L. 271.  >
À André Falconet,
le 3 novembre 1651

Monsieur, [a][1]

Je vous ai bien de l’obligation de la belle lettre que vous m’avez écrite, comme aussi de vos beaux présents, j’entends l’Utilité jésuitique et l’Almanach de M. Meyssonnier ; [2] ce grand livre in‑fo de médecine française qu’il promettait, quand viendra-t-il ? [1] Je vous remercie du bon accueil que vous avez bien voulu faire à M. Séguy. [2][3] J’ai bien regret qu’il n’a séjourné davantage à Lyon afin de vous entretenir, vous eussiez connu un honnête homme. Nous avons fait vendanger à ma maison des champs [4] où nous n’avons eu que cinq muids de vin [5] qui ont été aussitôt enlevés par les marchands, qui en ont donné 100 écus. Le vin est très fort et très bon cette année, [6] les grandes chaleurs l’ont extrêmement perfectionné, mais elles en ont beaucoup diminué la quantité. Plusieurs vignerons du village, qui doivent à notre succession, [3] en ont donné quelques muids en paie que nous avons vendus, et en avons seulement fait serrer en notre cave trois muids pour notre provision, mais nous avons pris le meilleur pour nous. [7] Nous n’en buvons pas beaucoup, joint que tous les ans l’on m’en donne d’ailleurs quelques pièces. Mon médecin [8] est ici auprès de moi, [4] et l’avocat, Carolus, [9] est encore avec sa mère, où il étudie toujours ; mais ils seront ici avant la Saint-Martin. M. Brousse [10] avait ici écrit à un de ses amis la joie qu’il avait eue de vous avoir rencontré à Lyon, et que vous lui aviez parlé de moi et même montré une de mes lettres. Il est mon bon ami de longue main et il est très honnête homme. Vous étiez bien adressé [5] à lui et je vous ai bien de l’obligation de parler comme cela de moi aux honnêtes gens qui passent à Lyon. Je ne hais pas si fort les bons pères loyolites [11] qu’il vous a dit, mais ut vere dicam[6] je ne les aime point du tout : c’est une cabale de fins et rusés politiques qui font leurs affaires per fas et nefas [7] dans le monde in nomine Domini et prætextu religionis, quam semper et ubique simulant, astute et calide ; [8] ils affectent puissamment de passer pour très prudents, sed nimia illa prudentia degenerat in versutiam pravam et iniquam, quam Græci παναρχος dicunt ; [9] j’aime mieux leurs livres que leurs personnes, bien que la plupart de ce qu’ils font ne soit guère que très médiocre. Je suis bien aise que vous ayez réussi en l’ophtalmie [12] de M. A. et hoc summe iure[10] car vous y avez employé le vrai secret, qui est la saignée ; [13] toute la chimie [14] n’en a point de meilleur ; Dieu soit loué qu’il est guéri. M. d’Ocquerre Potier, [15] ce jeune conseiller de la Cour que vous vîtes à Lyon l’an passé, est ici de retour ; [11] il m’a donné un beau livre et une médaille d’argent du pape [16] d’aujourd’hui, en récompense des bons avis que je lui avais mandés d’ici, surtout qu’il se gardât bien de beaucoup d’embûches qui se trouvent dressées en Italie à des gens de son âge, qui sont ceux que Lipse [17] a donnés dans ses Épîtres[12][18] Il m’a juré qu’il en était revenu aussi sage qu’il y était allé et je le crois, vu qu’il est homme d’honneur et de bonne conscience. Il me dit qu’il ne m’avait apporté ni chapelet, ni indulgence et qu’il croyait que je ne m’amusais point à cela ; je lui dis qu’il avait fort bien fait, que je ne me servais point de l’un et que je ne croyais point du tout en l’autre, et que mon Juvénal [19] m’avait détrompé de telles bagatelles ; et là-dessus de rire bien fort, à quoi il se porte volontiers quand je l’entretiens quelque quart d’heure. Il voudrait bien que j’allasse quelquefois dîner avec lui, mais à peine ai-je le loisir de dîner céans.

