L. 343.  >
À Charles Spon,
le 20 mars 1654

< Monsieur, > [a][1]

Je vous envoyai ma dernière le 10e de mars. Depuis ce temps-là, nous apprenons ici que le duc de Lorraine [2] fut arrêté prisonnier dans Bruxelles [3] le 26e de février, qui était un jeudi ; que les Espagnols se sont saisis de son argent, de ses pierreries et de toutes ses nippes qui sont très bonnes ; que dès qu’il fut arrêté, il parut fort étonné et pria fort qu’on le fît parler à l’Archiduc Léopold, [4] ce qu’il ne put obtenir. Cette prise fait reculer le sacre [5] et le voyage du roi à Reims, [6] aussi bien qu’elle fait avorter plusieurs desseins que nous avions sur quelques villes, et entre autres sur Stenay. [7] Il y a ici du bruit entre M. d’Épernon [8] et M. de Candale, [9] son fils, lequel refuse d’épouser une des nièces [10][11] de l’Éminence. [1] On dit, entre autres causes de la détention du duc de Lorraine, que l’on a découvert qu’il avait entrepris de nous livrer le prince de Condé [12] quand le roi serait à Reims, à la charge que l’on le remettrait en son pays, ce qu’on lui avait promis. C’est peut-être cela arcanum principis : quod frustra rimabere, nec ideo assequare ; [2][13] il y a de grandes fourberies dans les desseins et la vie des princes, hic et alibi venditur piper[3][14] L’ordre de faire arrêter le duc de Lorraine est venu de Madrid, quelque espion que le Mazarin a en Espagne lui avait mandé ce grand secret, mais on n’a pu de deçà l’avertir assez tôt. La reine [15] a témoigné qu’elle est bien fâchée de cet emprisonnement. On croit que l’on le fera passer en Espagne ; si cela est, il y en a pour longtemps. [4] Le prince de Condé est retombé malade, et voilà ses affaires reculées.

Je vous ai par ci-devant prié de m’acheter deux exemplaires des Tragiques de M. d’Aubigné, [16] de la nouvelle édition de Genève in‑8o[5] Je vous prie, si faire se peut, d’y en ajouter encore quatre autres exemplaires, afin que j’en aie de quoi faire présent à quelques-uns de mes amis à qui j’en ai promis. Si vous ne les trouvez aisément à Lyon, vous m’obligerez de me les faire venir de Genève et de mettre leur prix sur mon compte.

On n’emprisonne point ici seulement les hommes, mais les femmes aussi : la reine en a envoyé plusieurs carrosses dans la Bastille ; [17] ce sont des femmes de ces élus et autres officiers supprimés, lesquelles criaient et faisaient du bruit ; cette dame veut que l’on souffre patiemment son mal et sans se plaindre, tamquam victima quæ ad necem ducitur[6] Le Parlement en a voulu faire des remontrances, ils ont été au Louvre, [18] on leur a fermé la porte au nez et leur a été dit qu’il faut obéir. Le Mazarin, qui envoie un nouveau gouverneur dans Philippsbourg, [19] qui est le frère [20][21] de M. de Navailles, [7][22][23] a acheté pour soi les gouvernements de Vic et de Moyenvic, [8][24][25] et traite de celui de Metz [26] avec le M. le maréchal de Schomberg. [27] Je pense qu’il prendra tous les gouvernements des places de cette province de Lorraine [28] afin qu’il en puisse être assuré et en répondre à soi-même en cas de nécessité. Notre accord est fait avec Cromwell : [29] nous reconnaissons la nouvelle République d’Angleterre et aurons pour cet effet un ambassadeur à Londres ; celui qui y est aujourd’hui sera continué, c’est M. de Bordeaux, [30] maître des requêtes, fils d’un riche partisan qui est aujourd’hui intendant des finances ; [31] comme aussi, il nous en viendra un de Londres de la part de la République en très grande magnificence. [9]

Il y a ici quelque négociation en campagne et quelque traité pour faire revenir à la cour M. le duc d’Orléans, [32] ce que je ne crois point qu’il fasse encore. On croit aussi que les Espagnols emmèneront en Espagne le duc de Lorraine afin qu’il soit en plus grande assurance. Son armée, commandée par M. de Ligniville, [33] a promis de demeurer au service des Espagnols, lesquels ont mandé le prince François [34] afin qu’il vienne commander l’armée de son frère, [10] duquel ils ont pris l’argent et en ont donné 500 000 livres au prince de Condé pour faire ses recrues.

