L. 483.  >
À Charles Spon,
le 2 juin 1657

Monsieur, [a][1]

Il est mort ici un honnête homme de votre ville de Lyon nommé M. Du Gué de Bagnols, [2] jadis maître des requêtes. Il était un des chefs du parti des jansénistes, [3] homme fort sage, fort dévot et fort réglé. Il a tant jeûné et tant fait d’austérités qu’il en est mort ; et de peur qu’il n’en échappât, Guénault [4] et un des Gazetiers [5] lui ont donné du vin émétique, [6][7] dont il est mort dans l’opération. [1] Quelle sottise de prendre ce poison dans une inflammation du poumon [8] et de jeûner si rudement qu’il en faille mourir ! C’est une espèce de folie de se traiter si cruellement pour mourir jeune. Tantum religio potuit suadere malorum [2] dit Lucrèce, [9] mais nos plaintes ne servent de rien contre la mort, il nous faut tous passer par là. [10] Les honnêtes gens meurent tous les jours et il semble qu’il n’y ait que leurs bourreaux qui ne meurent jamais ; du moins, il en reste toujours assez pour maintenir leur crédit dans l’esprit des peuples et des princes. Pour ce qui est de M. Le Gagneur, [11] Dieu le console, vous voyez bien que c’est un malhonnête homme et peu reconnaissant des obligations qu’il vous a. Si jamais il revient à vous, ne vous fiez pas à lui, il a la mine d’un ladre, l’ingratitude est toujours une marque ou un symptôme de la ladrerie. [12]

Je suis bien aise que M. Guillemin [13] votre collègue ait réussi à Turin. [3][14] Gargantua [15] (c’est Vallot [16] qu’on appelle ainsi à la cour depuis qu’il tua Gargant, [17] intendant des finances, avec son antimoine) ne peut pas entrer en comparaison avec un si honnête homme, qui est sage et éclairé. S’il parlait à vous, il vous dirait que Van Helmont [18] était un homme qui avait de grands desseins et de beaux secrets. Tout cela est bon à la cour parmi les courtisans et les femmes, comme disait Joseph Scaliger [19] du cardinal Duperron [20] qui, pour y paraître savant, entretenait les dames du flux et reflux de la mer, de l’être métaphysique et du principe de l’individuation. [4][21]

Il y a ici un honnête homme nommé M. Bigot, [22] fils d’un président du parlement de Rouen, [23] fort savant en grec, qui travaille sur Josèphe, [24] écrivain hébreu, < auteur > des Antiquités judaïques[5] Joseph Scaliger dit avant que de mourir que, si Dieu lui eût prolongé la vie de trois ans, il nous eût donné ce bel auteur illustré et enrichi de belles remarques. [6][25] Il l’appelait par excellence φιλαληθεστατον, très amateur de la vérité, et disait qu’il était fort curieux et plus croyable que les historiens romains, même dans les affaires de l’Empire romain. [7] Depuis la mort de Scaliger, cette affaire ayant manqué, M. Petit, [26] ministre fort savant de Nîmes, [27] oncle et parrain de M. Sorbière, [28] avait eu le même dessein, mais la mort le prévint. Je souhaite que la même chose n’arrive pas à celui-ci et qu’il le puisse achever, tant pour son honneur que pour le bien public. [8] Je vous baise très humblement les mains avec protestations que je serai toute ma vie votre, etc.

De Paris, le 2d de juin 1657.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no lxvii (pages 215‑219) et Bulderen, no cxv (tome i, pages 294‑297), à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no ccccli (tome iii, pages 76‑78), à André Falconet.

Tout incite à penser qu’il s’agit d’une lettre forgée à partir de fragments d’autres lettres, comme en atteste la fin donnée par Reveillé-Parise, que j’ai jugé préférable de supprimer, car elle répète deux passages de celle du 13 avril 1657 à Spon (477) : sur la mort du roi de Portugal et les boules de neige de l’abbé Jean Mulot.

Le destinataire en était très probablement Spon car la lettre de Falconet à Guy Patin, datée du 17 juillet 1657, commence par ces mots : « Il y a si lontemps que je n’ai point reçu de vos nouvelles que j’ai peur que vous ne m’ayez oublié. »

1.