Pour l’affaire du jeune Chartier, [20] elle est toujours là. Je ne sais si elle sera jugée après la Saint-Martin comme elle y a été renvoyée. La Faculté veut qu’il se soumette à la censure des députés, l’un desquels je suis ; et lui, fait ce qu’il peut pour en échapper, sachant bien qu’il en sera mauvais marchand. Néanmoins, c’est un pauvre et misérable hère qui n’en vaut pas la peine, il n’a ni sou, ni souliers. Il y a 15 ans qu’il plaide contre son père [21] et maintenant il en veut faire autant à sa mère, la Faculté. [13] Il en sera mauvais marchand : s’il trouve moyen d’éluder notre décret au Parlement, nous l’attraperons par une autre voie. Comme le lendemain de la Saint-Luc[22] il pensait entrer après la messe dans notre assemblée, il en fut chassé avec opprobre. C’est un petit fripon qui doit 10 000 livres plus qu’il n’a vaillant et qui est au bout de son rôlet, redactus ad incitas[14] Il a fait supprimer son libelle selon l’ordonnance de la Cour, il ne vaut pas le papier qu’il contient. Un certain Brescian avait fait des vers contre Muret ; [23][24] ce grand homme, au lieu de s’en fâcher, lui envoya ces deux vers pour toute réponse :

Brixia, vestrates quæ condunt carmina vates,
Non sunt nostrates tergere digna nates
[15]

Faites-en l’application pour Chartier ; auriga semper auriga[16][25] un jeune charretier toujours verse. Guénault, [26] qui est un hardi imposteur et un effronté donneur d’antimoine, fait < cause > pour lui afin de complaire au premier médecin du roi [27] qui se pique de secrets. C’est pour augmenter le nombre de ceux dont parle Pline, [28] aliqua novitate ægrorum gratiam aucupantes, et animas nostras negotiantes[17] Je vous enverrai son livret et la Méthode de Vallesius, [29] par M. Rigaud. [18][30] Dès que vous aurez vu ce misérable écrit, vous le mépriserez et aurez pitié de l’auteur ; ou bien, si bene te novi[19] vous direz avec Martial, O infelices chartæ, cur tam male, tam misere periistis ! [20]

Les cartes se brouillent ici misérablement : le Mazarin [31] est sur la frontière, fort souhaité de la reine ; [32] elle et le roi [33] sont à Poitiers ; [34] M. le Prince [35] à Bordeaux, [36] qui ramasse des troupes. Ceux d’Angoulême [37] ont peur d’un siège à cause qu’ils voient force troupes là alentour. Si le Mazarin rentre dans le royaume, le parti du prince en deviendra le plus fort par l’accession de tout le parti des malcontents et des ennemis de ce caudataire italien qui cherche son malheur et le nôtre, en voulant rentrer au cabinet des affaires et des bonnes grâces de la reine. Quare cecidisti de cœlo Lucifer, qui mane oriebaris ? [21][38] Je lui ferais volontiers la même demande, mais il ne m’y répondrait point, il est trop ignorant aux bonnes choses. On dit qu’il n’est savant qu’en trois points : au lit, au jeu [39] et à la fourberie, grand larron, grand preneur de dupes, et cui nondum funerata est pars illa coporis qua quondam Achilles erat[22][40] Lisez, s’il vous plaît, la troisième épître du septième livre ad Atticum ; [41] vers le milieu, vous y verrez les gens du prince de Condé ou du Mazarin qui cherchent la guerre de peur d’avoir pis : Omnes damnatos, omnes ignominia affectos, omnes qui alieno ære premantur, etc[23] Mais enfin je me tais ne te garrulitate mea diutius obtundam[24] Je vous baise les mains et vous prie de croire que je serai toute ma vie et de toutes les passions de mon âme, Monsieur, votre, etc.

De Paris, ce 3e de novembre 1651.

Cette lettre est écrite du même jour que je vous écrivis l’an passé de eligendo Decano[25] et je le fus le lendemain ; aussi est-ce demain que je dois être continué. [42] Je me recommande à vos grâces et à vos bonnes prières. Si mes compagnons avaient de la charité, ou pitié de moi, ils me délivreraient de cette charge, mais je n’oserais espérer pour moi tant de bien. Talis felicitas apud nos non habitat. Vale qui valere dignus es[26]


a.

Bulderen, no lxiv (tome i, pages 185‑189) ; Reveillé-Parise, no cccci (tome ii, pages 597‑601).

1.

L’Utilité jésuitique pourrait être la Théologie morale et ample Instruction des cas de conscience pour l’utilité des prêtres et autres personnes séculières par M. François Moynier, docteur en théologie et archiprêtre du Basez (Narbonne, Jean Martel et Guillaume Besse, 1651, in‑4o).

Je n’ai trouvé d’Almanach de Lazare Meyssonnier que pour les années 1657 et 1659 ; v. note [1], lettre 269, pour son énigmatique ouvrage in‑fo, mais sa Théorie de médecine en français, d’une manière nouvelle et très intelligible n’a été publiée qu’en 1664 (Lyon, Claude Prost, in‑4o).

