Pour répondre à votre dernière, que je reçus hier, j’ai été malheureux depuis 18 mois : je perdis l’an passé mon cher ami feu M. l’évêque de Belley [2] et feu M. Miron, [3] le maître des comptes ; [1] outre notre guerre et ma maison des champs [4] qui fut pillée, où il y eut perte pour moi de plus de 200 écus ; mon pauvre jardinier mourut en deux jours de la peur que je le rachèterais de grand’chose. [2] Et cette année, j’ai perdu mon procès, [5][6] où j’ai moins perdu que gagné en toute façon, ôté le temps que j’ai mis à la sollicitation et que j’aurais mieux employé ; [3] mais j’ai bien fait une autre perte par la mort de mon bon et cher ami M. Naudé, [7] pour lequel je voudrais avoir donné 10 000 livres et le tenir céans dans l’entretien particulier comme je l’ai eu autrefois. Il faut donc prendre courage, une autre fois nous gagnerons. Le temps est pour les méchants, les chicaneurs, les voleurs, les charlatans, les partisans et autres pestes du genre humain. Les gens de bien n’ont qu’à se cacher. L’antimoine [8] est ici fort décrié : la troisième fille de Guénault [9] fut enterrée le 18e de ce mois, âgée de 21 ans, elle est morte en couche de son deuxième enfant ; [4][10] son bourreau de père est si méchant qu’en cette dernière maladie elle a par ses ordres pris six fois du vin émétique ; [11] je pense que cet homme est enragé ou qu’il a le diable au corps. La plupart des familles se plaignent de ce poison ; néanmoins, Guénault et quelques autres se piquent d’en donner, et disent en se moquant : Il n’est pas si mauvais que l’on dit ; s’il n’est bon pour ceux qui en prennent, il est bon pour leurs héritiers. Ils se jouent de la vie des hommes par l’impureté qui règne partout. Dieu nous garde tous deux de telle drogue et de tels médecins.
L’in‑4o du Gazetier [12] pour l’antimoine [13] est gros d’un doigt. [5][14] C’est un méchant livre et un misérable galimatias de gazette. Vous ne l’aurez jamais vu deux heures qu’il ne vous fasse pitié. Il aura sa réponse quelque jour, combien qu’il ne la mérite pas, mais c’est afin que le peuple soit détrompé ; d’honnêtes gens s’en mêlent, et que vous ne haïssez pas. Notre M. Le Clerc, [15] qui est un bon compagnon, [6] dit qu’un homme ne triomphe jamais qu’il n’en ait bien tué à la guerre et que c’est ainsi que l’antimoine triomphe. Tâchez d’éviter les procès, les juges sont ravis que tout le monde tombe dans leurs pièges. Quand je dis à notre rapporteur en l’allant remercier le jour même de l’arrêt, que depuis 20 mois que ce procès avait duré il s’était fait beaucoup de dépense, il me dit gravement et magistralement : Monsieur mon ami, personne ne plaide à bon marché, nemo gratis litigat Parisiis. [7] Et quand je demandai au président, qui se dit fort mon ami, quo iure [8] j’avais été condamné aux deux tiers des dépens, vu que je n’avais point offensé ni méfait à personne, il me répondit que j’avais péché dans les formes ; si bien que, pour les formes, j’ai perdu mon procès. Ces Messieurs sont de vrais moqueurs. Ce même président, comme s’il devait quelque jour avoir affaire de moi, m’a mandé par un ami commun qu’il ne prétendait point avoir perdu mes bonnes grâces : ad populum phaleras, etc. [9][16] Je suis las de vous écrire de ces badineries. Stultus est labor ineptiarum. [10][17][18][19][20]
La querelle est aussi grosse que jamais entre les Anglais et les Hollandais, [21] et comme le commerce en est empêché, beaucoup de choses en renchérissent de deçà. Le comte d’Harcourt, [22] qui a entre les mains Brisach [23] et Philippsbourg, [24] était sollicité de s’accorder avec le prince de Condé, [25] mais on l’a retiré de ce précipice. Il est en état de rentrer au service du roi, [26] duquel il n’est sorti qu’en haine du Mazarin [27] qui le chicanait. [11] Je vous proteste que je serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
De Paris, ce 21e d’octobre 1653.
Je pleure incessamment, jour et nuit, M. Naudé. Oh ! la grande perte que j’ai faite en la personne d’un tel ami. Je pense que j’en mourrai si Dieu ne m’aide.
