L. 267.  >
À Charles Spon,
le 22 septembre 1651

Monsieur, [a][1]

Je vous envoyai ma dernière lettre le 15e d’août et ce jour-là même on me vint prier d’aller voir un malade, c’était M. Hobbes [2][3] qui a écrit un livre Du citoyen, que notre bon ami M. Sorbière [4] a traduit en français. [1] Je trouvai ce pauvre homme en assez mauvais état : ventre dur, tranchées, [2][5] vomissements, avec de telles douleurs qu’il avait voulu se tuer. C’est un philosophe stoïcien, mélancolique [6] et outre cela, anglais. Je le remis un peu en meilleur état par aliments et par lavements, [7][8] m’ayant pourtant refusé d’être saigné, quoi qu’il en eût bien besoin, sous ombre qu’il avait 64 ans. Dès le lendemain, m’étant un peu plus insinué dans ses bonnes grâces, il me permit de le faire saigner, [9] ce qui fut fait à son grand soulagement, en m’alléguant après pour excuse qu’il n’eût pas pensé qu’on eût pu lui tirer de si mauvais sang à son âge. Après cela, nous fûmes camarades et grands amis. Je lui permis de boire de la petite bière [10] tant qu’il voulut. À la fin, après un petit purgatif[11] il fut remis en bon état. Il m’en a bien remercié et m’a dit qu’il voulait m’envoyer quelque chose de beau quand il serait en Angleterre. Puisse-t-il bientôt y retourner gai et joyeux, et sans autre espérance de récompense ! On parle ici de la mort du pape. [3][12] Si cela est, le cardinal Mazarin [13] pourra quitter Cologne [14] et s’en aller à Rome, il a assez de notre argent pour acheter le papat ; mais dira quelqu’un, s’il devenait pape, il excommunierait [15] tous les Français, et particulièrement ceux qui l’ont haï comme nous. J’espérerais au contraire qu’il nous aimerait et qu’étant notre Saint-Père, il réparerait tant de mal qu’il nous a fait comme cardinal et premier ministre. Qu’à cela près il devienne pape, mais je n’en ai pas trop bonne opinion. Le jeudi 7e de septembre, tout Paris a été en une fête fort solennelle. Le roi [16] a été au Palais y faire déclarer sa majorité. [17] Toute la cour était merveilleusement brave et leste, et il n’y eut jamais tant de peuple par les rues ni tant de réjouissances. [4] Dieu en bénisse la suite pour le repos des honnêtes gens.

Nous avons ici malade un méchant fripon de notre métier qui est M. Élie Béda des Fougerais, [18] mais je ne puis croire qu’il en meure. Il donne souvent de l’antimoine, [19] mais il n’en prendra pas pour lui. Il semble que Dieu laisse vivre les charlatans [20] plus longtemps que les autres pour voir s’ils s’amenderont ; néanmoins, il pourrait bien prendre celui-ci en toute assurance sans attendre de lui aucune conversion, [21] car il est tout à fait hors d’espoir d’amendement. Je ne crois pas qu’il y ait sur la terre un charlatan plus déterminé et plus perverti que ce malheureux chimiste, [22] boiteux des deux côtés comme Vulcain, [5][23] qui tue plus de monde avec son antimoine que trois hommes de bien n’en sauvent avec les remèdes ordinaires. Je pense que si cet homme croyait qu’il y eût au monde un plus grand charlatan que lui, il tâcherait de le faire empoisonner. Il a dans sa pochette de la poudre blanche, de la rouge et de la jaune. Il guérit toutes sortes de maladies et se fourre partout. Ceux qui ne le connaissent point l’admirent, les autres le détestent et s’en moquent ; mais c’est assez parlé de cet homme qui n’en vaut pas la peine.

On dit que la Mancini, [24] femme du duc de Mercœur [25] et nièce de Mazarin, [26] est ici quelque part cachée dans un monastère, et le petit Mancini, [27] son frère, [6] chez le comte d’Harcourt. [28] S’il est vrai, il faut avouer que ces petits bilboquets de la Fortune [29] sont bien malheureux et qu’ils se mettent en grand danger d’être ici assommés, [7] vu la haine publique des grands et des petits contre leur oncle et sa race. Je vous baise les mains et suis, etc.