François Guénault et, plus encore, Eusèbe Renaudot sont cités parmi les médecins réguliers des religieuses et des Messieurs de Port-Royal ; v. note [2], lettre 481, pour Guillaume Du Gué de Bagnols.

2.

« Tant la religion a pu inspirer de crimes » (v. note [12], lettre 334).

3.

Pierre Guillemin, membre éminent du Collège des médecins de Lyon, était parti à Turin pour soigner la duchesse de Savoie, Madame Royale ; on y avait aussi envoyé de Paris Antoine D’Aquin (v. note [7], lettre 297), sur la recommandation d’Antoine Vallot, premier médecin du roi.

4.

V. deuxième notule {b}, note [10], lettre 104, pour ce passage d’une lettre latine de Joseph-Juste Scaliger à Isaac Casaubon, où il invective le cardinal Jacques Davy Duperron.

L’individuation est l’« ensemble des qualités particulières qui constituent l’individu, par opposition à l’espèce » (Littré DLF), soit aujourd’hui ce qu’on appelle la personnalité.

La question des marées, ou flux et reflux de la mer, captivait les philosophes (naturalistes) de l’époque. En Méditerranée (v. note [24] du Naudæana 1), ses illustrations géographiques les plus saisissantes s’observaient en Phrygie, dans le fleuve Méandre, et en Grèce, dans l’Euripe, (aujourd’hui, le canal de Négrepont), long détroit très resserré de la Grèce qui sépare l’île d’Eubée (Négrepont dans la mer Égée) de l’Attique (région d’Athènes) et de la Béotie (région de Thèbes), où le flot est animé d’un lent va-et-vient rythmé par les phases de la Lune.

Les marées servaient aussi de modèle pour l’ancienne conception (hépatocentrique) du lent mouvement du sang dans le corps humain (v. note [18], lettre 192), avant la découverte (William Harvey, 1628), d’abord vivement polémique, de la circulation sanguine (cardiocentrique).

5.

Fils de Jean Bigot, sieur de Sommenil, doyen de la Cour des aides au parlement de Normandie, Émery Bigot (Rouen 1626-ibid. 1689) avait renoncé à la magistrature et à l’état ecclésiatique pour consacrer sa vie aux voyages et à l’étude des belles-lettres. Toutes les semaines, il réunissait dans sa très riche et précieuse bibliothèque une assemblée de gens de lettres, dont il était en quelque sorte le directeur. Bayle dit de lui qu’ami de Gilles Ménage et de Nicolas Heinsius, « il fut l’un des plus savants et des plus honnêtes hommes du xviie siècle ».

Dans un voyage qu’il fit à Florence, Bigot découvrit le texte grec de la Vie de saint Chrysostome, par Pallade d’Hellénopolis ; il le publia en 1680 avec quelques autres pièces grecques. Des parties de sa correspondance érudite ont été imprimées (G.D.U. xixe s.). Il n’y a pas d’édition des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe (v. note [18], lettre 95) dans la bibliographie de Bigot.

6.

Toute la lettre de Joseph Scaliger (mort en 1609) à Jacques-Auguste i de Thou (v. note [4], lettre 13), datée du 2 août 1600 (Ép. fr. pages 328‑331 ; Correspondence, volume 3, pages 470‑472), est consacrée à ce dessein :

« Monsieur,

J’ai été souvent prié de mettre la main au Josèphe. Mais j’ai toujours renvoyé ces Messieurs, m’excusant sur les fautes et défauts qu’il y a en cet auteur, lequel il est impossible remettre en son entier sans l’aide des livres manuscrits. Car Gelenius, {a} qui l’a le dernier traduit, ne va qu’à tâtons, ne pouvant mieux faire, étant destitué de meilleur texte. Nous n’en avons que celui qui a été imprimé à Bâle ; et encore a-t-il été composé de deux divers exemplaires imparfaits, si que le premier finissait là où l’autre commençait. C’est merveille qu’il y a des fautes si évidentes et aisées à corriger, lesquelles toutefois l’ancien interprète Ruffin a retenues, et les retient comme n’étant point fautes. {b} De même en fait Eusèbe, {c} qui a les mêmes fautes que l’exemplaire imprimé à Bâle.

