L. 261.  >
À André Falconet,
le 21 avril 1651

Monsieur, [a][1]

Je vous remercie de la peine que vous avez prise de donner ma lettre à M. Guillemin. [2] Je ne lui ai écrit qu’à bon dessein, il n’est rien de tel que de vivre en paix et en amitié, que les gens de bien disent être l’âme du monde, tandis que les marchands, les financiers et les partisans donnent cette belle qualité à l’argent qu’ils adorent comme leur dieu. Pour moi, je fais amitié avec qui je puis, et ne suis ennemi que du vice et de la fourberie, sans pourtant y rechercher d’autre intérêt que la satisfaction que j’ai en mon âme d’être en bonne intelligence avec les gens de bien. Pour ce qui est des méchants, je me retire tant que je puis de leur compagnie et je ne me mêle point avec eux ; que s’il en arrive quelquefois autrement, c’est par nécessité et non par inclination. Je puis me vanter que mes ennemis ont bon temps, je ne pense à eux que pour les mépriser ; ils s’amenderont s’ils peuvent, je ne les hais qu’en tant qu’ils sont vicieux. [3]

Pour vos douleurs néphrétiques, [4] je ne pense pas qu’il y ait deux meilleurs remèdes au monde, tant pour la précaution que pour la guérison, que les deux que Galien [5][6] a tant recommandés dans les fièvres continues, [7] φλεβοτομια και ψυχροποσια, la saignée et la boisson d’eau froide. [8] Sans ces deux secours, on ne peut rien avancer : la saignée arrête la fluxion et apaise la douleur ; l’eau froide éteint le feu et empêche l’inflammation. [9] Le vin [10] est l’ennemi des reins, qu’ils ne peuvent souffrir. Abstenez-vous-en et attendez d’en boire que je sois à Lyon ou que vous soyez à Paris. Je souhaiterais au moins, pour vous en désaccoutumer petit à petit, que vous ne bussiez que de l’eau à déjeuner et à souper ; à chacun de ces repas trois grands verres. L’eau froide et pure est merveilleusement amie des reins et de la vessie. Pour le dîner, vous boirez un petit < peu de > vin avec huit fois autant d’eau, j’entends vin de pays, blanc ou clairet il n’importe ; mais j’exclurais de votre table tout vin de Bourgogne, [11] de Condrieu, [12] de Graves, [13] et tout ce qui vient de Guyenne [14][15] et de Languedoc. [16] Si vous pouviez ne boire que de l’eau, ce serait encore mieux ; et en ce cas, vous n’auriez que faire de penser aux eaux minérales d’Auvergne, de Vichy [17] ni de Saint-Myon. [1][18] Je crois que la meilleure ne vous vaut rien puisqu’elles sont diurétiques et qu’elles charrient à la partie affectée. [2][19] Les deux remèdes que je vous ai dits, avec les fréquentes purgations [20] de séné, [21] casse [22] et sirop de roses pâles, [23] avec le demi-bain, [3][24] y feront plus que toutes les eaux minérales de France et vous pourrez aisément obtenir à Lyon ce que vous ne trouverez pas en Auvergne. Pour le fromage, [25] il est remarquable que tout le monde en dit du mal. Hippocrate [26] même l’a condamné. Pour moi, je n’en use jamais et ne l’aime point ; et néanmoins, les Suisses qui en mangent beaucoup ne sont guère sujets à la pierre. [4][27][28][29] Si vous allez à Vichy pour essayer de ces eaux, préparez-vous auparavant fort exactement à leur usage et quand même vous les rendriez fort bien, prenez garde qu’elles ne vous soient un bien présent et un mal à venir ; car étant chaudes et purgatives, elles me sont fort suspectes et je crains qu’elles n’augmentent l’intempérie chaude des viscères. Si nous avions le bonheur de nous rencontrer quelque part, j’en serais ravi, quelle joie ce serait pour moi ! Il se pourra présenter quelque occasion qui nous fera aller vers Lyon, [30] je me détournerai toujours fort volontiers de trente lieues pour vous aller embrasser. Je souhaiterais que ce fût ici à Paris dans mon étude, [31] je vous puis assurer qu’elle est belle. J’ai fait mettre sur le manteau de la cheminée un beau tableau d’un crucifix qu’un peintre que j’avais fait tailler [32] me donna l’an 1627. Aux deux côtés du bon Dieu, nous y sommes tous deux en portrait, le maître [33] et la maîtresse. [34] Au-dessous du crucifix, sont les deux portraits de feu mon père [35] et de feu ma mère. [36] Aux deux coins, sont les deux portraits d’Érasme [37] et de J. Scaliger. [38] Vous savez bien le mérite de ces deux hommes divins. Si vous doutez du premier, vous n’avez qu’à lire ses Adages, ses Paraphrases sur le Nouveau Testament et ses Épîtres[5][39][40][41] J’ai aussi une passion particulière pour Scaliger, des œuvres duquel j’aime et chéris les Épîtres [42] et les Poèmes particulièrement ; [6][43] j’honore aussi extrêmement ses autres œuvres, mais je ne les entends point ; aussi quand je les lis, je baisse la tête en me souvenant de ce qu’a dit Martial, Non omnibus datum est habere nasum[7][44] Outre les ornements qui sont à ma cheminée, il y a au milieu de ma bibliothèque [45][46] une grande poutre qui passe par le milieu de la largeur de bout en bout, sur laquelle il y a douze tableaux d’hommes illustres d’un côté et autant de l’autre, y ayant assez de lumière par les croisées opposées ; [8] si bien que je suis, Dieu merci, en belle et bonne compagnie avec belle clarté. Je vous y souhaiterais aussi fort. Je suis, etc.

