L. 460.  >
À Hugues II de Salins,
le 1er février 1657

Monsieur, [a][1]

C’est pour faire réponse à votre dernière datée du 16e de décembre de l’an passé et pour vous remercier du très bon vin [2] que vous nous avez envoyé, qui a été bu en bonne compagnie, tant au doctorat [3] de notre Carolus [4] qu’en d’autres festins suivants, et qui a été trouvé très excellent, tant par nos docteurs que nos voisins et amis. Pour vos questions, je vous dirai que,

De hydrophobia multi multa mentiuntur[1][5] on en dit trop. Feu M. Nicolas Piètre [6] se moquait presque de tout cela, non tam docuerunt quam nugati sunt Arabes de hoc morbo[2][7] Codronchus [8] en a fait un traité entier tout exprès, [3] mais Sennertus [9] vous doit satisfaire, vous en trouverez là-dedans satis et plusquam satis[4] On envoie au bain de la mer [10] ceux qui sont mordus d’un chien réputé enragé ; mais quand ils le sont tout à fait, il n’est plus temps, il n’y a plus de remède, il faut les étouffer alors dans leur lit à force de couvertures comme Macro étouffa Tibère, [11][11a][12] ex Tacito, ad finem libri 6 Annal. ; [5] ou bien on leur fait avaler une pilule de six grains d’opium [13][14] tout pur afin qu’au bout de deux jours il n’en soit plus parlé car au bout de trois heures, ils sont morts et ne reste plus qu’à les enterrer ; néanmoins, il n’en faut pas toujours six grains, trois quelquefois suffisent, etiam valentissimo homini necando[6][15] Faites-vous apporter de Lyon les Opuscules français de feu M. Ranchin [16] in‑8o de chez M. Ravaud, [17] aussi bien que sa Chirurgie et sa Pharmacie ; ce sont trois in‑8o, vous y trouverez de bonnes choses, [7] et de la lèpre ; [18] aussi, le Languedoc et la Provence [19] sont pleins de ladres. Lisez aussi Sennertus et Valleriola, [20] médecin d’Arles, qui en a bien vu en son pays, lib. 6 Enarrat. medic., Enarratione v[8][21] Vous avez des lépreux en Bourgogne et en Champagne ; à peine y en a-t-il un en Picardie et en Normandie ; il y en a en Bretagne, en Auvergne, en Poitou, encore plus en Guyenne [22] et en Languedoc, longue plures [9] en Provence qui est un beau pays, mais plein de méchantes gens, matelots, juifs[23] ladres, gens de mer hardis et cruels, chicaneurs, etc. Autrefois les léproseries de chaque ville étaient pleines de malades, mais c’étaient la plupart des vérolés [24] que l’on ne distinguait pas assez bien d’avec les ladres. Quod pisces recenter expiscati faciant lepram[10] cela est faux, je pense tout le contraire. Je baise très humblement les mains à Mlle Marguerite de Bonamour [25] et lui souhaite tout ce qu’elle peut désirer, à la charge qu’en chaque grossesse elle se fera saigner [26] quatre fois des bras, metu abortus[11] et non pas des pieds. Gemursa, ex Festo, est tuberculum sub minimo pedis digito, quod gemere faciat qui id gerat. [12] Quod variolæ fiant a reliquiis menstrui sanguinis, sententia fuit Arabum[13][27][28] qui ont été de grands coquins en fait de bonne médecine. Cela est faux, je l’ai mainte fois ouï dire à deux très habiles personnages qui ont mieux su la médecine et plus valu que toute l’Arabie ensemble, savoir feu M. Nic. Piètre et feu M. Moreau. [29] Hoc solum verum est : variolas fieri ab omni impuritate sanguinis, per despumationem et motum quemdam criticum[14] Les enfants de mères sanguines y sont bien plus sujets que les autres, nisi frequenti venæ sectione, dum uteri gerunt, castigetur ista diathesis[15][30][31] Le grand remède de ce mal, ac pene unicum, est venæ sectio, audacter celebranda initio mali, ante eruptionem, interipsam eruptionem et postipsam eruptionem[16] Les enfants qui ont beaucoup mangé de bouillie y sont pareillement bien sujets propter impuritatem istius alimenti, viscidi, glutinosi et obstruentis ; adde quod lac facile corrumpitur. Si variolæ fierent a menstruo, semper debuissent fuisse variolæ, quia semper fuit menstruum ; atqui variolæ fuerunt Galeno indictæ ac incognitæ. Nisi meconium efflueret, primis diebus post ortum, sua putredine lac, cibum delicatissimum statim inficieret[17][32]