2.

V. la lettre de recommandation à Falconet du 4 octobre 1651 (lettre 268).

3.

Vignerons qui avaient des dettes envers les défunts beaux-parents de Guy Patin, lequel avait acquis leur domaine de Cormeilles au printemps de 1651 (v. note [16], lettre 264) et jouissait de sa première vendange.

4.

Robert, le fils aîné de Guy Patin.

5.

Bien adresser : « toucher droit où l’on vise » (Littré DLF).

V. note [7], lettre 224, pour Jacques Brousse, chanoine janséniste, ami de Guy Patin.

6.

« à vrai dire ».

7.

« par tous les moyens, bons comme mauvais [de façon licite comme illicite] ».

8.

« au nom du Seigneur et sous prétexte de religion, que toujours et partout ils simulent, avec ruse et ardeur ».

9.

« mais cette excessive prudence dégénère en une vicieuse fourberie, que les Grecs appellent panarkhos [qui commande à tous]. »

10.

« et ce avec autorité au plus haut point ».

L’ophtalmie est « proprement une inflammation [fluxion, v. note [6], lettre latine 412] de la membrane appelée conjonctive, et par conséquent de tout l’œil » (Furetière) ; c’était probablement ce qu’on appelle aujourd’hui une uvéite.

11.

Augustin Potier d’Ocquerre (v. note [3], lettre 232) revenait de Rome.

12.

Iusti Lipsii Epistolarum selectarum Chilias, in qua i. ii. iii. Centuriæ ad Belgas, Germanos, Gallos, Italos, Hispanos. iv. Singularis ad Germanos et Gallos. v. Miscellanea. vi. vii. viii. ad Belgas. ix. x. Miscellaneæ Postumæ. Epistolica Institutio eiusdem Lipsii. Accessit in gratiam studiosæ Iuventutis, Rerum aliquot insignium, et elegantissimarum Similitudinum, quæ in nonnullis Epistolis occurrunt, Index Locupletissimum.

[Millier de lettres choisies de Juste Lipse, {a} où les centuries i, ii, iii sont adressées à des Flamands, des Allemands, des Français, des Italiens, des Espagnols ; la iv, seulement à des Allemands et des Français ; la v, à des correspondants variés ; les vi, vii, viii, à des Flamands ; et les ix, x, à des correspondants divers et publiées après sa mort. Avec l’Institution épistolaire du même Lipse. {b} À l’intention de la jeunesse studieuse, on y a ajouté un très riche Index de quelques faits remarquables et très élégantes descriptions qui se trouvent dans quelques-unes lettres]. {c}


  1. V. note [8], lettre 36.

  2. Iusti Lipsii Epistolica Institutio, Excepta e dicantis eius ore, Anno m.d.lxxxviii mense Iunio. Adiunctum est Demetrii Phalerei eiusdem argumenti scriptum [Institution épistolaire de Juste Lipse (en 13 chapitres), recueillie sous sa propre dictée au mois de juin 1588. On y a ajouté ce qu’a écrit Démétrios de Phalère (v. note [14] du Faux Patiniana II‑7) sur le même sujet].

    V. note [18], lettre 396 pour les cinq livres des Epistolicarum Quæstionum [Question épistolaires] de Lipse, qui sont un ouvrage distinct.

  3. Avignon [Genève], sans nom, 1609, in‑8o de 1 078 pages.

Guy Patin faisait allusion à la lettre xxii de la centurie i (pages 23‑29), datée d’Anvers le 3 avril 1578, adressée à Philippe de Lanoye (v. note [6], lettre latine 10), « très noble jeune homme de Douai » qui souhaitait faire un voyage en Italie. C’est l’occasion de fournir un exemple du latin elliptique de Lipse.