De Paris, ce 21e d’avril 1651.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no xxxiv (pages 118‑122) ; Bulderen, no lvii (tome i, pages 164‑167) ; Reveillé-Parise, no cccxciv (tome ii, pages 582‑584).

1.

V. note [8], lettre 97, pour Saint-Myon (Puy-de-Dôme).

Vichy (Allier) était déjà une ville thermale réputée au xviie s., une de ses plus célèbres adeptes fut Mme de Sévigné.

2.

« Charrier se dit des choses liquides qui dans leur cours en emportent d’autres plus solides avec elles » (Furetière).

3.

Demi-bain (Encyclopédie méthodique) :

« espèce de bain dans lequel on fait asseoir des personnes incommodées, de sorte que l’eau ne s’élève pas au-dessus du nombril. On le donne dans des circonstances où l’on ne veut pas plonger tout le corps dans un bain, soit qu’on n’ait pas besoin de se servir du bain pour tout l’individu, soit qu’on redoute un trop grand affaiblissement, soit qu’on craigne quelque autre mauvais effet de l’impression physique et mécanique de l’eau sur tout le corps à la fois. Le demi-bain est très propre à calmer les coliques néphrétiques et hépatiques, à résoudre les embarras du ventre et surtout des voies urinaires, à rappeler les évacuations périodiques du sexe, à tempérer les inflammations {a} des parties génitales »


  1. V. note [6], lettre latine 412.

4.

V. le Traité de la Conservation de santé, chapitre ii, pour la mauvaise opinion générale de Guy Patin sur le fromage, et la note [12], lettre latine 87, pour son horreur particulière du fromage blanc.

5.

Les Paraphrases d’Érasme ont paru en plusieurs volumes latins séparés entre 1519 et 1524, adressées aux quatre grands souverains de son époque (Charles Quint, François ier, Henri viii, Ferdinand d’Autriche). Elles ont ensuite été traduites en plusieurs langues, dont :

Exégèse des Évangiles qu’on qualifierait aujourd’hui de rationaliste, les Paraphrases valurent à Érasme, comme d’autres de ses écrits, d’être accusé d’hérésie par Rome. Les théologiens anglicans les choisirent en effet pour être l’un des ouvrages fondateurs de leur nouvelle religion. Jean-Claude Margolin (Érasme et l’Angleterre, Notulæ Erasminæ ii, Bruxelles, La Lettre volée à la Maison d’Érasme, 1998, page 57) a relaté que le 31 juillet 1547, Richard Grafton, imprimeur officiel de la Couronne, publiait les Injonctions du nouveau roi Édouard vi, successeur de Henri viii,

