L. 315.  >
À Charles Spon,
le 23 mai 1653

Monsieur, [a][1]

Je vous envoyai ma dernière du 9e de mai par la voie de M. Huguetan [2] le marchand. [1] Depuis ce temps-là, je vous dirai que je viens d’apprendre que ce même jour-là, M. Gassendi [3] arriva en cette ville. Je l’ai été visiter où je l’ai fort entretenu. Il est vieux, mais il se porte bien, cruda viro viridisque senectus ; [2][4] ce que j’attribue à sa grande sobriété car je le tiens le plus sobre homme de France, tel que j’ai connu et vu être feu M. l’évêque de Belley [5] et plus que ne l’a pu être le Cornaro, [6] Vénitien de quo tam multa a quibusdam effutiuntur[3] Le blé est ici fort ramendé à cause de la belle saison, et de la grande espérance que tous les laboureurs ont d’une grande et bonne moisson. On dit que le Mazarin [7] se va faire un de ces jours recevoir conseiller honoraire du Parlement et puis après, qu’une autre fois il se fera recevoir duc et pair de France et qu’il traite pour acheter le duché de Nevers. [4][8]

Les Bordelais [9] ont refusé la grâce que le roi [10] leur offrait par ses lettres d’amnistie, disant et alléguant pour raison qu’ils n’osaient pas se fier au Conseil du roi qui promettait fort aisément, mais qui tenait trop peu de ce qu’il promettait, par une certaine perfidie qui ne leur était que trop familière. Cette hardie réponse fait croire qu’ils sont assurés de quelque puissant secours d’Espagne ou d’Angleterre, où Cromwell [11] est entré le plus fort dans Londres et a changé l’ancien Parlement, [12] sous ombre que quelques particuliers de ce grand corps avaient secrète intelligence avec le roi d’Angleterre [13] qui est ici. [5]

M. de Launoy, [14] Doctor Theologus Navarricus, Normanus, vir doctissimus, qui iam multa scripsit[6] fait ici imprimer un livre intitulé De varia Aristotelis Fortuna. Je n’ai qu’ouï parler du dessein de ce livre, duquel j’ai bonne opinion si l’auteur y réussit ; en ce cas-là, je vous en enverrai un au plus tôt avec ce que je pourrai avoir ou trouver de nouveau, pour commencer à tâcher de m’acquitter de tant de diverses obligations que je vous ai depuis tant d’années.

Le bonhomme M. de Montbazon [15] est mort, comme aussi le duc de Chaulnes, [16] gouverneur de la ville et citadelle d’Amiens. [17] Il a un frère [18] qui voudrait bien retenir pour soi ce gouvernement, mais le Mazarin le veut avoir ; on traite avec lui pour cela. [7] Voilà la fille [19][20] de M. le maréchal de Villeroy [21] veuve pour la deuxième fois, elle a de ce deuxième mari deux petites filles. [8]

[Le bonhomme M. Gassendi est ici depuis douze jours, je l’ai vu et entretenu fort à mon aise.] [9]

Ce 21e de mai. Mais voilà M. Huguetan le libraire qui me rend la vôtre datée du 9e de mai, pour laquelle je vous remercie de tout mon cœur. J’ai, Dieu merci et vous, reçu le paquet de M. Volckamer. [22] Pour notre amitié entre vous et moi, je n’en doute nullement : de mon côté elle ne manquera jamais, et du vôtre je l’espère ainsi ; et y a apparence que de part et d’autre ce sera toujours de même comme depuis dix ans, depuis quel temps je vous dois beaucoup de reste, mais je m’acquitterai quand je pourrai ; au moins je ne manque pas de bonne volonté. J’ai céans tout prêt pour vous l’arrêt de M. Riolan, [10][23][24] comme aussi le livre de M. de Launoy de varia Aristotelis Fortuna in Academia Parisiensi ; c’est un in‑4o qui est derrière un autre contre M. Morin, [25] l’astrologue, c’est la suite de la querelle de M. Barancy [26] pour M. Gassendi, etc. [11]

Le P. Briet [27] n’a rien fait imprimer de sa Géographie que les trois parties que vous avez. Sa copie est bien toute prête, mais les guerres depuis cinq ans ont empêché M. Cramoisy [28] de l’entreprendre. Il espère d’en commencer bientôt un volume, lequel contiendra l’Asie entière, où il dira bien des particularités ; mais ne doutez pas que je ne vous l’envoie aussitôt, j’y suis trop obligé ; et même, je sais bien que je vous l’ai promis, aussi n’y manquerai-je point, Dieu aidant[12] Je vous prie de m’acheter aussi en français, le livre nouveau du P. Théoph. [29] que M. Molin [30] fait imprimer et de le mettre avec les autres ; comme aussi ceux de M. Devenet, [31] qu’il m’a promis étant ici. [13] Payez-lui s’il vous plaît ceux qu’il vous délivrera et je vous en rendrai la somme.

