L. 298.  >
À Claude II Belin,
le 16 décembre 1652

Monsieur, [a][1]

Je me tiens fort honoré de votre souvenir et de l’accueil que vous avez fait à mon jeton [2][3] d’argent, [1] je vous prie de le garder à cause de moi. Je vous chercherai les deux portraits dont vous m’écrivez. Le P. Petau [4] est ici mort le mercredi 11e de décembre à onze heures du soir. L’on me mande que M. de Saumaise [5] est aussi fort malade à Leyde, [6] et peut-être est-il mort. Mais néanmoins, ils ne se rencontreront point en chemin : après qu’ils auront passé le guichet de la mort, ubi se via findit in ambas[2][7] le loyolite ira d’un côté et le calviniste de l’autre ; [8] et le faut croire ainsi sur peine d’être damné à cinq cents légions de diables. M. Talon, [9] l’avocat général, dure encore, utinam vir tantus posset perennare[3] Notre École n’a jamais approuvé ni reconnu pour sien cet antidotaire [10] que Saint-Jacques [11] fit imprimer en son doyenné ; [4] aussi est-il trop chétif et fautif, et tout à fait indigne de l’aveu de notre Faculté. Il est vrai que le P. Théophile Raynaud [12] est un fort esprit. Il a beaucoup écrit, mais d’un style désagréable, barbare et africain ; [5][13] il est pire que celui des Épîtres de Lipse. [14] Ce mauvais style est tout à fait aujourd’hui hors d’usage et je m’étonne comment ce père s’en sert, c’est faire provision de marée le vendredi saint. [6] Le Margarita philosophica est un vieux livre assez bon. [7][15] Je ne sais point de meilleure encyclopédie que celle d’Alstedius [16] en deux volumes in‑fo qui ont été réimprimés à Lyon depuis trois ans, c’est un excellent livre.

Il y a quatre évêchés vacants, savoir Amiens, [8][17][18] Carcassonne, [19][20][21] Fréjus [22][23] en Provence et Montpellier : [9][24][25] voilà de quoi faire des créatures au Mazarin [26] qui est encore devers Sainte-Menehould ; [27] dicitur tamen hic exoptatissimus atque expectatissimus[10] La peste a été si grande à Toulouse [28][29] qu’il y en est mort bien du monde, et entre autres 25 conseillers du parlement[30] Les Hollandais sont fort embarrassés de la guerre des Anglais. [11][31] Je vous baise les mains de toute mon affection et suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce lundi 16e de décembre 1652.

L’évêché de Poitiers n’est point encore donné, [12] mais on a donné celui de Montpellier au P. Faure, [32] cordelier [33] à qui la reine [34] avait fait donner il n’y a pas un an l’évêché de Glandèves. [13][35] Il meurt ici beaucoup de malades en peu de jours, ces premiers froids les font encore aller plus vite que les fièvres malignes [36] du mois d’août passé. Je vous supplie de présenter mes très humbles recommandations à MM. Camusat, Allen et Sorel, le médecin, votre beau-frère. La Vie de M. Dupuy [37] ne saurait être sitôt achevée, [14] à cause qu’on lui [38] envoie en Lorraine où il est toutes les épreuves ; et ainsi, on n’en saurait faire qu’une feuille par semaine. On dit ici que le P. Cossart, [39] disciple du P. Petau, continuera le dessein de son maître pour sa théologie des Pères dont nous avons cinq tomes sous le titre De theologicis Dogmatibus[15]


a.

Ms BnF no 9358, fo 140, « À Monsieur/ Monsieur Belin,/ Docteur en médecine,/ À Troyes. » ; Reveillé-Parise, no cxiv (tome i, pages 187‑188).

1.

V. note [42], lettre 288.

2.

« là où le chemin bifurque » (Virgile, Énéide, chant vi, vers 540).

3.

« Dieu fasse qu’un tel homme puisse durer longtemps. »

4.

V. note [8], lettre 44, pour le Codex medicamentarius, seu Pharmacopœa Parisiensis, publié en 1638 sous le décanat de Philippe ii Hardouin de Saint-Jacques, où le vin émétique d’antimoine était approuvé.

5.

« Barbare, en termes de grammaire, se dit du langage, ou des termes impurs ou inconnus qui sont durs à l’oreille ou difficiles à entendre. Ce mot barbaros, selon Strabon, est dit par imitation. Les étrangers, quand ils venaient en Grèce, ebattarizon, id est balbutiebant, ils bégayaient, parlaient grossièrement. Cependant, on peut dire qu’ils appelaient barbares ceux dont ils n’entendaient pas le langage, tels qu’étaient les Persans, les Scythes, les Égyptiens. Scaliger tient que ce mot de barbare vient de l’arabe bar, qui signifie désert. Barbare, selon son sentiment, est un sauvage, un homme vivant dans les solitudes » (Furetière).

En matière de lettres latines, africain est synonyme de barbare. Les puristes reprochaient aux écrivains originaires d’Afrique du Nord, et tout particulièrement aux Pères africains de l’Église (Tertullien, saint Augustin, saint Cyprien, etc.), de ne pas respecter les canons du classicisme cicéronien, en farcissant leurs écrits de mots et de tournures qu’on a appelés africanismes (ou barbarismes).

V. note [7], lettre latine 112, pour mon expérience de cette langue barbelée à la laquelle j’ai été très souvent confronté dans l’édition de la Correspondance et autres écrits de Guy Patin.

6.

Être hors de mode et de saison (v. note [10], lettre 88). V. notes [7], lettre 205, pour un échantillon du style du P. Théophile Raynaud et [12], lettre 271, pour celui de Juste Lipse.

7.