Ingenium, et subtilitas, et magni erectique animi in illis locis habitant : non semper puri, simplices, et ad Gallicam istam nivem. Ideoque incautis et apertis nobis nonnullum ibi periculum, et quidem a duplici telo. Nam et inter viros multi tecti, callidi, periti simulare : et inter fæminas, formæ conspicuæ, sed lascivæ et procaces. Hic Scylla, ibi Charybdis : et duo hæc discrimina ut enauiges, opus non prudentia quadam solum, sed dicam fortuna. Prius tamen illud me angit minus. quod amoliri magnam partem posse videor caventibus quibusdam præceptis. Nam contra insidiantes illos aut simulantes, quidni firmum scutum a simulatione item aliqua sit ? Cres mihi esto inter Cretas. Nec viam tibi tamen ad fraudes præeo. absit. sed ut medici, venena quædam venenis pello, in salutem tuam, non in noxam. Ad minutas et innocentes quasdam simulatiunculas te voco : nec ad alienas insidias, sed ad animi tui opportuna tegimenta. In Italia tota tria hæc mihi serua. Frons tibi aperta, lingua parca, mens clausa. Comis et communis vultus adversus omnes sit, animus externo nulli pateat : et velut in theca clausum eum habeas, dum redeas ad notos animos et vere amicos. Epicharmææ sapientiæ ille neruus hic valeat, nulli fidere. Nisi facis : non unus Ulysses Aiacem te circumveniet, et dolorem nobis debes, illis risum. Atque hæc tamen cautio mea proprie in vulgus Italorum dirigitur. Nam de nobilibus cur diffitear ? revera optimates illi plerumque optimi : celsi, alti, sinceri, virtutis, gloriæ, litterarum amantes. In vulgo aliter esse observavimus, qui fex et limus, et vere vulgus. Itaque in illis, vetus Italicus aut Romanus sanguis fere apparet : in istis, peream, nisi claræ reliquiæ (fidenter dicam) Gothorum, Vandalorum. Iam contra telum alterum qui muniam te, aut moneam ? Ita sim salvus, ut opto potius quam spero te hic plane salvum. Tantum mihi metus et ætas tua facit, quæ in ipso æstu : et illæ non dicam fæminæ, sed Veneres, Venetæ aut Romanæ. In natura tantum tua spes omnis præsidii, hic in et voluntate. Quarum si alterutra ad calidas et callidas istas Solis filias inclinat : quis hominum te servet ? certe rues : nec ullo præceptorum sufflamine te sistam. Tamen ne nihil dicam aut addam : ecce armaturam a me duplicem, Oculis, Auribusque : Oculos, inquam, primum mihi claude et averte longe ab illecebroso hoc adspectu. Aditus enim mali morbi hinc est : nec amor aut cupido facile irruperit, nisi per geminas has fenestras. Sed et aures etiam muni, contra omnes non Venereos solum, sed paullo magis venustos sermones. Ii sunt enim qui titillant, qui excitant : et ut cupere ab aspectu est, sic velle ab auditu. Igitur ut athletis olim, munimenta quædam aurium adponi mos (αμφωτιδας vocabant) ad vitandos ictus : sic tu hoc firmum contra amatoria vulnera habe velamentum, Amatorium nil audire. De hominibus dixi (quæso ne cum invidia cuiusquam aut ira : quia libere aliquid protulerim fortasse, nihil acerbe aut maligne) adiungam et aliquis de locis. Qui varii in Italia omni et pulchri : ut non iniuria deliberes, quem præferas ad vivendum, sive habitandum ; et meo quidem sensu (vidimus enim plerosque omnes, et triuimus) prima tibi vel antiquitatis caussa, adeunda Roma est : adeunda tamen non habitanda. Confusio enim ibi συγχυσις, aëris et morum haud pura puritas : et quod verissime a Varrone dictum, turba turbulenta. Loca igitur illa prisca et vetera, monumenta ac rudera,

et campos ubi Troia fuit,

cum lustratus satis et veneratus fueritis
.