Nouvelles sont ici que le sieur Bourdelot [32] a été disgracié de la reine de Suède [33] sur les grandes plaintes que l’on a faites contre lui ; et que même la reine ne l’a pas voulu voir quand il est allé pour prendre congé d’elle. Il est si fort haï qu’il n’est pas en assurance de sa personne, on doute s’il osera se mettre en chemin ni même s’il reviendra de deçà. On dit aussi que tous les autres Français y sont si mal voulus que tous en reviendront bientôt. À quelque chose malheur est bon, cela sera cause que nous aurons de deçà tant plus tôt notre bon ami M. Naudé [34] qui utinam feliciter et cito redeat[14]

Je vous prie de faire mes très humbles recommandations à nos bons amis MM. Gras, Falconet et Garnier, [35] auquel vous direz, s’il vous plaît, que je me réjouis fort de ce que Dieu lui a donné un fils.

N’avez-vous rien ouï dire du nouveau livre de Sebizius [36] que l’on vous a promis de faire venir de Strasbourg ? Un marchand de notre rue de Saint-Denis, [37] m’a promis de me faire venir du nouveau livret de pulvere febrifugo [38] de M. Chifflet ; [39] j’en ai demandé plusieurs exemplaires, il y en aura un pour vous. [15]

On imprime ici un recueil des vers en diverses occasions faits par un certain rousseau auvergnat nommé M. Sirmond. [40] Il était neveu du jésuite de ce nom ; [41] il était fort savant, et de l’Académie, [42] je pense que le tout est en latin. [16]

Les jésuites qui internecivo et plusquam Vatiniano odio prosequuntur Iansenium[17][43][44][45][46] qui valait mieux qu’eux en science [47][48] et en probité, et qui les a empêchés d’enseigner la théologie à Louvain, [18][49] font imprimer ici deux volumes in‑fo touchant cette controverse, laquelle de présent est fort agitée à Rome et d’où tous les deux partis espèrent d’obtenir gain de cause.

Notre M. Merlet [50] se porte mieux et est encore échappé pour ce coup. Je consultai hier avec lui, [51][52] je le trouve tout refait et l’esprit encore fort bon ; mais ce matin il lui est morte une fille de 15 ans, d’un vomissement de sang [53] dont elle avait été plusieurs fois travaillée depuis neuf mois. [19] Le bon M. Moreau [54] subsiste, mais il n’a que ce qu’il lui faut pour l’hiver prochain, tout est à craindre en un corps si délicat. [20]

Les Espagnols ont assiégé Rosas [55] et ont fait un fort pour empêcher qu’il ne puisse être secouru. On y envoie M. d’Hocquincourt, [56] gouverneur de Péronne, [57] avec 9 000 hommes, qui doit partir d’ici en bref[21] Voilà ce qu’on dit ici de nouveau. Plura alias[22] Je me recommande de tout mon cœur à vos bonnes grâces et vous prie de croire que je serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce vendredi 23e de mai 1653.


a.

Ms BnF Baluze no 148, fos 72‑73, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon » ; Jestaz no 92 (tome ii, pages 1079‑1083). Note de Charles Spon au revers de l’enveloppe : « 1653./ Paris 23 mai/ Lyon 28 dud./ Risposta/ Adi 3 juin. »

1.

C’est-à-dire le libraire, Jean-Antoine ii Huguetan, par différence avec son frère Jean, l’avocat.

2.

« en sa vive et verte vieillesse d’homme » (Virgile, v. note [6], lettre 97).

3.

« sur qui certains répandent tant d’histoires. »

V. note [18], lettre 294, pour Luigi Cornaro, médecin vénitien que sa légendaire sobriété fit vivre jusqu’à l’âge de 99 ans. Jean-Pierre Camus était « feu M. l’évêque de Belley ».

4.

Par contrat du 11 juillet 1659 Mazarin acquit de Charles de Gonzagues le duché de Nevers, lequel échut ensuite à son neveu, Philippe Mazzarini-Mancini.

5.

V. note [1], lettre 314.

6.

« docteur en théologie du Collège de Navarre, Normand très savant qui a déjà beaucoup écrit » ; v. note [3], lettre 314, pour son livre « sur la diversité de fortune d’Aristote ».

