L. 354.  >
À Claude II Belin,
le 11 juin 1654

Monsieur, [a][1]

Je vous remercie du soin que vous avez de l’affaire de M. Mercier, [2] auquel j’ai tout à l’heure envoyé ce que m’avez adressé pour lui. Enfin, la réponse est venue, de Montpellier [3] ou d’ailleurs, contre les Curieuses recherches de M. Riolan, [4] sous titre de Seconde Apologie de l’Université en médecine de Montpellier[1] C’est un livre infâme pour les injures, calomnies, impostures, ignorances et faussetés qu’il contient. Je ne vis jamais un si misérable pot-pourri ni si indigne de gens qui veulent être réputés habiles hommes. Je ne sais qui en est l’auteur, je pense que plusieurs y ont travaillé ; mais il y a bien de l’ânerie, inscitia ubique regnat in probando[2] Il dit que nous avons trop de babil chez nos malades, mais aussi y en a-t-il bien dans ce sot et impertinent livre. [3] Quiconque l’a fait n’est point médecin et ne sut jamais le fin du métier. Quelqu’un parlait de le faire saisir et d’en empêcher le débit, j’ai été d’avis contraire, vu que ce livre publie, avec le grand avantage de notre Faculté, l’infamie et l’ignorance de ceux dont il entreprend la défense. Ceux de Montpellier n’accroîtront point leur réputation par ce livre-là, qui est très capable de les décréditer encore plus qu’ils ne sont. Si Courtaud [5] ne peut mieux faire à l’avenir, il fera mieux de se reposer en continuant de chercher le grand secret des philosophes en ses fourneaux, [4][6] j’entends des chimistes [7] et des faux monnayeurs. [8]

Cromwell [9] a découvert dans Londres une conspiration, dont il y en a 14 d’arrêtés, et entre iceux un médecin huguenot, [10] anabaptiste [11] qui se disait ici, il y a quatre ans, médecin de Montpellier, nommé Naudin, [12] fils d’un apothicaire du faubourg Saint-Germain. [5][13][14] Nous aurons dans quelque temps plusieurs bons livres qui s’achèvent à Amsterdam : [15] un nouveau livre de Fr. Bacon, [16] Grotii Epistolæ ad Belgas et Germanos[17] Vossii Thesaurus linguæ Latinæ in‑fo[18] Thomæ Bartholini Observationes anatomicæ[19] Diogenes Laertius cum notis Hornii[6][20][21]

On dit que l’armée du roi a investi Clermont [22] et que le roi [23] ira de Reims [24] à Châlons. [7][25] On pendit hier à cinq heures, [26] à l’Apport de Paris, [27] un chimiste qui se disait gentilhomme provençal, pour fausse monnaie ; [28] il était d’Avignon, il disait qu’il préparait son antimoine aux fourneaux où il faisait de la fausse monnaie ; il fut pris en flagrant délit et a été exalté au bout d’une bûche. [8] Nous aurons dans peu le livre de M. Merlet [29] contre l’antimoine. [9][30]

On dit que le duc de Savoie [31] demande en mariage une des nièces [32][33] du Mazarin, je n’ose le croire. [10] On s’en va imprimer ici un beau livre qui sera in‑fo, La Vie de feu M. d’Épernon[11][34] ce sera une histoire de cent ans. M. Riolan [35] est malade. Il a bien envie de répondre au doyen de Montpellier et de le manier en chien courtaud, [12] mais il faut guérir auparavant. Quelque autre y répondra encore, mais d’une étrange sorte, afin que la postérité soit instruite de la vérité, et non pas que ce malotru et impertinent livre mérite aucune réponse. Je me recommande à vos bonnes grâces et suis de tout mon cœur, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce samedi 13e de juin 1654.


a.

Ms BnF no 9358, fo 150 ; Reveillé-Parise, no cxxii (tome i, 203‑205, datée du 13 juin 1654).

1.

V. notes :

2.

« partout l’ignorance y a valeur de preuve. »

3.