[Talent, finesse et esprits fort éveillés habitent en ces lieux. Ils ne sont pas toujours purs, simples comme cette neige de France. Pour nous qui sommes imprudents et ouverts, il y a certes là quelque danger, et ce en raison de deux armes : d’un côté, parmi les hommes, beaucoup sont dissimulés, roués et savants simulateurs ; et parmi les femmes, beaucoup sont de belle apparence, mais folâtres et impudentes. Ici Scylla, là Charybde, et pour que tu navigues entre ces deux écueils, {a} il te faudra non seulement une certaine prudence, mais aussi, dirai-je, de la chance. Je m’inquiète pourtant moins du premier, parce que je crois qu’on peut en éviter une grande partie grâce à certaines précautions. Mais contre ceux qui tendent des pièges ou qui feignent, pourquoi quelque feinte ne procure-t-elle pas pareillement un solide bouclier ? Sois pour moi Crétois en Crète. Je suis pourtant loin de pouvoir te protéger des tromperies, mais comme les médecins, je repousse certains poisons par d’autres poisons, non pour te nuire, mais pour te sauver. Je t’incite à quelques minimes et innocentes petites fraudes, non pas des pièges pour attraper les autres, mais pour servir d’armures utiles à ton esprit. Dans toute l’Italie, observe pour moi trois choses : pour toi, mine ouverte, langue parcimonieuse, esprit fermé. Que le visage soit doux et avenant à l’égard de tous, que l’esprit ne s’ouvre à nul étranger ; tiens-le enfermé comme dans une cassette jusqu’à ton retour vers des êtres que tu connais et vraiment amis. Que prévale ici la vigueur du sage Épicharme : ne se fier à personne. Si tu ne le fais pas, plus d’un Ulysse t’opprimera comme un autre Ajax, {b} et alors pour nous les larmes et pour eux les éclats de rire. Ma mise en garde se dirige pourtant particulièrement contre le commun des Italiens. Car pourquoi la nierais-je des nobles ? À la vérité, pour la plupart ces grands sont excellents : fiers, élevés, francs, aimant la vertu, la gloire, les lettres. Nous avons observé qu’il en va autrement pour le peuple, qui est lie et fange, vraiment populace. Chez eux le vieux sang italique ou romain apparaît à peine ; que je meure s’il ne se trouve pas en eux les restes évidents des Goths et des Vandales {c} (je le dis avec assurance) ! Y a-t-il un autre danger contre lequel je te protégerai ou te mettrai en garde ? Que je sois donc sauvé quand je te souhaite plutôt que je ne t’espère de retour ici sain et sauf. Par l’ardeur qui le caractérise, ton âge me plonge dans une grande peur et je n’appellerai ni les Romaines, ni les Vénitiennes des femmes, mais des Vénus. Il n’y a espoir de secours que dans ta bonne nature et dans ta volonté. Si l’une ou l’autre de ces filles ardentes et madrées du soleil te séduit, quel homme pourra jamais te préserver ? Tu t’y précipiteras certainement, et aucun de mes préceptes n’y pourra faire obstacle. « Sans que j’aie rien à y ajouter, te dira-t-elle, vois comme je m’arme doublement, des yeux et des oreilles. » D’abord, ferme les yeux et détourne les loin de ce séduisant regard, car s’y ouvre la porte à une méchante maladie, et amour comme désir ne pénétreront pas aisément sans ces doubles fenêtres. Il faut aussi se protéger les oreilles contre tous les discours amoureux, et plus encore s’ils sont galants, car ce sont ceux qui chatouillent et excitent : la vue inspire le désir, mais c’est l’ouïe qui aimante. C’est pourquoi, de même que les lutteurs, pour se prémunir des coups, avaient jadis coutume de se couvrir les oreilles avec des protections (qu’on appelle amphôtidas), {d} aie, toi, ce solide rideau contre les blessures de l’amour, qui est de ne pas entendre la complainte amoureuse. J’ai parlé des gens (je te demande de n’y voir ni envie, ni colère, parce que je l’ai fait à peu près librement, sans rien d’amer ou de méchant) et j’y joindrai un propos sur quelques lieux. Tous en Italie sont variés et beaux, au point que non sans raison, tu hésiteras sur celui que tu préféreras pour y vivre ou y habiter ; et à mon sens (nous les avons presque tous visités et longtemps foulés), il faut aller à Rome, en raison de sa primauté ou de son antiquité : y aller, mais ne pas y habiter. Le désordre y est en effet confusion, la pureté de l’air et des mœurs n’y a rien de pur ; et comme a très véritablement dit Varron, la cohue y est agitée. Après que tu auras suffisamment fréquenté les mauvais lieux, tu vénéreras ces endroits vieux et très anciens, monuments et ruines,

Vois comme je m’arme doublement, des yeux et des oreilles. Ferme-moi d’abord les yeux et fuis loin de ce séduisant regard

et campos ubi Troia fuit]. {e}


  1. V. note [4], lettre latine 477.

  2. V. notule {b}, note [37], lettre 99.

  3. V. notule {a}, note [29], lettre 401.

  4. Couvre-oreilles en bronze employés par les lutteurs antiques ; v. note [59] des Préceptes particuliers d’un médecin à son fils pour une troublante reprise de ce passage dans un texte attribué à Patin.

  5. « et les champs où jadis s’éleva Troie » (Virgile, Énéide, chant iii, vers 11, Départ de Troade).

Suivent des brèves descriptions de Naples, Florence, Venise, etc. De Venise, Lipse dit :

Heu ad invidiam pulchra, opulens, felix urbs ! minus tamen ad nostrum Genium, quia Mercurio amicor quam Minervæ.

[Ah, c’est une ville belle, opulente, heureuse à l’envi ! Elle sied pourtant moins à notre génie car elle est plus amie de Mercure que de Minerve]. {a}


  1. C’est-à-dire plus amie de la filouterie que des beaux-arts.

13.