In febre quartana, quæ ferè semper fit ab humore bilioso putrescente, et ad atram bilem vegente : requiruntur enemata, emollientia, refrigerantia, detergentia, venæ sectio sæpius repetenda, propter præsentem intemperiem, et ad arcendum scirrhum ac hydropem ; sobria victus ratio, nulla purgatio, initio morbi, tunc enim exasperare solet ; nec post initium, imo numquam, nisi apparentibus signis coctionis[18][33][34][35] Il ne leur faut rien faire le jour de l’accès, si ce n’est quelque lavement, [36] propter adsrictam alvam[19] après que l’accès est passé. Salvatellæ sectio superstitiosum est remedium et in quartana, et in alio morbo[20][37]

Mes deux fils [38] ont tous deux en leur rang présidé cet hiver. J’ai de leurs thèses à vous envoyer, comme aussi Selecta medica D. Vander Linden [39] que j’ai fait relier en veau, dont je vous fais présent. Adressez-moi ici quelqu’un à qui je les puisse délivrer. Nous aurons encore quelque bonne cardinale [40] le carême prochain, je vous en ferai part dans le temps. [21]

Je vous baise très humblement les mains, à mademoiselle votre femme, à Messieurs vos père et frère, et suis de toute mon affection, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce jeudi 1er de février 1657.


a.

Ms BnF no 9357, fos 229‑230, « À Monsieur/ Monsieur de Salins le puîné,/ Docteur en médecine,/ À Beaune » ; Chéreau no x (24‑25).

1.

« Beaucoup de gens ont pensé beaucoup de choses sur l’hydrophobie », c’est-à-dire sur la rage, v. note [2], lettre de Hugues ii de Salins, datée du 16 décembre 1656.

2.

« non pas de ce que les Arabes ont enseigné sur cette maladie, mais des balivernes qu’ils ont débitées à son sujet. »

3.

Baptistæ Codronchi, Philosophi ac Medici Imolensis, De Rabie, Hydrophobia communiter dicta, libri duo. De Sale absynthii libellus. De iis, qui aqua immerguntur, opusuculum : et De Elleboro commentarius.

[Deux livres de Baptista Codronchus médecin et philosophe natif d’Imola, {a} sur la Rage, vulgairement appelée hydrophobie. Petit livre sur le Sel d’absinthe ; Opuscule sur ceux qui meurent par noyade ; et commentaire sur l’Ellébore] {b}


  1. Giovan Battista Codronchi (1547-1628), docteur en médecine de l’Université de Bologne en 1572, a exercé dans sa ville natale. Ses nombreux autres ouvrages se sont particulièrement intéressés à la médecine légale et à la démonomanie.

  2. Francfort, Matthias Beckerus, 1610, in‑8o de 471 pages, incluant les trois traités annoncés dans le titre, qui n’ont pas de relation avec la rage.

4.

« assez et plus qu’assez. »

5.

« d’après Tacite, vers la fin du livre 6 des Annales » ; le chapitre l de ce livre relate que la santé de l’empereur Tibère {a} déclinant fort, Chariclès {b} lui palpa subrepticement le pouls et en tira un sombre pronostic :

Charicles tamen labi spiritum nec ultra biduum duraturum Macroni firmavit. Inde cuncta conloquiis inter præsentis, nuntiis apud legatos et exercitus festinabantur. Septimum decimum kal. Aprilis interclusa anima creditus est mortalitatem explevisse; et multo gratantum concursu ad capienda imperii primordia G. Cæsar egrediebatur, cum repente adfertur redire Tiberio vocem ac visus vocarique qui recreandæ defectioni cibum adferrent. pavor hinc in omnis, et ceteri passim dispergi, se quisque mæstum aut nescium fingere ; Cæsar in silentium fixus a summa spe novissima expectabat. Macro intrepidus opprimi senem iniectu multæ vestis iubet discedique ab limine. Sic Tiberius finivit octauo et septuagesimo ætatis anno.