Enfin, le cardinal de Retz [35] s’est résolu de sortir de prison en donnant sa démission de l’archevêché de Paris, pour lequel on lui donne plusieurs autres bénéfices. On a envoyé à Rome pour cet effet et dès que la nouvelle sera venue de l’expédition parachevée en Cour de Rome, il sera mis en liberté. Voilà ce que j’apprends de cette affaire. [11]

Le prince de Condé s’est rendu à Bruxelles tôt après la détention du duc de Lorraine. Sa maison, ses officiers et son écurie sont à Malines. [36] Sa femme, la princesse de Condé, [37] est à Valenciennes, [12][38] elle n’a pas encore vu son mari depuis le temps qu’elle est arrivée en Flandre. [39] Le vieux duc d’Elbeuf [40] est ici fort malade. On parle de continuer le procès commencé du prince de Condé et que le prince de Conti, [41] son frère, s’ira promener ici alentour tandis que cela se fera. M. le grand maître de l’Artillerie, [42] fils de M. le maréchal de La Meilleraye, [43] épousera une des nièces de l’Éminence, [44][45] tout en est déjà accordé ; mais pour celui de M. de Candale, tout est rompu, d’autant que M. d’Épernon, son père, ne veut point en passer par tout ce qu’on lui propose. [13] On ne parle d’aucun voyage pour le roi, si ce n’est quelque voyage de chasse à Saint-Germain, [46] en attendant le mois de mai.

On m’a aujourd’hui montré un in‑8o imprimé en Hollande, duquel le titre est tel : Abrégé de l’histoire de ce siècle de fer[14][47] Je ne vous puis dire si le dedans répond au titre, mais bien sais-je que depuis la mort de feu Henri iv[48] on a bien fait des méchancetés en France, et principalement les partisans qui ont eu trop de crédit ; les moines, pestilentissimum hominum genus[15][49] s’en sont mêlés et ont eu leur part du pillage, et encore passe si on en demeurait là. [16]

J’ai ce matin demandé du conseil à un mari pour sa femme. [17][50] Tous deux m’ont dit que je prisse qui je voudrais pourvu que ce ne fussent aucun de ces bourreaux ou empoisonneurs publics qui assassinent le monde avec du vin émétique. [51] Cette réponse m’a fort étonné, vu que je ne leur ai jamais parlé de cette drogue ni en bien, ni en mal. Là-dessus nous avons accordé d’avoir M. Riolan [52] et M. Merlet, [53] ce qui a été exécuté, et heureusement.

J’ai vu ici un de vos libraires de Lyon légèrement malade, nommé M. Rigaud [54] (frère de notre marchand qui nous a promis d’imprimer notre manuscrit de feu M. Hofmann), [18][55] lequel je trouve fort honnête homme. Je me recommande mille fois à vos bonnes grâces et à Mlle Spon, et suis de toutes les puissances de mon âme, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

De Paris, ce vendredi 20e de mars 1654.

Le roi devait aller demain matin au Palais pour le procès de M. le Prince, mais il est aujourd’hui demeuré au lit pour quelque indisposition. [19][56] Notre vieux archevêque [57] diminue fort, non videbit finem mensis proximi[20] Le duc de Lorraine a mandé à ses troupes qu’elles aient à obéir précisément aux ordres d’Espagne. On dit qu’il ne bougera d’Anvers [58] et qu’on ne le mènera pas en Espagne.


a.

Reveillé-Parise, no ccxlviii (tome ii, pages 122‑126) ; Jestaz no 111 (tome ii, pages 1199‑1202), d’après Reveillé-Parise

1.

Mme de Motteville (Mémoires, page 442) :

« Le duc de Candale eut l’honneur de finir cette guerre, {a} où la grande facilité qu’il eut à vaincre ne diminua pas son mérite à l’égard du roi et du ministre. Il paraissait destiné à épouser Mlle Martinozzi, nièce du cardinal : {b} ainsi il ne se pouvait qu’il ne fût loué sur toutes ses actions puisque le rayon de la faveur l’environnait ; mais il avait tant de belles qualités qu’il aurait pu la prétendre par lui-même, si le mérite la pouvait donner. »


  1. La Fronde bordelaise.

  2. V. note [72], lettre 336.

2.

« le secret du prince : ce qu’on recherche en vain, et sans espoir d’y parvenir. »

Tacite (Annales, livre vi, chapitre viii) :

Abditos principis sensus et si quid occultius parat exquirere inlicitum, anceps ; nec ideo assequare.

[Vouloir deviner les secrètes pensées du prince et s’il prépare quelque chose de plus caché, est illicite, dangereux ; et sans espoir d’y parvenir].

3.

« Ici comme ailleurs on vend du poivre [on trompe le monde] » (Horace, v. note [3], lettre 247).

4.

Le duc Charles iv de Lorraine finit en effet par être transféré à Tolède, pour y être emprisonné pendant cinq ans.

5.

V. note [26], lettre 342, pour les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, titre qui s’impose ici, au lieu de Tragédies qu’on lit dans Reveillé-Parise avec cette note navrante :

« Est-ce par curiosité de bibliophile, est-ce par goût particulier que Guy Patin demande avec tant d’insistance des tragédies d’un auteur bien peu connu dans ce genre ? »

6.