1. |
Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, était mort le 25 avril 1652, et Robert ii Miron, le 4 juillet suivant lors du massacre de l’Hôtel de Ville (v. note [3], lettre 292). |
2. |
Comprendre : la peur que Guy Patin irait lui demander des comptes sévères pour n’avoir pas bien veillé sur la maison dont on lui avait confié la garde. Le sac de la propriété de Cormeilles avait eu lieu le 4 juillet 1652 : v. note [18], lettre 292. |
3. |
Il s’agissait du procès engagé par la Faculté, sous le décanat de Guy Patin, contre Jean Chartier, fils de René Chartier (v. note [16], lettre 271). Le Parlement avait prononcé un arrêt contre Guy Patin le 15 juillet 1653. V. le Procès oposant Jean Chartier à Guy Patin en juillet 1653, pour ce qui nous est resté du plaidoyer que Patin rédigea à cette occasion. |
4. |
V. note [21], lettre 80, pour Catherine, troisième fille de François Guénault, qui avait épousé Christophe Gamare, conseiller et maître d’hôtel du roi. |
5. |
V. note [21], lettre 312, pour l’Antimoine justifié… d’Eusèbe Renaudot, le troisième fils de Théophraste Renaudot, le Gazetier. Sans doute avisé de la mort très prochaine (23 octobre) de Théophraste, Guy Patin affublait désormais Eusèbe du sobriquet de Gazetier (alors que ce fut son frère Théophraste ii qui prit la succession de leur père à la tête de la Gazette, v. note [6], lettre 331). |
6. |
Charles Le Clerc, natif d’Orléans, reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1617, mourut le 23 octobre 1656, âgé de 73 ans ; Guy Patin l’a constamment qualifié d’ivrogne (ici « bon compagnon »). |
7. |
« personne ne plaide gratis à Paris. » |
8. |
« de quel droit ». |
9. |
« clinquant bon pour le peuple, etc. [À d’autres, mais pas à moi !] » (Perse, v. note [16], lettre 7). |
10. |
« Il est stupide de se torturer l’esprit avec des inepties », Martial (Épigrammes, livre ii, 86, vers 9‑10) :
Pendant et depuis son décanat, Guy Patin n’était pas parvenu à faire ratifier par la Cour la radiation de Jean Chartier, que la Faculté avait solennellement arrêtée le 28 août 1651 (v. note [43] des Décrets et assemblées de la Faculté de médecine en 1650‑1651). Très mauvais perdant, Patin déversait ici toute la bile noire, la « mélancolie », que ce cuisant échec lui avait accumulé dans la rate. Outre la consultation des Comment. F.M.P. (tome xiv), les recherches de G. Steinheil (Pierre Pic, Guy Patin, longue note 1 qui commence page lx de l’Introduction) fournissent de précieux renseignements sur l’issue de la longue lutte opposant la Faculté et son ancien doyen à Chartier et à ses amis antimoniaux. L’arrêt du Parlement daté du 15 juillet 1653 donnait entièrement raison à Jean Chartier :
La querelle ne s’éteignit pas pour autant. L’approbation des comptes pour la seconde année du décanat de Jean de Bourges (novembre 1655-novembre 1656) se lit aux fos 138 vo et 139 ro des Comment. F.M.P. (tome xiv), mais le vo du fo 139 a été collé au fo 140. Une main curieuse et malhabile a tenté de séparer les deux feuillets sans y réussir ; on peut néanmoins se rendre compte que sur ce fo 140 ro la plume du doyen de Bourges avait transcrit un arrêt du Parlement. François Le Vignon, nommé doyen en novembre 1666 (c’est-à-dire après que la Faculté eut définitivement approuvé l’antimoine, le 16 avril de la même année), a plus tard recopié (fo 141) cette pièce frauduleusement supprimée :
Cet arrêt étant de janvier 1652, il faut admettre que Patin, même affaibli par sa condamnation du 15 juillet 1653, parvint à retarder jusqu’en 1656 sa transcription dans les registres de la Faculté. Seul un doyen a pu avoir collé les feuillets du registre entre 1656 et 1666 ; le plus suspect est sans doute François Blondel (v. notes [11], lettre 342, et [3], lettre 868), allié de Guy Patin et antistibial des plus échauffés qui fut doyen de 1658 à 1660. Au verso du fo 141, toujours transcrite par le doyen Le Vignon, se lit l’Opposition du Sr Thévart qui explique laborieusement l’incident qui avait rallumé la querelle en 1656 et fait ressortir l’arrêt de 1652 :
V. le Procès opposant Jean Chartier à Guy Patin en juillet 1653, pour deux pièces complémentaires sur ce litige. |
11. |
Dans sa lettre à Charles Spon du 29 juillet 1653 (lettre 322), Guy Patin avait annoncé la soumission d’Harcourt au roi contre 500 000 écus ; mais le comte poursuivait sa rébellion dans Brisach, souhaitant s’allier à l’empereur, Ferdinand iii de Habsbourg et au duc Charles ii de Lorraine, dont les vues sur l’Alsace rejoignaient les siennes. Vers la fin du mois d’octobre, le cardinal crut un instant avoir gagné le comte ; ses illusions furent vite dissipées. Dans les premiers jours de décembre, le comte d’Armagnac, fils d’Harcourt, fut discrètement retiré du collège des jésuites de Paris ; on craignit alors un accommodement tout proche entre son père et l’empereur (Jestaz). |
a. |
Reveillé-Parise, no ccxlviii (tome ii, pages 78‑81) ; Jestaz no 101 (tome ii, pages 1131‑1132), d’après Reveillé-Parise. |