7.

Pour le duc de Montbazon, l’annonce était prématurée : v. note [5], lettre 375.

L’autre nouvelle, concernant Henri-Louis d’Albert d’Ailly, duc de Chaulnes, (v. note [17], lettre 312) était exacte : il était mort le 21 mai, âgé seulement de 32 ans. Son cadet, Charles d’Albert d’Ailly (1625-1698), chevalier de Malte, héritait du titre ducal. Il fut fait lieutenant général des armées du roi et gouverneur d’Amiens, de Doullens et de Rue le 14 juillet 1653. Plus tard, il devint ambassadeur à Rome (1667, 1669 et 1689) et gouverneur de Bretagne (1670-1695) puis de Guyenne (1695-1698). Il épousa Élisabeth Le Féron, veuve de Saint-Mesgrin, le capitaine des gardes tué au faubourg Saint-Antoine (v. note [33], lettre 291). C’était un ami de Mme de Sévigné.

Journal de la Fronde (olume ii, fo 224 rov, Paris, 23 mai 1653) :

« En attendant la nouvelle de la mort de M. de Chaulnes, on assure que M. le cardinal traite avec le chevalier de ce nom du gouvernement d’Amiens, pour lequel on offre à celui-ci de lui laisser la lieutenance du gouvernement de Picardie qui appartient à ce duc, et de lui donner cent mille écus et le gouvernement de Doullens, que M. de Bar lui cédera pour être lieutenant de Son Éminence à Amiens. On croit ce traité fort avancé. »

8.

Françoise de Neufville-Villeroy (morte en 1701), fille du maréchal de Villeroy, Nicolas ii (v. note [5], lettre 133), veuve de Juste-Louis, comte de Tournon, mort en 1644, avait épousé en 1646 Henri duc de Chaulnes qui venait de mourir. Ses deux filles, Madeleine-Charlotte et Catherine n’atteignirent pas l’âge de 20 ans. La duchesse allait plus tard se remarier avec Jean Vignier, marquis de Hauterive.

9.

Phrase que Guy Patin a rayée, sans doute parce qu’en se relisant il avait vu qu’il avait dit la même chose un peu plus haut dans sa lettre.

10.

Arrêt obtenu par Jean ii Riolan pour casser le mariage de son fils aîné : v. le passage en date du 21 avril dans la lettre à Charles Spon du 25 avril 1653.

11.

François de Barancy (v. notes [3], lettre 211, et [50], lettre 216) avait pris le parti de Pierre Gassendi dans sa querelle avec Jean-Baptiste Morin ; mais Guy Patin se trompait en attribuant à Barancy la Favila ridiculi muris de Bernier (v. note [10], lettre 315). Il est vrai qu’il y a amplement de quoi se perdre dans la foison de libelles que cette affaire a nourrie.

12.

Un quatrième et dernier volume de la Géographie (v. note [6], lettre 148) du P. Philippe Briet allait être publié en 1653 : Théâtre geographique de l’Europe, contenant la division de ses royaumes et provinces… (Paris, Pierre Mariette, in‑4o, avec 79 cartes) avec une traduction en latin, Theatrum geographicum Europæ veteris, in varios pinaces distinctum… (mêmes lieu, nom et format, avec 60 cartes) ; c’était la suite et fin prématurée des Parallela geographiæ veteris et novæ. Le tome sur l’Asie ne parut jamais.

13.

V. notes :

14.

« que Dieu veuille bien nous ramener vite et heureusement. »

15.

V. notes [11], lettre 273, pour le livre de Melchior Sebizius sur la saignée (Strasbourg, 1652), et [9], lettre 309, pour celui de Jean-Jacques Chifflet « sur la poudre fébrifuge » (quinquina).

16.

Richelieu avait employé Jean Sirmond (Riom vers 1589-ibid. 1649), neveu du P. Jacques Sirmond (v. note [7], lettre 37), à réfuter les pamphlets de l’abbé de Saint-Germain (Mathieu de Mourgues, v. note [7], lettre 20). Il s’acquitta si bien de cette tâche que le cardinal le proclama l’un des meilleurs écrivains de l’époque et le nomma historiographe du roi avec un traitement annuel de 1 200 écus. En 1634, Jean Sirmond entra à l’Académie française et proposa à ses confrères de s’obliger par serment à n’employer que les mots approuvés par la pluralité des voix, « de manière que celui qui en aurait usé d’autre sorte aurait commis, non pas une faute, mais un péché », moyen plus risible qu’efficace. À la mort de Richelieu, Sirmond était retourné en Auvergne (G.D.U. xixe s. et Jestaz).