De Paris, ce 22e de septembre 1651.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no xxxv (pages 122‑126) ; Bulderen, no lxi (tome i, pages 180‑182) à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no cccxcviii (tome ii, pages 593‑596) à André Falconet. Les premiers mots indiquent une date (15 août) qui ne peut renvoyer qu’à une lettre adressée à Spon (non conservée), car la dernière lettre à Falconet datait du 5 septembre.

1.
Thomas Hobbes (Westport, Wiltshire 1588-Hardwick Hall 1679) avait publié en 1640 un traité de philosophie politique, The Elements of law, natural and politic [Les Éléments de loi, naturelle et politique], défendant la monarchie absolue qu’il considérait comme la seule manière de juguler l’individualisme belliqueux de l’homme. L’installation du Long Parliament (novembre 1640), préludant à l’explosion de la guerre civile, lui avait alors fait préférer l’exil à Paris où il séjourna de 1640 à 1651 ; année même où il publiait son ouvrage le plus célèbre, Leviathan, or the matter, form, and power of a common-wealth, ecclesiastical and civil… [Léviathan, ou la manière, la forme et le pouvoir d’une république, ecclésiastique et civile…] (Londres, A. Crooke, in‑fo), qui lui valut d’être accusé d’athéisme et de déloyauté à l’égard de la Couronne d’Angleterre, en faveur de la République de Cromwell. Au moment où Patin le soignait, Hobbes s’apprêtait à échapper aux ennuis en regagnant l’Angleterre où il arriva à la fin de 1651.

Sous le tite d’Éléments philosophiques du bon Citoyen. Traité politique où les fondements de la société civile sont découverts, par Thomas Hobbes, et traduits en français par un de ses amis (Paris, Jean Jénault, 1651, in‑8o ; première édition à Amsterdam, 1649), Samuel Sorbière avait traduit la Elementorum philosophiæ Sectio tertia : de Cive [Troisième section des Éléments de philosophie : Du Citoyen] (Paris, sans nom, 1642, in‑4o, pour l’édition originale). Sorbière a dit grand bien de ce livre et de son auteur dans sa lettre à Guy Patin, datée du 15 octobre 1646 (v. sa note [12]). Bien que qualifiée de Sectio tertia, c’était la première partie d’une trilogie (Elementa philosophiæ) dont les deux autres sections, De Corpore (sectio prima, Du Corps, v. note [14], lettre 406) et De Homine (sectio secunda, De l’Homme), allaient respectivement paraître en 1655 et 1658.

Le début de la Préface française du bon Citoyen résume ainsi les intentions de Hobbes :

« Je vous promets, lecteur, quatre choses capables de vous obliger à quelque attention, et desquelles je vous mettrai quelques traits devant les yeux dans cette préface. Je tâcherai donc de vous y faire remarquer la dignité et l’utilité de la matière que je veux traiter, la droite et courte méthode dont je me servirai, la juste cause et la bonne intention qui m’ont fait prendre la plume, et enfin la modération avec laquelle je coucherai par écrit mes pensées. J’expliquerai en ce traité quels sont les devoirs des hommes, premièrement en tant qu’hommes, puis en tant que citoyens, et finalement en tant que chrétiens ; dans lesquelles trois sortes de devoirs sont contenus les éléments du droit de la nature et du droit des gens, l’origine et la force de la justice, et même aussi l’essence de la religion chrétienne, autant que le permettent les bornes que je me suis données. »

2.

Tranchée : « colique [v. note [2], lettre 347] ou douleur de ventre qui est causée par des vents enfermés dans les boyaux » (Furetière).

3.

Faux bruit, v. note [3], lettre 266.

4.

Louis xiv avait eu 13 ans le 5 septembre 1651.

Journal de la Fronde (volume i, fos 473 vo et 474 ro, Paris, 8 septembre 1651) :