Guy Patin a fort vilipendé Jean Chartier (Paris 1610-ibid. 7 juillet 1662) dans ses lettres. Fils aîné de René Chartier (v. note [13], lettre 35), Jean avait d’abord été reçu docteur en droit canonique pour devenir, sans avoir reçu les ordres, prieur conventuel de Saint-Étienne-de-Monnoye en Anjou, ordre de Gramont, diocèse d’Angers. En 1631, il avait résigné la commande de son prieuré en faveur de Louis Théandre Chartier, son frère puîné (Lehoux, page 99). En 1634, Jean avait été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris grâce à 3 000 livres que lui avait avancées son père (ibid. page 103). Le 9 avril 1635, René Chartier avait obtenu que la survivance de sa charge de médecin ordinaire du roi par quartier fût assurée à Jean, qui s’engagea à la lui payer 12 000 livres. Ayant entamé un procès contre son père en 1638, après qu’il se fut remarié (v. note [5], lettre 151), Jean ne lui paya pas ladite somme, mais avait obtenu de lui en 1639 qu’il résignât sa charge en sa faveur « à condition de survivance et non autrement ». Il avait prêté serment le 13 avril entre les mains de Charles i Bouvard, premier médecin de Louis xiii (ibid. page 336). En 1643, à l’issue du long procès qui avait déchiré la famille, Jean avait obtenu la charge de professeur au Collège de France dont son père avait démissionné vingt ans auparavant. Sur ses traces érudites, il avait traduit du grec en latin le Traité des fièvres de Palladius (v. notule {c}, note [6], lettre 68) [Palladii de febribus concisa synopsis (Paris, Jacques de Senlecque, 1646, in‑4o)] ; mais tout son renom lui est venu d’un autre ouvrage bien plus audacieux, paru depuis quelques mois au moment où Patin écrivait sa lettre :

La Science du plomb sacré des sages ou de l’antimoine, où sont décrites ses rares et particulières vertus, puissances et qualités. Par J. Chartier, écuyer, conseiller et médecin ordinaire du roi, et son professeur de médecine au Collège royal de France, docteur régent en la Faculté de médecine de Paris. {a}


  1. Paris, Jacques de Senlecque et François Le Cointe, 1651, in‑4o de 56 pages ; avec privilège du roi daté du 26 juin 1651.

Étant donné son immense retentissement au sein de la Faculté de médecine de Paris, ce livre mérite une attention particulière. Il a la forme d’un discours adressé à « Mon cher philiatre » (terme consacré à l’époque pour désigner un étudiant en médecine avant le baccalauréat), divisé en 19 articles (balisés et intitulés en marge des pages) :

  1. « Que la médecine est dite par Hippocrate la Science des dieux » (page 2) ;

  2. « Que la chimie est cette partie de médecine dite la Science sacrée des sages » (page 3) ;

  3. « L’origine, l’antiquité et l’étymologie de la chimie, et qu’elle est la science d’Égypte » (page 4) ;

  4. « Que les Anciens ont caché sous les noms de leurs dieux les métaux, et l’antimoine sous celui de Vulcain » (page 7) ;

  5. « Les rares vertus que l’antimoine communique aux métaux » (page 9) ;

  6. « La connaissance que les Hébreux, Chaldéens et Arabes ont eue de l’antimoine » (page 13) ;

  7. « Comment Galien a connu l’antimoine (chapitre 12, livre 6 de la Conservation de la santé) » (page 15) ;

  8. « Diverses descriptions des collyres antimoniaux desquels se sont servis Galien [v. note [11], lettre latine 38] et les autres médecins de son temps » (page 18) ;

  9. « Que les hommes ont deux infirmités qui les empêchent de juger d’un remède proposé, le péché [envie, jalousie, haine, passion] et l’ignorance » (page 31) ;

  10. « Que l’antimoine est dit το τετραγωνον [tetragonum, v. note [7], lettre 54] par Hippocrate » (page 32) ;

  11. « Explication de Basile Valentin (v. note [2], lettre latine 31) touchant les vertus de l’antimoine » (page 35) ;

  12. « Que le Tetragωnon ne peut être un errhine [remède à prendre par le nez] » (page 39) ;

  13. « Quel est le tempérament de l’antimoine » (page 42) ;

  14. « Que l’antimoine est un agréable purgatif » (page 46) ;

  15. « Que l’antimoine ne peut être poison » (page 47) ;

  16. « Que le savant médecin est comparé à un pilote » (page 50) ;

  17. « Que Messieurs les docteurs de la Faculté de Paris en médecine ont reconnu que l’antimoine est un excellent remède » (page 51) ;

  18. « Pourquoi l’antimoine est joint au salpêtre » (page 53) ;

  19. « Conclusion, que l’antimoine est le tetragωnon d’Hippocrate et la médecine la plus sublime » (page 55).