Parmi ses ouvrages, essentiellement politiques et historiques, Guy Patin citait ici ses Carminum libri ii, quorum prior heroicorum est, posterior elegiarum [Deux livres de poèmes : 1. hexamètres, 2. élégies] (Paris, Edme Martin, 1654, in‑8o).

Tallemant des Réaux (Historiettes, tome i, page 124) :

« Il {a} ne voulait point que l’on fît des vers dans une langue étrangère, et disait que nous n’entendions point la finesse d’une langue qui ne nous était point naturelle ; et à ce propos, pour se moquer de ceux qui faisaient des vers latins, il disait que si Virgile et Horace revenaient au monde, ils donneraient le fouet à Bourbon et à Sirmond. »


  1. François de Malherbe (v. note [7], lettre 834).

17.

« qui poursuivent Jansenius d’une haine meurtrière et plus que vatinienne ». Odium Vatinianum est un adage antique qu’Érasme (no 1194) a commenté :

pro capitali, ac vehementer acerbo. Vatinius, in quem acerrime M. Tullius invectus est, in tantum odium populi Romani pervenerat, iam detectis illius flagitiis, ut in proverbium cesserit, Odium Vatinianum.

[se dit d’une haine mortelle et passionnément acerbe. Vatinius, contre qui Cicéron s’est fort amèrement emporté, s’était attiré une si grande haine du peuple romain que, quand ses ignominies eurent été découvertes, elle est devenue proverbiale, Odium Vatinianum].

Vatinius, démagogue romain, a été l’un des plus fougueux partisans de Jules César. Né à Rome vers 94 av. J.‑C., nommé questeur en 62, il s’enrichit par ses déprédations en Espagne. Tribun du peuple en 58, il soutint César contre Bibulus. Un des lieutenants de César dans les Gaules, Vatinius obtint la préture en 53. Il leva des troupes pour César pendant la guerre civile et remporta une victoire sur un lieutenant de Pompée en Illyrie. Pour prix de ses succès, il obtint le consulat en 46 et le triomphe en 42 (G.D.U. xixe s.). V. note [103] du Faux Patiniana II‑7 pour ce qu’en ont écrit Catulle et Sénèque l’Ancien (le Rhéteur).

18.

En 1624, « le Conseil de l’Université de Louvain, engagé dans un conflit avec les jésuites sur le droit d’enseigner la théologie [demanda à Jansenius] de le représenter à la cour de Philippe ii. Jansenius [arriva] à Madrid le 23 septembre 1624. Sa mission [fut] couronnée de succès et le roi [défendit] aux jésuites d’enseigner la philosophie et la théologie dans leur maison de Louvain » (Dictionnaire de Port-Royal, page 539).

19.

V. note [5], lettre 410, pour le vomissement de sang (hématémèse).

20.

Médiocre pronostic de Guy Patin : René Moreau mourut en octobre 1656.

21.

Rosas (aujourd’hui Roses en castillan) était alors une ville forte de Catalogne, au pied des Pyrénées, dans la partie nord du golfe qui porte son nom. La place avait été prise par les Français en 1645.

Journal de la Fronde (volume ii, fo 218 ro, Paris, 2 mai 1653) :

« On mande de Narbonne, du 22 du passé, que le marquis de La Farre, gouverneur de Rosas, ayant découvert une conspiration qui s’était faite dans sa place par un officier qui la voulait livrer aux Espagnols et qui avait déjà gagné la moitié de sa garnison, moyenant dix mille pistoles qu’on lui avait promises et dont on lui en avait baillé une partie, avait fait pendre cet officier et quelques autres ; qu’il avait reçu quelque petit secours de vivres, mais non pas assez considérable ; et qu’à cause du petit nombre des ennemis, qui ne l’assiègent qu’avec deux mille hommes par terre, et trois galères et un vaisseau par mer, il espérait de pouvoir conserver la place si on lui envoyait bientôt d’autres provisions ; que pour cet effet, l’évêque d’Agde avait fait charger quantité de barques qui allaient à Marseille afin de s’y faire escorter {a} par les vaisseaux du roi. »


  1. À Rosas.

Le maréchal d’Hocquincourt était revenu de Péronne à Paris le 21 mai afin de mettre ses affaires en ordre avant de partir pour la Catalogne.

22.

« Plus une autre fois. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 23 mai 1653

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(Consulté le 24/04/2024)

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