[Chariclès assura à Macron, {c} que Tibère était mourant et ne passerait pas deux jours. Tout s’agita alors, ont tint des conférences à la cour, on dépêcha des courriers aux armées et aux généraux. Le 17e jour avant les calendes d’avril, {d} Tibère eut une faiblesse et on crut qu’il rendait l’âme. Déjà Caius Cæsar {e} s’avançait, sous les félicitations, pour prendre possession du pouvoir, quand on annonça que la vue et la parole étaient subitement revenues au prince, et qu’il demandait à manger pour reprendre des forces. Ce fut une consternation générale : on se dispersa à la hâte ; chacun feignit la tristesse ou l’ignorance. Caius était muet et interdit, s’attendant au pire, après avoir eu de si hautes espérances. L’intrépide Macron donna ordre qu’on étouffât le vieillard sous un amas de couvertures, et ordonna à tous de s’éloigner. Ainsi finit Tibère, dans la soixante-dix-huitième année de son âge]. {f}


  1. V. note [3], lettre 17.

  2. Médecin grec de Rome qui n’est connu que par ce récit.

  3. Nævius Sertorius Macro (Macron), préfet du prétoire de Tibère.

  4. Le 16 mars 37.

  5. L’empereur Caligula (v. note [8] du Borboniana 2 manuscrit), successeur de Tibère.

  6. Macron mit fin à ses jours l’année suivante, sur ordre de l’ingrat Caligula.

6.

« pour mettre fin à la vie d’un homme, même le plus vigoureux. »

L’euthanasie préconisée par Guy Patin s’est encore longtemps pratiquée dans la rage.

7.

Aux Opuscules ou traités divers et curieux en médecine {a} de François Ranchin. {b} Guy Patin ajoutait :

8.

« au livre 6 de ses Énarrations, énarration v. »

Dans sa lettre du 11 mai 1655 à Charles Spon, Guy Patin a déjà fait un tacite allusion à cette Ennaratio de Franciscus Valleriola (Lyon, 1554, v. note [4], lettre 9) sur la lèpre en Arles. Sa note [30] en a déjà donné le titre et cité un extrait. Cet autre passage aborde un intéressant dilemme des médecins confrontés à ce qu’on appelait alors l’éléphantiasis (pages 401‑402) :

Hippocratis enim iureiurando astringimur, ut quæ efferre non contulerit, ad curandum adhibiti, sive etiam minime adhibiti, ea quidem ceu arcana contineamus, nec cuiquam committamus. Itaque si quis cui ad Elephantem inclinatio quædam sit, consulturus nos adeat, eu ne protinus magistratui prodere ? et famæ periclitanti notam inurere ? et in vulgum infamare audebimus ? Absit, absit a sancta medicorum fide ac probitate flagitium hoc. Impietati sane proximum mihi videtur, quem consilio regere, fide tueri, arte servare potes, hunc exilij reum mendacio facere, hunc tanti mali insimulare, hunc fama spoliare, turpemque et contemptibilem vulgo proponere. Tacite hic profecto a medico admovendus est, et cohortandus, sibi ut sapiat, medicorum dictis audiens ut sit, eorumque consilijs præceptisque pareat. Quod si hunc iam pessime affectum primo etiam aditu invenerit, tum deferre magistratui illum debet, tum malum significa re. Nam ut impietatis est, nondum lapsum noxæ dare : sic certe proditæ fidei, iam inquinatum, iam Elephanticum factum non prodere, non ab hominum cœtu eximere, ne maiorem privati hominis quam rei publicæ (quæ una omnes omnium propinquitates et affinitates longe superat) curam habuisse videri possit.

[Le serment d’Hippocrate {a} nous contraint en effet à ne pas divulguer, si peu que ce soit, ce que nous avons été amenés à soigner, pour le renfermer en nous comme un secret et ne le confier à personne. Si, par exemple, quelqu’un vient nous consulter parce qu’il a une prédisposition à la lèpre, oserions-nous le dénoncer aussitôt au magistrat en risquant de souiller sa réputation et de le diffamer publiquement ? Qu’on tienne la sainte loyauté et la probité des médecins à l’écart, loin à l’écart d’une telle ignominie ! Que vous puissiez condamner par tromperie au bannissement, plonger dans le plus profond malheur, spolier la réputation, et exposer publiquement à la honte et au mépris celui que vous guidez de votre conseil, que vous protégez de votre confiance, dont vous préservez la santé par votre art, me semble bien peu éloigné du sacrilège. {b} Il va sans dire que le médecin doit absolument avertir cette personne et l’exhorter à être raisonnable, à écouter ce que lui disent les médecins, et à se soumettre à leurs conseils et à leurs prescriptions. Pourtant, si, dès la première consultation, on constate qu’elle est déjà gravement affectée, on doit alors en déférer au magistrat, et déclarer sa maladie. De même que c’est un sacrilège de ne pas dénoncer un crime qui va se commettre, c’est trahir la confiance de ne pas dénoncer un lépreux qui est déjà confirmé, déjà souillé ; ne pas l’isoler du contact des autres peut paraître ne pas faire grand cas de l’intérêt tant privé que général (qui surpasse de très loin tous les liens de parentés comme d’amitié de tout un chacun)].