Le plus frappant de l’ouvrage est la gravure imprimée sur ses première et dernière pages, représentant le Hibou de Khünrath (Heinrich Khünrath, chimiste allemand, vers 1560-1605) : dessiné de face, portant des lunettes, les ailes repliées et les pattes écartées, l’oiseau est perché sur un cep de vigne portant deux grappes de raisins ; il a au brechet un cercle surmonté d’une croix, sous lequel se croisent deux torches qui flambent en fumant ; un chandelier avec une bougie allumée est posé de chaque côté de lui. La légende de l’image (en dernière page) est composée de quatre vers :

« Le hibou fuit la clarté vivifique,
Et bien qu’il ait lunettes et flambeaux,
Il ne peut voir les secrets les plus beaux
De l’antimoine et du vin émétique ».

L’explication est fournie à la fin du texte :

« C’est assez (mon cher philiatre) antimonier ces doutes et éclaircir ces difficultés, n’avez-vous pas l’anatomie de ce minéral, vous reste-t-il encore quelque difficulté à lever ? Vous pouvez conjecturer que par les diverses préparations et travaux philosophiques, il se trouve une essence antimoniale qui rend la perfection aux métaux, avec lesquels il a une grande alliance et affinité par son soufre incombustible, et la santé aux hommes, les délivrant de ces états déplorables et misérables où ils seraient réduits sans son secours, comme vous pourrez voir dans les particuliers travaux de l’antimoine en notre cours chimique. Concluez donc que non est sub cælo Medicina sublimior, {a} tant pour les hommes que pour les métaux ; et si après ces raisons et ces expériences, confirmées par l’autorité de si grands philosophes et chimistes, vous n’êtes assez illuminé, vous pouvez prendre les lunettes, les torches et les flambeaux du hibou de Khünrath pour vous conduire puisque, au récit d’Aristote, la plus grande partie des hommes est de la nature des chats-huants et ne peut voir clair en pleine lumière ; même aux choses qui naturellement et visiblement tombent d’elles-mêmes en leur connaissance »


  1. « il n’y a pas sous le ciel une médecine plus excellente » (Basile Valentin).

Le livre n’est pas dédicacé, mais il y a au commencement un sonnet, signé Charles Beys (poète satirique parisien, 1610-1659) :

« Chartier, ce Plomb Sacré, ce remède sublime,
À toute la science imposera des lois,
Comme tu le décris, et comme en fait estime
Le premier médecin du plus puissant de tous les rois. {a}

L’ignorant par son art ne fera plus de crime,
Si du présent céleste il sait faire le choix.
Ce divin minéral tous les mourants anime,
Et répand dans les corps cent baumes à la fois ;

Il s’unit aux métaux, les suce et purifie ;
Il fait suer, vomir, il purge, il fortifie,
Tirons-le de la terre, et l’élevons aux cieux.

Puisqu’en lui les vertus des métaux se rencontrent,
Si les métaux sont dieux, comme leurs noms le montrent,
Doit-on pas avouer qu’il est le dieu des dieux ? »


  1. François Vautier.

Avec son brûlot plutôt bien troussé, Chartier donnait son premier élan véritable à la « guerre de l’antimoine » qui s’était jusque-là limitée à quelques escarmouches (principalement entre les maîtres de Paris et de Montpellier, avec Théophraste Renaudot pour prétexte principal). À Paris, le différend couvait assez gentiment sous la cendre depuis que la publication du Codex medicamentarius en 1638 (v. note [8], lettre 44), contenant le vin émétique, était venue atténuer l’arrêt de la Faculté qui en 1566 avait classé l’antimoine parmi les poisons à ne pas utiliser pour soigner les malades (v. note [8], lettre 122). La Faculté censurait toujours officiellement le médicament, mais chacun pouvait penser et faire à sa guise, s’il avait le bon goût de rester discret. La Science du plomb sacré… souleva l’ire immédiate de la Faculté, dont évidemment Chartier n’avait pas sollicité l’approbation pour publier. Patin était doyen et sous sa houlette, la réplique de la Compagnie fut rapide et cinglante ; v. note [35] des Décrets et assemblées de 1650‑1651 dans les Commentaires de la Faculté de médecine de Paris, pour le début des hostilités, le 11 août 1651. Leur longue suite est relatée dans les Commentaires de Guy Patin sur son décanat (Actes et Décrets et assemblées de 1651‑1652) et dans le Procès opposant Jean Chartier à Guy Patin en juillet 1653.

