L. 538.  >
À André Falconet,
le 24 septembre 1658

Monsieur, [a][1]

Nous avons appris ici de ceux qui y étaient l’histoire du vin émétique [2] de Calais. [3] Le roi [4][5] ayant à être purgé[6] on lui prépara trois doses d’apozèmes [7] purgatifs, qui étaient chacun de cinq onces d’eau de casse, [8] et l’infusion de deux drachmes de séné ; [9] le cardinal [10] demanda si l’on n’y mettrait rien d’extraordinaire ; Esprit, [11] médecin de M. le duc d’Anjou, [12] dit que l’on y pouvait ajouter quelque once de vin émétique. Voyez la belle politique de notre siècle : le médecin du prochain héritier de la couronne, et successeur immédiat, adhibetur in consilium pro Rege, et venenatum stibium audet præscribere[1] S’il en eût été cru et que le roi fût mort, son maître eût été roi, et lui premier médecin du roi. Non sic erat in principio[2] autrefois on n’appelait jamais chez le roi malade les médecins des princes du sang, pour des raisons de politique très fortes ; mais aujourd’hui tout est renversé. Guénault [13] dit qu’il n’y en fallait donc guère mettre. [3] Yvelin [14] proposa deux drachmes de tablettes de vitro[4][15] allégua qu’elles n’avaient pas tant de chaleur que le vin émétique. Guénault répondit que la chaleur du vin émétique n’était point à craindre, vu que l’on en mettait peu. Là-dessus Mazarin dit qu’il fallait donc prendre du vin émétique, dont on mit une once dans les trois prises. Le roi en prit une, sauf à lui donner les autres quand il en serait temps. Au bout de deux heures le remède passa et le roi fut ce jour-là à la selle 22 fois, dont il fut fort las. Le soir, la fièvre redoubla plus fort, la nuit suivante fut fort mauvaise ; il fallut le saigner de grand matin, non sans regret d’avoir donné du vin émétique car s’il en fût arrivé pis, ils n’eussent pas manqué d’en être maltraités. Le roi fut encore saigné [16] deux autres fois, et puis il fallut le repurger, ce que l’on fit avec deux drachmes de séné et de la casse délayée, et une once de sirop de chicorée [17] composé de rhubarbe, [18] et il se porta mieux ensuite. Si bien que ce n’est pas la peine de dire que le vin émétique a sauvé le roi, vu qu’il en a pris si peu qu’il ne se peut moins ; et même le roi ne voulut point prendre l’autre remède qu’ils ne lui jurassent qu’il n’y avait point de vin émétique, tant il le haïssait encore. Ce qui a sauvé le roi a été son innocence, son âge fort et robuste, neuf bonnes saignées et les prières des gens de bien comme nous, et surtout des courtisans et officiers qui eussent été fort affligés de sa mort, particulièrement le cardinal Mazarin. Le roi d’une part, et la reine [19] de l’autre, voulaient faire chasser Vallot, [20] et l’eussent fait, mais le Mazarin l’a maintenu. [5] Guénault est ici malcontent de ce peu qu’on lui a envoyé pour le voyage qu’il a fait à Calais en la maladie du roi, et a dit que si une autre fois on le mandait pour aller si loin, qu’il le refuserait. Le tiers d’une once de vin émétique n’a donc servi qu’à faire babiller le Gazetier[21] suivant sa coutume. [6]