Seconde Apologie… (section cxxxi, Le doyen se moque de vos consultes, page 204) :

« Distinguez ici, Maître Riolan, comme il y a différence de dire “ le doyen {a} se moque de la pratique ” et dire “ de votre pratique ” ; autant y en a-t-il de dire “ il se moque des consultes ” ou dire “ de vos consultes ”. Il fait le second, {b} non pas le premier ; il sait et la nécessité, et l’utilité d’icelles, et combien elles nous sont recommandées par nos premiers législateurs. Si vous lisez bien son Apologie, vous changerez de propos, car il dit : Nostrorum polylogorum consultationes sunt orationes funebres, adhuc, viventium ægrorum, funestæ prænunciæ, hospitiisque mortis designatrices. {c} Il ne reprend point telles conférences si ce n’est quand elles se changent en vain babil, en pommes de Sodome {d} et en cymbales. {e} Duret même est votre juge car, en divers endroits, il a prôné un Væ vobis et mandavit laqueum vestræ loquacitati. {f} Aussi voyez-vous comme son discours est mêlé et serré. Il ne se moque point des consultes, mais des consultants, lesquels ne pensent pas tant à l’obit {g} du malade comme à l’habit de leur discours ; plus à être bons Latins que bons médecins ; et plus Cicérons que non pas Japis. {h} Garrulus medicus, alter laboranti morbus et aliquando mors est. {i} Cependant que le médecin caquète, la vie du malade craquète. Puisque vos consultes se mesurent à la grandeur du payement, il est utile au malade de ne vous payer guère bien s’il veut être promptement assisté. Le doyen a dit que vos consultes sont des oraisons funèbres pource qu’elles donnent du temps à la mort. Si maioris spes affulgeat nummi. {j} Donc il y a bien de l’enflure du gosier et du sermon en toutes langues. Tout ce grand discours aboutit le plus souvent à un servicial, {k} et partant du tout semblable à la viande halenée {l} par Solidius < sic > chez Martial, de laquelle nemo potuit tangere. Et pourquoi ? Merda fuit. » {m}


  1. Siméon Courtaud, doyen de l’Université de médecine de Montpellier.

  2. Pour dire : « Courtaud entend le second ».

  3. « Les consultes de nos médecins verbeux sont des oraisons funèbres, et même de funestes présages pour les malades encore vivants, et des maréchaux (avec designatrices pour designatores) pour les logis de la mort. »

  4. Fruits ayant la forme de testicules, couillonneries.

  5. Vacarme.

  6. « Malheur à vous, et il a ordonné qu’on garrotte votre babil » : propos attribué à Louis Duret dont je n’ai pas trouvé la source.

  7. Messe anniversaire.

  8. Favori d’Apolon qui lui apprit la connaissance de l’art des augures, de la musique et de la médecine.

  9. « Un médecin bavard est une seconde maladie pour le patient (v. note [6], lettre 634), et parfois sa mort. »

  10. « Si ne luit l’espérance d’empocher plus d’écus. »

  11. Clystère.

  12. Humée.

  13. Martial, Épigrammes (iii, 17, Contre Sabidius, vers 5‑6) :

    Illa quidem tepuit digitosque admittere visa est,
    sed nemo potuit tangere : merda fuit
    .

    [Son souffle, en effet, attiédit le gâteau et on put le toucher ; mais personne ne parvint à s’en mettre en bouche : c’était de la merde].


4.

La pierre philosophale, v. note [34], lettre 117.

5.