V. note [2], lettre 276, pour la riposte de Claude Germain au livre de Chartier.

14.

« réduit à la dernière extrémité [v. note [26], lettre 226]. »

Rôlet : « petit rôle, il n’est plus guère en usage qu’au figuré dans ces deux phrases proverbiales : jouer bien son rôlet, pour dire, jouer bien son personnage ; être au bout de son rôlet, pour dire, ne savoir plus que dire ni que faire » (Académie).

15.

« À Brescia, les chants que composent les poètes ne sont pas dignes de torcher le cul aux gens de chez nous » : v. note [31], lettre 97.

16.

« un charretier ne sera jamais qu’un charretier ».

17.

« guettant la faveur des malades par quelque nouveauté, et marchandant nos âmes » ; Pline, Histoire naturelle (livre xxix, chapitre v ; Littré Pli, volume 2, pages 298‑299), critique de Charmis, médecin de Marseille venu à Rome, où il préconisait les bains dans l’eau glacée pour panacée :

Nec dubium est omnes istos famam novitate aliqua aucupantes anima statim nostra negotiari. Hinc illæ circa ægros miseræ sententiarum concertationes, nullo idem censente, ne videatur accessio alterius. hinc illa infelicis monumenti inscriptio : turba se medicorum perisse.

« Il n’est pas douteux que tous ces gens-là, cherchant la vogue par quelque nouveauté, l’achetaient aux dépens de notre vie. De là ces misérables débats au chevet des malades, personne n’accédant à l’avis déjà émis de peur de paraître subordonné à un autre ; de là cette funeste inscription sur un tombeau : Le grand nombre de médecins m’a tué. »

18.

V. note [4], lettre 245, pour la Méthode de Francisco Valles.

19.

« si je vous connais bien ».

20.

« Quelle infortune pour vous, ô livres qui avez disparu si malencontreusement, si misérablement ! » ; vers non trouvé dans Martial, ni ailleurs.

21.

« Pourquoi es-tu tombé des cieux, Lucifer, qui te levais le matin ? » (Isaïe, 14:12).

22.

« et chez qui n’est pas encore morte cette partie du corps qui jadis faisait de lui un Achille » ; Pétrone (Satyricon, cxxix) :

Crede mihi, frater, non intellego me virum esse, non sentio. Funerata est illa pars corporis, qua quondam Achilles eram.

[Crois-moi, mon frère, je ne sens plus que je suis un homme. Elle est morte, cette partie de mon corps qui jadis faisait de moi un Achille].

23.

« Tous les réprouvés, tous les affligés d’ignominie, tous ceux que les dettes écrasent, etc. » ; Cicéron (Lettres à Atticus, livre vii, lettre 3, § 5, datée de Trebula, 9 décembre 50 av. J.‑C.), blâmant les entreprises de Jules César contre la République :

Verum tamen hæc video, cum homine audacissimo paratissimoque negotium esse, omnis damnatos, omnis ignominia adfectos, omnis damnatione ignominiaque dignos illac facere, omnem fere iuventutem, omnem illam urbanam ac perditam plebem, tribunos valentis addito C. Cassio, omnis qui ære alieno premantur, quos pluris esse intellego quam putaram (causam solum illa causa non habet, ceteris rebus abundat).

[Ce que je vois, pourtant, c’est que nous avons affaire au plus audacieux, au mieux préparé des hommes, que tous les réprouvés, tous les affligés d’ignominie, tous les gens dignes d’être punis et flétris sont de ce parti-là, et presque toute notre jeunesse, toute la plèbe égarée de la ville, des tribuns tout-puissants, surtout si C. Cassius se joint à eux, tous ceux enfin que les dettes écrasent, plus nombreux que je ne soupçonnais (en sorte qu’il ne manque à ce parti qu’une juste cause, largement pourvu qu’il l’est de tout le reste)].

24.

« pour ne pas vous assommer plus longtemps avec mon bavardage. »

25.

« sur la manière d’élire notre doyen ».

26.

« Pareille félicité ne nous est pas coutumière [v. note [30], lettre 293]. Vale, puisque vous êtes digne de vous bien porter. »

Du temps de Guy Patin, il n’est jamais arrivé qu’un doyen n’ait pas été continué pour une seconde année dans sa charge : contrairement à l’élection, la prolongation n’était qu’une formalité (v. le début des Actes de la Faculté de médecine de Paris dans les Commentaires de 1651‑1652 pour celle de Patin).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 3 novembre 1651

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(Consulté le 19/04/2024)

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