L. 347.  >
À André Falconet,
le 28 avril 1654

Monsieur, [a][1]

Je vous ai tant d’obligations de toutes sortes que je ne saurais les particulariser : vous m’envoyez des livres, vous me donnez des connaissances et des pratiques d’honnêtes gens, de si bonne grâce que je ne sais que faire pro retaliatione[1] J’avoue la dette, mais je ne sais quand je la paierai. Peut-être que je n’aurai jamais moyen de m’en acquitter ; mais au moins, je ne mourrai pas ingrat puisque j’ai bonne envie d’y satisfaire d’une façon ou d’autre. M. Choulier [2] a été un peu malade de quelque accès de fièvre tierce [3] qui avait été précédée d’un dégoût et entresuivie d’une colique ; [2][4] mais Dieu merci, il est en bon état. Peu de remèdes l’ont soulagé. Je pense que tout cela ne lui était venu que pour avoir changé d’air et que son estomac n’est pas encore bien accoutumé à nos eaux, quas iam pridem veteres nostri observarunt provincialibus pene singulis lævitatem intestinorum inferre ; [3][5] mais Dieu merci, tout cela est passé. Il fut hier heureusement purgé [6] par mon conseil et le sera encore demain, Dieu aidant, pour la seconde et dernière fois ; ce que j’ai fait exprès afin de le garantir d’une récidive ; et je tiens qu’il sera entièrement guéri avant que la présente vous soit rendue, d’autant que je fais état de lui dire demain adieu. Vous en pouvez assurer Messieurs ses parents. Le changement d’air est bien souvent cause de maladie, principalement à tous ceux qui sont délicats et raræ texturæ ; [4] c’est ce qui a fait écrire à notre Hippocrate [7] son beau livre de Aere, aquis et locis que vous trouverez encore plus beau si vous y joignez le commentaire de feu M. Martin, [8] que je m’offre de vous envoyer si vous ne l’avez. [5]

On dit que le roi [9] s’en va à Fontainebleau [10] dans quelques jours et delà à Reims, [11] et le prince de Conti [12] en Catalogne [13] avec le maréchal d’Hocquincourt [14] qui sera son lieutenant général. Notre bonhomme M. Riolan [15] cherche avidement le beau temps pour achever son beau recueil contra stibium[6][16] De l’heure que je vous parle, la plupart du monde rit ici, bourgeois de boutique, chicaneurs, partisans et banqueroutiers, rien [que de] joie d’aller au ballet qui se danse au Louvre [17][18] à ce soir : Pars maior lacrimas ridet, et intus habet. Rideant igitur, quandoquidem mala sua non intelligunt ! [7][19] Messieurs du Parlement y sont invités et ceux des autres cours souveraines, [20] ut tandem verum sit illud Petronii : Mundus omnis agit histrioniam[8][21] On dit que de Reims le roi ira à Châlons-sur-Marne ; [22] que le prince de Condé [23] a eu un échec dans le Luxembourg ; [24] mais il n’y a ici rien de si certain sinon que totus sum tuus aere et libra[9] Je me recommande à vos bonnes grâces et suis de toute mon âme, Monsieur, votre, etc.

De Paris, ce 28e d’avril 1654.


a.

Bulderen, no lxxxiii (tome i, pages 228‑230) ; Reveillé-Parise, no ccccxx (tome iii, pages 27‑29).

1.

« pour vous rendre le talion » : la pareille (v. note [14], lettre 299).

2.

Une colique était au sens strict une « maladie fort douloureuse qui se forme dans les intestins par des flatuosités ou par la bile émue et dilatée. Le propre siège de la colique est au boyau nommé côlon. Elle est causée par quelque humeur peccante retenue là par l’obstruction des excréments desséchés et endurcis » (Furetière). Dans ce sens intestinal, tranchée (v. note [2], lettre 267) est un synonyme de colique.

Les principaux types en étaient la colique bilieuse et la colique de miséréré. On étendait déjà au temps de Guy Patin la notion de colique à l’obstruction des voies excrétrices des reins (calices, uretères), en parlant alors de colique néphrétique.

3.

« qui procurent une faiblesse des intestins à presque tous les provinciaux, comme nos anciens l’ont observé depuis longtemps déjà. » La pollution microbienne de l’eau et des aliments est toujours responsable de la « diarrhée des voyageurs », connue sous le nom de turista en Amérique centrale.

4.

« et de texture délicate ».

5.

V. note [10], lettre 211, pour le commentaire de Jean Martin sur le traité d’Hippocrate de l’Air, des eaux et des lieux (Paris, 1646).

6.

« contre l’antimoine » : projet avorté de Jean ii Riolan, v. note [3], lettre 346.

7.

« La plupart rient de ses larmes, mais en ont gros sur le cœur. Qu’ils rient donc, puisqu’ils ne se rendent pas compte de leurs malheurs ! »

La première phrase est la fin d’une épigramme de Martial (livre x, lxxx) :

Plorat Eros, quotiens maculosæ pocula murræ
Inspicit aut pueros nobiliusve citrum,
Et gemitus imo ducit de pectore, quod non
Tota miser coemat sæpta feratque domum.
Quam multi faciunt, quod Eros, sed lumine sicco !

Pars maior lacrimas ridet et intus habet.

[Éros {a} pleure chaque fois qu’il voit des coupes murrhines bigarrées, {b} de jeunes garçons ou quelque beau meuble de citronnier ; il soupire du fond du cœur car, pauvre, il ne peut acheter et emporter chez lui de tels trésors. Que de gens sont comme Éros, mais gardent l’œil sec ! La plupart rient de ses larmes, mais en ont gros sur le cœur].


  1. Cupidon, v. note [2], lettre latine 365.

  2. La murrhe était une matière irisée (de nature aujourd’hui incertaine) que les Anciens utilisaient pour fabriquer des vases précieux.

8.

« pour enfin faire voir la vérité de ce qu’a dit Pétrone : le monde entier joue la comédie. »

Pétrone, Fragment x :

Non duco contentionis funem, dum constet inter nos, quod fere totus mundus exerceat histrioniam.

[Je ne tire pas la corde de la dispute jusqu’à ce que nous tombions d’accord, car presque tout le monde joue la comédie]. {a}


  1. Totus mundus facit histrionem était la devise peinte sur le mur du Globe Theatre de William Shakespeare à Londres, mais Guy Patin ne pensait pas à cet auteur car on ne parlait guère de lui en France au xviie s. (v. notule {b}, note [13] de l’Observation xi contre les apothicaires).

9.

« je suis entièrement vôtre en toute franchise [v. note [27], lettre 172]. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 28 avril 1654

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(Consulté le 25/04/2024)

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