V. note [13], lettre 353, pour Théodore Naudin.

Anabaptistes (T. Corneille) :

« Hérétiques qui ne confèrent le sacrement du baptême qu’à ceux qui ont atteint l’âge de raison, et qui rebaptisent les enfants, ce qui leur a fait donner le nom de rebaptisants. On n’est pas d’accord sur l’auteur de cette secte. Quelques-uns disent que cette hérésie vient de Luther, et les autres l’imputent à Carlostade, à Zwingli ou à Melanchthon. Outre l’erreur qui regarde le baptême, les anabaptistes rejettent le mystère de l’incarnation, aussi bien que la doctrine de la réalité {a} et de la messe. Thomas Müntzer qui enseignait ces erreurs, et qui se vantait vers l’an 1524 d’une révélation par laquelle le Saint-Esprit lui ordonnait d’établir un nouveau royaume à Jésus-Christ avec le glaive de Gédéon, qu’il assurait que Dieu même lui avait remis entre les mains, fit révolter les paysans d’Allemagne contre leurs princes, et cette guerre, qu’on appella des Rustauds, coûta la vie à plus de cent mille de ces malheureux. Ceux qui restèrent reprirent les armes dix ans aprés dans la Westphalie, se saisirent de Münster, et élurent pour leur roi un jeune homme de vingt-quatre ans, tailleur de profession, qui portait le nom de Jean de Leiden, parce qu’il estoit de Leyde en Hollande. Il enseignait la doctrine des anabaptistes qu’il pretendait lui avoir été révélée du Ciel, et dont les principaux points étaient la communauté des biens et la pluralité des femmes, qui devaient aussi être communes. Cet imposteur fut pris en 1535 et reçut la peine qui lui était due. Quelques hérétiques de la primitive Église avaient donné dans la même erreur touchant le baptême, et les cataphryges, les novatiens et les donatistes rebaptisaient ceux qu’ils venaient à bout de pervertir. Le mot d’anabaptiste vient de la particule reduplicative ana et de baptizein, plonger dans l’eau. » {b}


  1. Réalité du corps du Christ dans l’eucharistie (transsubstantiation).

  2. En France, albigeois et vaudois ont pratiqué une forme d’anabaptisme. Seule a vraiment subsisté la question du baptême chez les anabaptistes modernes.

6.

« Le Diogène Laërce, avec des notes de Hornius » : {a}

Georg. Hornii Historiæ philosophicæ libri vii : quibus de origine, successione, sectis et vita Philosophorum ab orbe condito ad nostram ætatem agitur.

[Sept livres d’Histoire philosophique de Georg Horn, traitant de l’origine, de la descendance, des écoles et la vie des philosophes, depuis la création du monde jusqu’à notre temps]. {b}


  1. Contrairement à ce que croyait Guy Patin, il ne s’agit pas d’une édition commentée des Vies et doctrine des philosophes illustres de Diogène Laërce (v. note [3], lettre 147), mais d’une histoire universelle originale de la philosophie.

  2. Leyde, Iohannes Elsevier, 1655, in‑4o de 387 pages.

Ce livre est un des très nombreux ouvrages de Georg Horn (Hornius, Greussen, Haut Palatinat, 1620-Leyde, 1670), alors professeur d’histoire, de géographie et de droit public à l’Université de Harderwijk en Gueldre. Michaud rapporte une bizarrerie de Horn :

« Sur la fin de sa vie, il fut sujet à des absences d’esprit ; on attribua cet accident au chagrin d’avoir été la dupe d’un alchimiste qui lui avait escroqué 5 000 florins. Enfin sa tête se dérangea au point qu’il courut une fois tout nu dans les rues de Leyde en s’écriant : An tu unquam vidisti hominem paradisiacum ? Ego sum Adam. » {a}


  1. « Avez-vous jamais vu un homme du paradis ? Me voici, Adam. »

V. notes [18], [19], [20] et [21], lettre 352, pour les autres ouvrages cités dans ce paragraphe de la lettre.

7.

Le roi, sa famille et Mazarin quittèrent Reims le 18 juin pour arriver à Rethel en fin de journée et y demeurer jusqu’au 25 juin. Il n’y eut pas de passage à Châlons en 1654 (Levantal). Les armées du roi n’investirent Clermont-en-Argonne (v. note [24], lettre 219) que le 25 octobre 1654 et prirent la place aux Espagnols le 22 novembre (v. note [11], lettre 369).

8.