  1. Serment que ne prêtaient pas alors les médecins français, v. note [8], lettre 659.

  2. Le scrupule de Valleriola est louable, mais surprenant car notre édition abonde en observations médicales où l’anonymat du patient n’a en rien été respecté.

La déclaration obligatoire de certaines maladies infectieuses (au nombre de 30 en France, en 2019, n’incluant pas la lèpre) est tout à fait passée dans les mœurs sanitaires. Elle est administrative et confidentielle, et non plus publique comme au temps de Valleriola. Les médecins ne s’estiment donc pas forcés à enfreindre le serment d’Hippocrate :

« Quoi que je voie ou entende dans la société pendant l’exercice ou même hors de l’exercice de ma profession, je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas. »

9.

« et beaucoup plus encore ».

10.

« Que les poissons fraîchement pêchés soient la cause de la lèpre ». Guy Patin avait raison de croire que c’était faux, mais le contraire (que le poisson frais protégeât contre la maladie) n’était pas plus vrai : assez semblable à la tuberculose, la lèpre est liée à la propagation, principalement respiratoire, d’une mycobactérie (le bacille de Hansen, Mycobacterium lepræ, v. note [19], lettre 79).

11.

« par crainte d’un avortement ».

12.

« Le durillon, d’après Festus, est “ une petite tumeur sous le petit orteil, qui fera gémir celui qui la porte ”. »

Sextus Pompeius Festus, grammairien latin qui vivait à une époque incertaine (on hésite entre le iie et le ive s. de notre ère), a laissé un abrégé du volumineux traité de Flaccus Verrius De Significatu verborum [La Signification des mots] en le modifiant de diverses manières. Cet épitomé est une sorte de dictionnaire, précieux pour la connaissance des antiquités romaines, de la langue latine et de la mythologie. Il ne nous est parvenu que mutilé (G.D.U. xixe s.). Guy Patin recopiait ici mot pour mot la définition que Festus a donnée de gemursa (cor, durillon, v. note [18], lettre 99) au livre vii de son lexique.

13.

« Que la variole se fasse à partir des reliquats du sang menstruel a été une opinion des Arabes ».

14.

« Ceci seul est vrai : la variole se fait à partir de toute impureté du sang, par le refroidissement et quelque mouvement critique. »

15.

« si cette diathèse {a} n’est pas corrigée par la fréquente saignée, tandis que l’utérus est gravide. » {b}


  1. Disposition du corps à une maladie, v. note [4], lettre latine 17.

  2. Soit pendant toute la durée de la grossesse.

16.

« et presque le seul, est la saignée, qui doit être hardiment promue au début de la maladie, avant l’éruption, durant même l’éruption et après même l’éruption. »

17.

« en raison de l’impureté de cet aliment, visqueux, glutineux et obstruant ; ajoutez que le lait s’y corrompt facilement. Si la variole venait de la menstruation, la variole devrait être constante, parce que la menstruation l’est ; et pourtant Galien a ignoré la variole et ne l’a pas décrite. {a} Si le méconium {b} ne s’évacuait pas dans les premiers jours suivant la naissance, sa putréfaction imprégnerait le lait, qui est un aliment très délicat. »


  1. Contrairement à celle de la vérole (syphilis), l’antiquité de la variole au Proche-Orient est solidement établie (cicatrices observées sur les momies égyptiennes). Son importation en Amérique par les colons a même provoqué la mort d’un très grand nombre d’Indiens.
  2. V. note [10], lettre de Hugues ii de Salins, datée du 16 décembre 1656.

18.

« Dans la fièvre quarte, qui provient presque toujours d’une humeur bilieuse en train de se putréfier et de donner de l’ardeur à la bile noire, on a besoin de lavements, d’émollients, de rafraîchissants, de détergents, de la saignée qu’il convient de répéter très souvent, à cause de l’intempérie existante, et pour éviter le squirre et l’hydropisie ; une alimentation frugale, nulle purgation au début de la maladie, qui en effet d’habitude envenime la situation ; pas non plus après le début, surtout jamais tant que ne sont pas apparus les signes de la coction. »

19.

« parce que les intestins sont resserrés » : à cause de la constipation.

20.

« La saignée de la salvatelle {a} est un remède superstitieux, dans la fièvre quarte comme dans toute autre maladie. »


  1. V. note [12], lettre de Hugues ii de Salins, datée du 16 décembre 1656.

21.

V. notes :


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Hugues II de Salins, le 1er février 1657

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(Consulté le 24/04/2024)

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