L. 439.  >
À Hugues II de Salins,
le 12 juin 1656

Monsieur, [a][1]

Pour réponse à votre dernière que M. de La Ville prit la peine de m’apporter lui-même, [1][2] je vous dirai que je fais fort peu de leçons : ce ne sont la plupart que conférences où je ne dicte rien ; mais cela arrivera quelque jour que je vous enverrai le tout ensemble, qui ne vous empêchera guère ; [2][3] mes écoliers aiment mieux des conférences que des leçons, et moi aussi car quoique mes leçons ne me coûtent guère, mes conférences me coûtent encore moins ; sic patrocinantur otio meo, imo segnitiei meæ[3] Je suis fort aise que trouviez beau le livre de M. Perreau : [4] l’antimoine [5] est ici tout abattu, l’on n’en parle plus. J’attends le livre nouveau de M. Vander Linden [6] et crois qu’il sera bon. [4] À ce que je vois, Dariot [7] faisait donc mieux la médecine que nos chimistes [8] qui sunt miseri nebulones et asini ad Lyram[5][9] M. Rochon [10] vivait il y a cent ans, [6] il faisait des leçons en particulier, comme depuis a fait Perdulcis, [11] mais ce dernier y a mieux réussi. Le lait [12] n’est guère bon aux hydropiques [13] parce qu’il fait trop d’excréments in corpore intemperato, adde quod propter dulcedinem facile putrescit ; [7] néanmoins quelques-uns l’ont ordonné in ascite, ubi latet fervor summus, cum siti pene inexhausta ; sed quamvis quodammodo competat symptomati, morbi causam semper adauget. Symptomata per se nullam requirunt curationem, nisi forsan propter sævitiem fiant causæ morborum : ut dolor capitis in synocho putri qui, ex attracta multa materia ad cerebrum, invehit phreneticum delirium. Nulla datur intemperies plane immaterialis ; et si quæ talis noscetur, illud est tamen comparate. [8][14][15] Les Centuries de Fabr. Hildanus [16] sont assez bonnes, en cinq volumes in‑8o ou in‑4o de Lyon, mais elles sont encore meilleures in‑fo de Francfort. [9] Ne vous mettez pas en peine du livre de M. Guiot, [17] médecin de Dijon, [18] j’en ai un céans. Chicotii libro facile carebis[10][19]

Pour la coqueluche [20] de vos enfants, il faut les saigner hardiment [21] et les purger [22] tard, mais leur donner à boire de l’eau bouillie ou de la tisane [23] tant qu’ils pourront, jour et nuit. Les catarrhes [24] se font per intemperiem præfervidam hepatis, sanguinem colliquantis et vertentis in serum acre : itaque tali morbo debetur venæ sectio et frigida potio[11] Nous croyons ici qu’aux eaux de Sainte-Reine [25] il y a du mercure, [26] combien qu’il ne s’y en trouve point quand on les distille, à cause qu’il s’évapore en la distillation ; quelques-uns disent aussi qu’il y a du bitume. [12][27]

Je m’étonne de monsieur votre frère [28] qui va en Provence chercher des miracles [29] où il ne s’en fait pas plus qu’à Beaune, vu que lui-même est un miracle, omnis enim homo est miraculum ; [13] il est bien de loisir, [14] les Provençaux mêmes n’y croient pas, tout ce pays est plein de marranes [30] et de jézious, i. juifs[31] Il aurait mieux employé son temps à lire la Méthode de Galien [32] et de Locis affectis[15] il en serait revenu plus savant et n’aurait pas tant dépensé d’argent. Peregrinatio est inquieta corporis et animi iactatio[16][33] Il ne se fait plus de miracles, fortunæ et miracolorum nomina invexit ignoratio causarum ; [17] tout homme est un grand miracle, sed seipsum parum intelligit, imo nunquam[18] Le Mazarin [34] est un grand miracle quod tamdiu tam lætus vivit in tanta fortuna[19] Je pense que Dieu a le dos tourné, il nous regardera en pitié quand il lui plaira.

M. le maréchal de Schomberg [35] est ici mort ex calculo et stibio a duobus agyrtis aulicis exhibito[20][36][37] Le roi, la reine et toute la cour sont à La Fère. [38] On ne dit pas encore quelle ville nous assiégerons : on dit que nous avions une intelligence sur Douai [39] qui a été découverte ; [21] que nous aurions assiégé Avesnes, [40] mais que M. de Persan [41] y est entré avec grand secours, ce qui fera changer le dessein ; on parle maintenant de Gravelines [42] et de Dunkerque, [43] et que les Anglais pour nous y aider nous prêteront des vaisseaux. [22] Le cardinal de Retz [44] gouverne le pape [45] avec trois jésuites. Le pape est fort irrité contre le Mazarin pour plusieurs chefs, et entre autres pour une entreprise qui a été découverte, que nous avions sur Civitavecchia [46] où sont les galères [47] du pape : [23] le gouverneur s’était laissé gagner et s’est sauvé, en quoi il a fort bien fait ; l’armée de Cromwell [48] y devait arriver avec force vaisseaux, et la nôtre par terre ; c’était assez pour faire trembler Rome. Je me recommande à vos bonnes grâces, à mademoiselle votre femme, à Messieurs vos père et frère, et suis de toute mon affection, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Guy Patin.

De Paris, ce 12e de juin 1656.


a.

Ms BnF no 9357, fos 208‑209, « À Monsieur/ Monsieur de Salins, le puîné,/ Docteur en médecine,/ À Beaune » ; Chéreau no vii (20‑21).

1.

Relation commune à Hugues ii de Salins et à Guy Patin, ce M. de La Ville était avocat, sans doute à Beaune.

2.