« Exalter, en termes de chimie, c’est élever les métaux et les autres corps naturels à un degré de perfection et de pureté tel qu’ils sont capables de le souffrir, en telle sorte qu’ils font un plus grand effet sur les corps sur lesquels on les fait agir » (Furetière). La bûche est bien sûr ici à prendre pour la poutre de la potence.

9.

V. note [3], lettre 346, pour les Remarques… de Jean Merlet.

10.

Petit-fils de Charles-Emmanuel ier, Charles-Emmanuel ii (1634-1675), duc de Savoie et roi titulaire de Chypre, prénommé l’Hadrien du Piémont, était le second fils de Victor-Amédée ier et de Christine de France, Madame Royale. Son frère aîné François-Hyacinthe étant mort en 1638, il avait hérité du duché. Bien que Charles-Emmanuel eût été déclaré majeur en 1648, sa mère continuait d’exercer une influence considérable sur la politique de Savoie. Il épousa en 1663 Françoise-Madeleine, fille du second lit de Gaston d’Orléans.

Charles-Emmanuel ii ne fut que le premier des prétendants au mariage avec Hortense Mancini (Rome 1646-Chelsea 1699), septième des dix enfants de Geronima Mazzarina et de Michele Lorenzo Mancini. Arrivée en France en 1653, avec sa mère, sa sœur Marie, son frère Philippe et leur cousine Laure Martinozzi, Hortense était, disait-on, la plus jolie et la plus intelligente des nièces du cardinal. Son apparition à la cour fit chavirer bien des cœurs : après Charles-Emmanuel, vinrent, entre autres, Charles ii d’Angleterre, alors roi sans couronne, Turenne qui se sentait rajeunir en la regardant, le futur roi de Portugal, Pierre ii, et Charles de Lorraine. Mazarin, qui aimait Hortense plus qu’aucune de ses autres nièces, voulait la marier à quelque grand seigneur de moins haute volée que ces altesses, qui perpétuât son nom et à qui il se proposait de léguer la plus grande partie de son immense fortune. Son choix tomba sur Armand de La Porte, marquis de La Meilleraye, fils du grand maître de l’Artillerie. Le mariage fut célébré le 28 février 1661 et le cardinal mourut le 9 mars suivant. La Meilleraye dut prendre le titre de duc Mazarin et un mois après son mariage, l’héritage du cardinal le mettait à la tête d’une fortune de 28 millions et de plusieurs gouvernements. Hortense avait épousé un maniaque (on dirait aujourd’hui un paranoïaque) dévoré par la jalousie et la bigoterie, qui lui fit mener une vie infernale, jusqu’à leur séparation tourmentée et pleine de rebondissements. Hortense, comme sa sœur Marie, passa la seconde partie de son existence à vagabonder d’une cour étrangère à l’autre.

Elle a conté ses mésaventures conjugales dans les Mémoires de Mme la duchesse de Mazarin, écrits avec, sinon par l’abbé César Vichard de Saint-Réal. Ils sont précisément dédiés au duc Charles-Emmanuel ii de Savoie, et Hortense y déclare (page 37) :

« Tout le monde sait les propositions qui furent faites à plusieurs reprises de me marier avec le roi d’Angleterre ; {a} et pour le duc de Savoie, vous savez […] que l’affaire ne rompit que par le refus où M. le cardinal s’obstina d’abandonner Genève {b} en considération {c} de ce mariage. »


  1. Charles ii.

  2. À la Savoie.

  3. Contrepartie.

11.

V. note [16], lettre 349

12.

« Un chien courtaud, celui à qui on a coupé la queue […]. On dit aussi, qu’on a étrillé quelqu’un en chien courtaud, qu’on l’a frotté en chien courtaud, pour dire, qu’il a été battu outrageusement » (Furetière).

Jouant sur les mots, Guy Patin visait ici Siméon Courtaud, inspirateur, sinon auteur présumé de la Seconde Apologie (v. supra note [1]). Il annonçait à mots couverts le Cani miuro… de Charles Guillemeau (juin 1654, v. note [14], lettre 358).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 11 juin 1654

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(Consulté le 19/04/2024)

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