« comme la victime qu’on mène au sacrifice. »

Sans parler directement de ces arrestations d’épouses, Mme de Motteville (Mémoires, page 444‑445) a évoqué la méfiance de la reine à l’égard de la Cour :

« Une autre fois, le Parlement ayant résisté aux volontés du roi sur quelque règlement qui regardait la monnaie, le cardinal Mazarin, qui ne voulait point souffrir que cette Compagnie reprît des forces sur aucun chapitre, se résolut d’en exiler quelques-uns. On leur envoya commander de se retirer chacun au lieu qui leur fut ordonné. La reine n’était pas fâchée d’avoir un prétexte de mortifier un peu ceux du Parlement qui lui avaient donné de si mauvaises heures et de si mauvaises années. En entrant ce même jour-là dans sa chambre, elle me fit l’honneur, en me voyant, de s’approcher de moi et de me dire tout bas avec un visage riant : “ Madame, il y en a dix d’exilés ou de prisonniers. ” Je lui répondis de même, en riant : “ Votre Majesté est donc bien aise ? ” “ Je le suis, en vérité, me dit-elle, mais pas tout à fait, car je voudrais qu’on les mît tous à la Bastille ; et par la douceur ordinaire de M. le cardinal, il n’y en a qu’un. ” Ensuite, elle ajouta que si M. le premier président faisait le méchant, on le traiterait de la même sorte. »

7.

Le nouveau gouverneur de Phillipsbourg, frère du comte de Navailles (Philippe de Montault du Bénac, v. note [3], lettre 697), était Henri de Bénac, marquis de Saint-Génier (mort en 1685). Maréchal de camp en 1649, nommé commandant en 1651 dans Bapaume en l’absence de son frère, gouverneur de la place, il fut nommé lieutenant général des armées du roi en cette année 1654 et gouverneur de Phillipsbourg. Saint-Génier reçut plus tard le gouvernement de Marienbourg (1661), puis celle de Saint-Omer (1677) (Jestaz).

8.

Vic (aujourd’hui Vic-sur-Seille) et Moyenvic (Moselle), distantes de 3 kilomètres l’une de l’autre, étaient alors deux places fortifiées de Lorraine.

9.

V. note [14], lettre 340, pour les tractations diplomatiques tourmentées entre Mazarin et Cromwell, par l’entremise d’Antoine de Bordeaux, fils de Guillaume de Bordeaux (v. note [2], lettre 314), assisté par le baron de Baas. L’aboutissement des négociations était encore loin : un accord commercial entre la France et l’Angleterre ne fut signé qu’en novembre 1655 ; Cromwell n’envoya William Lockhart comme ambassadeur en France qu’en mai 1656 pour négocier une alliance militaire.

10.

Placés à la tête d’un État souverain, les membres de la famille régnante de Lorraine étaient à la cour de France honorés du titre de princes étrangers (en contraste avec celui de princes du sang royal).

V. note [32], lettre 1023, pour Nicolas-François, duc de Lorraine et de Bar, dit le prince François, frère cadet de Charles iv.

11.

La nouvelle était fausse : v. note [8], lettre 345.

12.

Valenciennes (Nord) est une ville du Hainaut, au confluent de l’Escaut et de la Rhônelle. Alors située une quarantaine de kilomètres au nord de la frontière entre la France et les Pays-Bas, elle était espagnole depuis 1567 et ne devint définitivement française qu’en 1677.

13.

V. notes [24], lettre 311, et [72], lettre 336, pour les projets de marier La Meilleraye, grand maître de l’Artillerie, et Candale à des nièces mazarines.

14.

Abrégé de l’Histoire de ce Siècle de fer. Contenant les misères et calamités des derniers temps, avec leurs causes et prétextes, jusques au Couronnement du Roi des Romains, Ferdinand iv, fait vers la fin de l’été de l’an mdcliii. Par J.N. de Parival. {a}


  1. Leyde, Abraham a Geerevliet, 1653, in‑8o de 479 pages, continué en 1663.

    Jean-Nicolas de Parival (Verdun 1605-Leyde 1669), huguenot établi à Leyde en 1624, où il enseignait le français à l’Université, expose les guerres qui se sont déroulées en Europe au cours de la première moitié du xviie s. et des misères qu’elles ont entraînées.

    Il a dédié son livre hispanophile « À très haut et très puissant prince Léopold Guillaume, fils de l’empereur Ferdinand ii, frère du très auguste empereur Ferdinand iii, archidut d’Autriche, etc., évêque de Passou, etc., gouverneur des Pays-Bas et de la Bourgogne, pour Sa Majesté catholique » (v. note [16], lettre 155).


15.

« espèce d’hommes la plus pestilentielle ».

16.

Encore passe : encore heureux.

17.

Guy Patin demandait au mari de sa malade qu’un ou plusieurs autres médecins, consultants, vinssent avec lui pour donner un avis sur son cas difficile.

18.

Claude ii était le frère de Pierre Rigaud, tous deux libraires à Lyon (v. note [15], lettre 155). Guy Patin en profitait pour ajouter une plainte à sa litanie sur l’édition interminable des Chrestomathies de Caspar Hofmann : v. note [1], lettre 274.

19.

Le roi se rendit, malgré tout, au Parlement le 21 mars pour entendre la lecture du procès-verbal de la perquisition faite en l’hôtel de Condé (Levantal).

20.

« il ne verra pas la fin du prochain mois [avril]. » Le pronostic était optimiste, Jean-François de Gondi, l’archevêque de Paris, mourut le 21 mars.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 20 mars 1654

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(Consulté le 29/03/2024)

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