tum Rerum notabiliorum illustrata.

[Œuvres médicales d’Alessàndro Massaria, natif de Vicence, ancien et célèbre premier professeur de l’Université de Padoue, où sont véritablement et excellemment établis la méthode et le moyen de diagnostiquer et soigner les maladies de tout le corps humain, dans l’esprit original et authentique d’Hippocrate et Galien. Y sont joints : quatre traités extrêmement utiles sur la peste, sur les affections des reins et de la vessie, sur les pouls, et sur les urines ; un avis pour traiter la fièvre catarrhale avec émaciation du corps entier, la faiblesse de l’estomac, l’obstruction du mésentère, la tristesse profonde et les insomnies ; un livre de réponses et de consultations médicales. Avec à la fin deux discussions : l’une sur des observations concernant la saignée, l’autre sur la purgation au début des maladies, dont le contenu est à tenir pour un supplément apologétique à la première partie. Le tout a été soigneusement revu, et enrichi d’index contenant les traités et les faits remarquables. Toute dernière édition purgée de ses fautes]. {a}


  1. Lyon, Ioannes-Amatus Candy, 1634, in‑fo de 865 pages, plusieurs rééditions (v. note [2], lettre 939, pour celle de Lyon, 1669).

    En parlant de « 2d tome », Guy Patin évoquait sans doute la Disputatio secunda, De Purgatione in principio morborum, qui se trouve dans la dernière partie, pages 684‑722, où les critiques de Jean Fernel occupent les pages 718‑719.


15.

Èrcole Sassonia (Padoue 1551-ibid. 1607), docteur en médecine à l’Université de sa ville natale, alla se fixer à Venise en 1579 où il fit jusqu’en 1582 des cours particuliers de médecine, dont le profit lui constitua une fortune considérable. Ensuite, son rival Capivaccio (v. note [10], lettre 401) étant mort, Sassonia retourna à Padoue où il fut promu à la seconde chaire officielle de médecine pratique. Entre bien d’autres avis médicaux, Sassonia était partisan de l’origine américaine de la syphilis et prôna son traitement par le mercure. Pierre Uffenbach a réuni les œuvres de Sassonia sous le titre de Pantheon medicinæ selectum, seu medicinæ templum in libros xi distinctum [Panthéon choisi de médecine, ou le temple de la médecine réparti en 11 livres] (Francfort, 1603, in‑fo).

16.

De Febribus libri iv.  Autore Daniele Sennerto, Vratisl. Siles. D. et Medicinæ in Academia Wittebergensi Profess. ac Serenis. Elect. Saxon. Medico. Editio secunda auctior, cui accessit Fasciculus medicamentorum contra Pestem.

[Quatre livres des fièvres, par Daniel Sennert, natif de Breslau en Silésie, {a} docteur et professeur de médecine à l’Université de Wittemberg, et médecin du sérénissime électeur de Saxe. Seconde édition augmentée, avec un livret des médicaments contre la peste]. {b}


  1. V. notes [21], lettre 6, pour Daniel Sennert, et [6], lettre de Charles Spon, datée du 24 avril 1657, pour Breslau.

  2. Wittemberg, veuve et héritiers de Zacharia Schürerus l’Ancien, 1628, in‑4o ; Paris, Société des libraires, 1633, pour la 3e édition.

Les titres des livres sont :

  1. De Febre in genere, et de febre ephemera [La Fièvre en général, et la fièvre éphémère] ;

  2. De Febribus putridis [Les Fièvres putrides] ;

  3. De Febre hectica [La Fièvre hectique] ;

  4. De Peste, pestilentibusque ac malignis Febribus [La Peste, et les fièvres pestilentielles et malignes].

Le chapitre vi du livre ii, intitulé De Purgatione in febribus [La Purgation dans les fièvres] (pages 95‑114), est divisé en paragraphes dont quelques-uns correspondent à la difficile question d’indication dont Guy Patin avait débattu dans sa lettre :

17.

« Adieu et aimez-moi. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 16 août 1650

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0239

(Consulté le 20/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.