« qui comprenaient l’ordre pour toutes les paroisses du royaume d’être munies d’exemplaires de la Grande Bible et, selon les termes officiels, du Paraphrasis of Erasmus also in English upon the Gospels. {a} Ainsi, à tous les offices, tous les paroissiens, d’un bout à l’autre de l’Angleterre, pourraient lire un texte unique à l’estampille royale et, si je puis dire, érasmienne. Les membres du clergé étaient tenus également de posséder personnellement au moins un exemplaire de la Bible en anglais et des Paraphrases d’Érasme en anglais. C’est ainsi que l’humaniste chrétien devint peu à peu, malgré le court passage sur le trône d’Angleterre de la catholique Mary {b} – surnommée “ Marie la sanglante ” par les Anglais réformés – un auteur officiel, étroitement associé à la célébration du culte anglican. Étrange destin, pourtant assez compréhensible si l’on songe à l’attitude critique, sinon contestataire d’Érasme en ce qui concerne un grand nombre de pratiques de la religion catholique, et sa condamnation du caractère temporel de la vie de tant de prélats, et même du souverain pontife, l’humaniste de Rotterdam devenait l’un des piliers de l’anglicanisme. On ne s’étonnera pas si, de nos jours encore, le nom d’Érasme est beaucoup plus familier à un Anglais de culture moyenne qu’à un Français de culture équivalente. »


  1. « Paraphrase d’Érasme, aussi en anglais, sur les Évangiles ».

  2. Marie Tudor (v. note [8] du Borboniana 3 manuscrit), demi-sœur d’Édouard vi, épouse (en 1554) du futur roi Philippe ii d’Espagne (en 1556), régna sur l’Angleterre et l’Irlande de 1553 à 1558, période durant laquelle elle tenta sans succès d’y rétablir la religion catholique.

6.

Iosephi Scaligeri Iul. Cæs. F. Poemata omnia, ex museio Petri Scriverii.

[Tous les poèmes de Joseph Scaliger, fils de Jules-César, Petrus Scriverius {a} les a tirés de sa bibliothèque]. {b}


  1. V. note [51] du Grotiana 2.

  2. Leyde, Raphelingius, 1615 , in‑8o. Ce livre est divisé en trois parties qui sont paginées séparément :

    • Poemata propria, Latina et Græca [Poèmes latins et grecs qu’il a lui-même écrits] (166 pages) ;

    • Poemata Græca, versa ex Lat., Ital. et Gall. [Poèmes grecs qu’il a traduits du latin, de l’italien et du français] (144 pages) ;

    • Poemata Latina, versa e Græco [Poèmes latins qu’il a traduits du grec] (184 pages).

    Comme poète, Joseph Scaliger s’est acquis bien moins de réputation que son père.

7.

« Il n’est pas donné à tous d’avoir du goût » (Martial, Épigrammes, livre i, 41, vers 18, avec cuicumque au lieu d’omnibus).

8.

Dans sa lettre du 2 décembre 1650, Guy Patin avait déjà donné à André Falconet une énumération partielle de ces 24 tableaux tels qu’ils étaient disposés dans son précédent logis.

Ce qu’il décrivait ici de son cabinet de travail (étude) est précieux car unique dans sa correspondance. Cette vaste pièce rectangulaire se situait au premier étage de l’aile principale de sa maison, place du Chevalier du Guet (v. sa note [12]), dont elle occupait la moitié de la largeur et toute la longueur, avec une fenêtre (croisée) à chaque extrémité : l’une ouvrait à l’est, sur la place, et l’autre à l’ouest, en direction de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois et du Louvre. La poutre décorée de gravures était orientée nord-sud, traversant le plafond de la salle en son milieu. Ses deux autres murs devaient être aveugles et tapissés par les rayons de la bibliothèque : le premier, au nord, était mitoyen de la maison voisine, occupée par les Miron (v. note [3], lettre 833, pour les travaux de maçonnerie exécutés en 1665) ; le second mur, au sud, était séparé de la cour par l’autre moitié de l’étage, occupée par une chambre à coucher et un cabinet rempli d’autres livres, avec ouvertures sur la cour (v. note [14] de La bibliothèque de Guy Patin et sa dispersion), et par la cage d’escalier.

En poussant plus loin cet audacieux plan imaginaire, la cheminée devait être à l’une des extrémités du mur nord ; deux portes percées dans le mur sud, communiquaient l’une avec l’escalier (pour recevoir les visiteurs) et l’autre, avec la réserve ; une troisième donnait peut-être accès à la chambre à coucher. L’écritoire de Patin était sans doute placé à côté de l’âtre, sous l’une des deux fenêtres. Le frontispice de la première édition des Lettres (1683) en donne une idée, sans pouvoir affirmer qu’il s’agit d’une représentation fidèle à la réalité : il y est représenté devant l’angle nord-est de sa bibliothèque avec, derrière lui, le rideau de la fenêtre a ouvrant à l’est.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 21 avril 1651

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0261

(Consulté le 25/04/2024)

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