Or, Monsieur, encore que je sois fort importuné de plusieurs de mettre la main à cet excellent auteur, si est-ce que je ne le ferai point {d} si je ne suis secouru d’anciens exemplaires. J’ai vu qu’il y en avait quatre dans la Bibliothèque du roi, d’entre lesquels le plus beau avait été à feu mon père, qu’un certain maître des requêtes lui emporta, lequel mon père avait pansé {e} d’une grave maladie. Il lui rendit ce grand merci que de lui emporter son livre, sans lui dire adieu. Depuis lui mort à Paris, les beaux livres qu’il laissa furent mis en la librairie du roi.

Si donc quelqu’un avait conféré un exemplaire de Bâle sur ces quatre manuscrits, et nous aidait d’icelui, nous lui rendrons dans deux mois. Car j’y travaillerai si bien que je ne ferai autre chose que conférer le texte, pour après m’acheminer aux annotations et castigations. Que si personne ne l’a conféré, ou ne nous le veut communiquer, pour le moins, Monsieur, je vous supplie très humblement de faire regarder à quelqu’un dans les manuscrits si ce qui défault secundo in Apionem, pag. 942, {f} se trouve dans lesdits manuscrits. Car il y manque plus d’une page entière, laquelle se trouve en la version latine de Ruffinus. Je vous supplie très humblement de nous faire cette aumône, et vous nous obligerez beaucoup, et la postérité avec. Je ne vous en importunerai point davantage, ains prierai Dieu vous maintenir en sa garde.
De Leyde en Hollande, ce 2 août 1600.

Votre très humble et très obéissant serviteur,
Joseph de la Scala. »


  1. Sigismundus Gelenius (Zikmund Hruby z Jeleni, humaniste tchèque, 1497-1554) est l’éditeur des Flavii Josephi Opera quæ extant [Œuvres de Flavius Josèphe qui existent] (Bâle, Froben, 1534, in‑fo, pour la première de nombreuses rééditions).

  2. Rufin d’Aquilée (mort vers 411) a traduit de nombreux textes grecs en latin, dont les œuvres de Flavius Josèphe.

  3. Eusèbe Pamphile de Césarée (v. note [23], lettre 535) a souvent cité Josèphe dans ses chroniques. V. notes [2], lettre latine 116, pour l’Eusèbe de Scaliger paru à Leyde en 1606, et [23], lettre 535, pour sa réédition à Amsterdam en 1658.

  4. « il est certain que je ne le ferai pas ».

  5. Soigné.

  6. « au second livre contre Apion » ; In Apionem est un ouvrage en deux livres que Flavius Josèphe a écrit contre un polygraphe de son siècle qui contestait l’antiquité du peuple juif. Défault est l’ancienne manière de conjuguer défaillir (manquer) à la troisième personne de l’indicatif présent. La page indiquée se réfère à l’édition de Bâle citée dans la notule {a}.

7.

Joseph Scaliger a aussi parlé de son projet dans trois lettres à Charles Labbé (v. note [5], lettre 487) écrites en 1606.

Je n’ai pas trouvé dans les lettres de Scaliger l’épithète grecque, philalêthestaton, et le jugement flatteur que Guy Patin lui attribuait sur Flavius Josèphe.

8.

Samuel Sorbière avait écrit à Guy Patin sur ce projet de son oncle, Samuel Petit (v. note [17], lettre 95), dans sa lettre du printemps 1651 (v. ses notes [1] et [2]).

L’Esprit de Guy Patin assortit ce passage d’un commentaire : v. note [50‑1] du Faux Patiniana II‑1.

J’ai supprimé ici un fragment des éditions antérieures qui redit mot pour mot ce que Guy Patin avait écrit à Charles Spon dans le post-scriptum de sa lettre du 13 avril 1657 : service solennel à Notre-Dame en l’honneur du défunt roi du Portugal (Jean iv, mort en décembre 1656), et anecdote de Richelieu parlant du purgatoire à son confesseur, l’abbé Jean Mulot.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 2 juin 1657

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(Consulté le 25/04/2024)

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