Margarita Philosophica, hoc est, Habituum seu Disciplinarum omnium, quotquot Philosophiæ syncerioris ambitu continentur, perfectissima κυκλοπαιδεα. A F. Gregorio Reisch, Dialogismis primum tradita : Dein ab Orontio Finæo Delphinate, Regio Parisiensi Mathematico, necessariis aliquot Auctariis locupletata. Nunc vero innumeris in locis restituta, in eumque nitorem revocata, ut studiosis omnibus, ad pellendam bonarum artium famem, Penus loco esse possit. Indicem librorum sequens docebit pagina.

[La Perle philosophique, qui est l’Encyclopédie la plus achevée de toutes les acquisitions et sciences, que délimite le champ de la plus authentique philosophie. Pour la première fois mise en dialogues par le Frère Gregorius Reisch, {a} puis enrichie de quelques augmentation nécessaires par Orontius Finæus, {b} professeur royal de mathématique à Paris, natif du Dauphiné. La voici maintenant rétablie en d’innombrables endroits et rétablie dans tout son éclat, de manière qu’elle pourra servir de garde-manger à tous ceux qui cherchent à chasser leur faim de belles-lettres. La page suivante {c} décrit le contenu des livres]. {b}


  1. Gregor Reisch (Balingen, Wurtemberg-Urlach vers 1467_Fribourg 1525), érudit chartreux, fut prieur de de Fribourg et confesseur de Maximilien ier.

  2. Oronce Finé (Briançon 1494-Paris 1555), aujourd’hui célèbre pour avoir publié la première carte moderne de la France.

  3. Elenchus Librorum et Appendicum [Sommaire des (12) Livres et de leurs Appendices].

  4. Bâle, Sebastianus Henricpetri, 1583, in‑8o de 1 404 pages, pour l’une des éditions latines les plus récentes alors ; imprimée pour la première fois à Heidelberg, 1496.

V. note [11], lettre 203, pour l’Encyclopedia (Lyon, 1649) de Johann-Heinrich Alsted (Alstedius).

8.

L’évêque d’Amiens, François Le Fèvre de Caumartin (né à Amiens en 1592) était mort le 27 novembre 1652. Il était fils du garde des sceaux, Louis (v. note [8], lettre 197) et de Marie Miron. Nommé évêque in partibus (v. note [1], lettre 473) de Hiérapolis (Turquie) en 1613, puis coadjuteur de l’évêque d’Amiens en 1617, François Le Fèvre était devenu évêque d’Amiens en 1618 malgré une liaison scandaleuse avec la marquise de Belleforière (née Judith de Mesmes).

Vers 1639, il avait changé de vie pour se consacrer à la divulgation de la doctrine de Jansenius. À sa mort, les jésuites firent courir le bruit qu’il avait finalement déclaré s’être trompé en prenant ce parti. Son successeur à Amiens fut le cordelier François Faure (v. note [57], lettre 176) (Dictionnaire de Port-Royal, page 241).

9.

Vital de L’Estang (né en 1588) évêque de Carcassonne depuis 1621, était mort le 28 septembre 1652. Son successeur, François de Servien (v. note [45], lettre 155), frère d’Abel, surintendant des finances, ne fut jamais confirmé par les bulles du pape, et ce fut Louis de Nogaret de La Vallette d’Épernon que Louis xiv nomma en 1655.

Guy Patin se méprenait pour l’évêché de Fréjus : Pierre Camelin, son titulaire depuis 1637, ne fut enterré que le 4 février 1654, laissant son siège à Giuseppe Zongo Ondedei (v. note [22], lettre 338).

Pierre Fenouillet (né à Annecy en 1572), nommé évêque de Montpellier en 1608, était mort le 24 novembre 1652 (Gallia Christiana).

10.

« on dit cependant qu’il est ici très désiré et très attendu. »

Sans avoir encore repris Sainte-Menehould, Mazarin menait, avec Turenne et le duc d’Elbeuf, une rude guerre en Champagne, pour repousser Condé et les Espagnols hors du royaume.

11.

La guerre navale anglo-hollandaise (v. note [36], lettre 299) avait tourné en faveur des Britanniques, mais le 10 décembre, au large du cap de Dungeness, la flotte néerlandaise menée par l’amiral Tromp ripostait en battant l’escadre anglaise dirigée par Blake (Kent).

12.

Guy Patin se méprenait de nouveau, l’évêché de Poitiers, espéré par l’abbé Basile Fouquet, avait été donné au cardinal Antonio Barberini en août 1652 (v. note [51], lettre 280).

13.

Guy Patin attribuait ici par erreur au P. François Faure (évêque de Glandèves depuis 1651) l’évêché de Montpellier : ce fut celui d’Amiens qu’il obtint, en succession de François Le Fèvre de Caumartin (v. supra note [8]).

14.

V. note [7], lettre 307, pour la Vie de Pierre Dupuy écrite par Nicolas Rigault, doyen du parlement de Metz, désigné par « lui » dans la suite de la phrase.

15.

Gabriel Cossart (Pontoise 1615-Paris 1674), jésuite, professeur la rhétorique au collège de Clermont, a établi au faubourg Saint-Jacques une maison pour recevoir et entretenir les pauvres écoliers, que, d’après son nom, on appelait les cossartins. Il n’a pas continué les Theologica dogmata [Dogmes théologiques] du P. Denis Petau (v. note [8], lettre 72), mais a amplement coopéré au recueil des conciles (Sacrosanta Consilia) entrepris par le P. Philippe Labbe, en publiant seul les huit derniers volumes (Paris, 1672, 18 volumes in‑fo).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 16 décembre 1652

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(Consulté le 28/03/2024)

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