Dont la copie ne vous prendra pas beaucoup de temps : v. note [1], lettre 437, pour les transcriptions de ses leçons au Collège de France que Guy Patin confiait à Hugues ii de Salins (pour sa belle écriture et ses bonnes connaissances médicales).

3.

« ainsi, elles ménagent mes loisirs, ou mieux ma paresse. »

Guy Patin dictait ses leçons professorales qui demandaient donc plus de préparation que ses conférences, « entretiens de quelques particuliers assemblés pour parler d’affaires ou d’études » (Furetière), qui s’apparentaient à des causeries libres et familières avec ses étudiants.

4.

V. notes [3], lettre 380, pour Le Rabat-joie de l’Antimoine triomphant (Paris, 1654) de Jacques Perreau et [29], lettre 338, pour les Selecta medica… [Morceaux médicaux choisis…] (Leyde, 1656) de Johannes Antonides Vander Linden.

5.

« qui sont de misérables vauriens et des ânes devant une lyre. »

Asinus ad lyram (ονος λυρας) [l’âne devant une lyre] ou asinus lyræ auscultator [l’âne qui écoute le chant de la lyre] est un adage antique commenté par Érasme (no 335) :

in eos, qui propter imperitiam nullo sunt iudicio, crassisque auribus.

[contre ceux qui, à cause de leur ignorance, manquent tout à fait de jugement et ont les oreilles bouchées]. {a}


  1. On le trouve entre autres dans Varron, Asino lyra superflue canit [Pour l’âne, la lyre chante inutilement] (Satires Menippées, 349).

Claude Dariot, médecin bourguignon protestant (Pomard près de Beaune 1533-1594), adopta les idées de Paracelse et devint adepte de l’astrologie judiciaire (Éloy). Il a publié :

6.

Jean Rochon, natif d’Hesdin en Artois (Pas-de-Calais), avait été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1561. Il n’a rien fait imprimer d’autre que ses thèses.

7.

« dans un corps mal tempéré ; en outre il pourrit facilement à cause de sa douceur ».

8.

« dans l’ascite, quand se cache une effervescence extrême avec une soif presque inextinguible ; mais comme en quelque façon il s’accorde au symptôme, il augmente toujours la cause de la maladie. En eux-mêmes, les symptômes ne réclament aucun traitement, sinon peut-être que les causes des maladies résultent de leur violence : comme il en va du mal de tête dans la fièvre synoque putride {a} qui, par la grande quantité de matières qui sont attirées vers le cerveau, provoque le délire frénétique. Il n’existe aucune intempérie qui soit entièrement immatérielle ; et si on en reconnaît une pour telle, elle ne l’est pourtant que relativement. »


  1. V. note [3], lettre latine 104.

9.

V. note [7], lettre 62, pour les cinq Centuries de Guillaume Fabrice de Hilden.

10.

« Vous vous passerez facilement du livre de Chicot » : Epistolæ et dissertationes medicæ…, v. note [31], lettre 436.

11.

« par l’intempérie trop chaude du foie qui liquéfie et transforme le sang en une sérosité âcre : c’est pourquoi une telle maladie impose la saignée et à la boisson froide. »

12.

V. note [12], lettre 301, pour les eaux de Sainte-Reine et leurs vertus thérapeutiques.

Le bitume était le nom qu’on donnait au pétrole brut. « Les médecins l’appellent asphaltus. On n’apporte plus de bitume de Judée, mais les apothicaires le composent de poix et de l’huile de petreol, etc. » (Furetière). « Toutes les espèces de bitume sont remollitives [amollissantes], discussives [résolutives] et remédient aux relaxations et suffocations de matrice, soit par suffumigation, soit en l’appliquant ou en le flairant » (Thomas Corneille).

13.

« car tout homme est un miracle » :

Propter hoc, o Asclepi, magnum miraculum
Est homo, animal adorandum atque honorandum
.

[Pour cette raison, ô Esculape, {a} l’homme est un grand miracle, un animal qu’il faut adorer et honorer]. {b}


  1. V. note [5], lettre 551.

  2. Hermetica [Hermétiques] attribuées à Hermès Trismégiste (v. note [9], lettre de Thomas Bartholin datée du 18 octobre 1662), ce qui, sauf ironie volontaire de sa part, est une surprenante référence sous la plume de Guy Patin.

Le sanctuaire provençal où Jean-Baptiste de Salins allait en pèlerinage pouvait être la Sainte-Baume (v. note [7], lettre 596).

14.

« On dit qu’un homme est plein d’un grand loisir, quand il s’amuse à faire quelque ouvrage qui lui donne de la peine et dont il ne peut tirer aucun avantage » (Furetière).

15.

« des Lieux affectés », traité d’Hippocrate que Galien a commenté.

16.

« Le voyage est l’agitation troublée du corps et de l’âme » (v. note [16], lettre 203).

17.

« l’ignorance des causes s’est transposée dans les mots fortune et miracles ».

18.

« mais lui-même ne le comprend pas souvent, ou même jamais. »

19.

« parce qu’il vit si longtemps et si heureux dans une si grande fortune. »

20.

« d’un calcul et de l’antimoine que lui ont présenté deux charlatans de la cour. »

21.

Douai (actuel département du Nord), sur la Scarpe, à mi-chemin entre Lille et Cambrai, était alors une grande ville espagnole de Flandre. Philippe ii, roi d’Espagne, y avait fondé en 1562 une Université destinée à combattre les progrès de la Réforme. Douai devint définitivement française en 1667.

22.

Le premier grand siège de la guerre de Flandre en 1656, fut celui de Valenciennes, entamé le 15 juin, mais sans succès.

23.

Civitavecchia est un port du Latium, sur la côte méditerranéenne, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Rome.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Hugues II de Salins, le 12 juin 1656

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(Consulté le 19/04/2024)

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