« Hier […], l’on fit la cavalcade qui accompagna le roi au Parlement, laquelle était certainement fort belle, mais non pas fort nombreuse en personnes de haute condition, n’y < en > ayant eu que 40 ou 50, qui parurent très superbement vêtues. Il y eut un prodigieux concours de peuple qui se mettait jusque sur le toit des maisons pour la voir passer. L’on remarqua que le roi y tint une gravité fort majestueuse et une contenance qui démentait son âge de 13 ans accomplis. La reine les suivit en carrosse avec MM. les ducs d’Anjou et d’Orléans, le reste étant à cheval, aussi bien que le roi. Il arriva à 10 heures dans la chapelle du Palais où il y eut dispute pour la préséance entre M. de Vendôme et M. d’Elbeuf, et entre celui-ci et M. d’Épernon qui prétend que le duché d’Épernon est de plus ancienne création que celui d’Elbeuf ; mais comme ce n’était pas le lieu pour décider cette question, le roi leur commanda de sortir tous trois, ce qu’ils firent ; et en même temps, le Parlement députa quatre présidents et huit conseillers qui allèrent recevoir le roi dans la Sainte-Chapelle ; {a} et Sa Majesté s’étant siégée dans son lit de justice, la reine commença à parler et dit qu’elle était venue pour mettre le gouvernement de l’État entre les mains du roi à présent qu’il avait atteint l’âge de la majorité. Alors, le roi prit la parole et fit de fort bonne grâce un petit discours fort joli par lequel il remercia la reine des soins qu’elle avait pris de gouverner son État, et qu’il en acceptait le gouvernement pour l’administration suivant ses constitutions et lois fondamentales. Il remercia aussi M. le duc d’Orléans et après, il dit qu’il avait des édits à vérifier, dont M. le Chancelier dirait ses intentions à la Compagnie. Celui-ci en parla ensuite et loua fort la conduite que la reine avait tenue pendant sa régence, et fit un discours sur le même sujet ; et l’avocat général Talon en fit après un autre fort beau, exhortant Sa Majesté à faire réflexion sur les misères de son peuple et à travailler à la paix ; après quoi, la déclaration de l’innocence de M. le Prince y fut lue et enregistrée avec deux édits, l’un contre les duels et l’autre contre les blasphémateurs. Avant que sortir, Sa Majesté embrassa Son Altesse Royale et s’en retourna en carrosse à cause de la chaleur. »


  1. V. note [38], lettre 342.

Le fait politique le plus marquant de ce lit de justice fut la Déclaration du roi du 6 septembre 1651 portant défenses au cardinal Mazarin, ses parents, alliés et domestiques étrangers, de rentrer dans ce royaume ; et à tous officiers et autres, de les y souffrir. Louis xiv et sa mère condamnaient les agissements passés et récents du cardinal, à l’encontre de la Couronne et des princes. Le 29 janvier suivant, la cour accueillait pourtant avec grande joie Mazarin à Poitiers et poursuivait de plus belle sa guerre contre le prince de Condé.

5.

Vulcain est le fils mythique de Jupiter et de Junon. « Un jour que le père des dieux, irrité contre Junon de ce qu’elle avait excité une tempête pour faire périr Hercule [v. note [3], lettre de Reiner von Neuhaus, datée du 21 octobre 1663], l’avait suspendue au milieu des airs avec deux pesantes enclumes aux pieds, Vulcain voulut aller à son secours ; Jupiter le prit par un pied et le précipita du ciel dans l’île de Lemnos où il tomba presque sans vie après avoir roulé tout le jour dans la vaste étendue des airs. Les habitants de Lemnos le relevèrent et l’emportèrent, mais il demeura toujours boiteux de cette chute » (Fr. Noël). Réconcilié avec l’Olympe, Vulcain devint le dieu forgeron, maître du feu et des métaux.

6.

Michel-Paul Mancini (1636-17 juillet 1652) était le deuxième des dix enfants de Geronima Mazzarina et de Michele Lorenzo Mancini. Il était arrivé à Paris en septembre 1647, en compagnie de ses sœurs, Laure, son aînée (alors récemment devenue duchesse de Mercœur, v. note [6], lettre 265), et Olympe, sa puînée, ainsi que de sa cousine Anne-Marie Martinozzi. Michel-Paul était devenu le compagnon de jeux et de chasse de Louis xiv, et Mazarin fondait sur lui de grands espoirs, désirant en faire son héritier ; mais tout s’écroula au combat de la porte Saint-Antoine (2 juillet 1652) : engagé dans les troupes royales, il fut blessé à la cuisse par une balle de mousquet et en mourut 15 jours plus tard (v. note [13], lettre 292).

7.

Bilboquet (Académie) : « petite figure qui a deux plombs aux deux jambes, et qui est posée de manière que, de quelque façon qu’on la tourne, elle se trouve toujours debout. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 22 septembre 1651

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(Consulté le 20/04/2024)

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