J’apprends que M. le comte de Rebé [22] se porte mieux, mais je n’y vais point. Il a demandé pourquoi je ne le vais point voir, je vous vais dire la raison : on m’a rapporté qu’il disait que dans le faubourg Saint-Germain [23] on lui avait promis de lui faire voir un médecin étranger qui savait guérir de la goutte [24] et de plusieurs autres maladies ; j’attends que celui-là l’ait guéri et auparavant, je n’irai point s’il ne me mande, et lui me viendra voir s’il veut. Pour monsieur votre fils, [25] je vous avertis qu’il est mieux à Lyon qu’à Paris où la jeunesse est merveilleusement débauchée. Vous en voulez faire un médecin : il peut faire sa philosophie à Lyon, [7] et après vous nous l’enverrez ici pour la médecine, un an ou deux ans. Si monsieur votre fils demeure près de vous, vous en serez mieux le maître, sa santé se fortifiera et il sera plus capable de me croire dans deux ans, [8] si j’y suis encore. Quand il aura ici étudié quelque temps, il faudra le faire passer docteur en peu de temps, et après le retirer près de vous où il vous suivra chez les malades et où il apprendra plus en trois mois qu’en quatre ans à Montpellier, [26] où j’apprends aussi que les jeunes gens sont fort débauchés ; j’en ai plusieurs exemples, mais j’y prends moins d’intérêt. Étant à Lyon près de vous, il pourra vous rendre bon compte de son loisir, et à son aise et à son grand profit il lira Hippocrate, [27] Galien, [28] Fernel [29] et Duret. [30] Voilà ce que j’en pense. Si vous désirez que l’affaire aille autrement, vous en êtes le maître et je suivrai entièrement votre avis. Si vous retenez monsieur votre fils à Lyon pour faire sa philosophie, tâchez de faire en sorte qu’il apprenne le grec heureusement, qu’il sache bien la grammaire, le Nouveau Testament, Lucien, [31] Galien et Aristote. [32] Dans deux ans, il sera plus robuste et plus propre à supporter son premier hiver à Paris, qui y est extraordinairement rude aux nouveaux venus et aux jeunes gens ; et même alors, il faudra l’envoyer dès le mois d’août afin qu’il y passe l’automne et qu’il y soit accoutumé avant que l’hiver vienne. Habes quid sentiam æqui bonique consules, diversum forsan senties Lugduni, tu si hic sis, aliter sentias[9] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 24e de septembre 1658.

On dit ici que milord Lockhart, [33] gouverneur de Dunkerque, [10][34] demande à parlementer avec M. le cardinal Mazarin pour la peur qu’il a que les affaires d’Angleterre ne changent ; à cause de quoi, il veut s’assurer de la protection de France pour garder sa place. Le roi d’Angleterre [35] est en Flandres ; [36] il n’a pas entrepris de passer en Écosse comme l’on disait, car il n’a ni hommes, ni argent ; et le roi d’Espagne [37] n’a ni l’un, ni l’autre pour l’en assister. On dit que M. le maréchal de Gramont, [38] qui est ici de retour depuis peu de Francfort, s’en va en Angleterre en qualité d’ambassadeur extraordinaire. On dit que le nonce du pape [39] demande avec beaucoup d’empressement une audience pour se plaindre du Gazetier qui a fort maltraité notre Saint-Père le pape [40] en sa pénultième Gazette[11][41] On dit que cet endroit vient de M. Servien, [42] surintendant des finances, et qu’il n’a pas été mis sans quelque dessein, que la mort de Cromwell, [43] laquelle survint en ce même temps-là, aura étouffé. [12]


a.

Bulderen, no cxxi (tome i, pages 311‑314) ; Reveillé-Parise, no ccccxlvii (tome iii, pages 88‑91).

1.

« participe à la consultation pour le roi et a l’audace de prescrire de le venimeux antimoine. »

2.

« Il n’en était pas ainsi à l’origine ».

3.

Qu’il n’y en fallait mettre que très peu.

4.

« de verre » : le verre d’antimoine « est de l’antimoine broyé, cuit et calciné par un feu violent dans un pot de terre jusqu’à ce qu’il ne jette plus de fumée, ce qui est une marque que tout son soufre est évaporé. On le réduit en verre dans le fourneau à vent, et alors il est fort diaphane, rouge et brillant, et de couleur d’hyacinthe. Le verre d’antimoine est le plus violent de tous les vomitifs qui se tire de l’antimoine » (Furetière). Réduit en poudre, le verre s’administrait sous forme de tablettes (comprimés). Il servait de base à la préparation du vin émétique en le mouillant dans du vin blanc.

Reveillé-Parise a écrit de citro au lieu de vitro, sans doute pour dire « de citron », mais par solécisme, car la forme correcte aurait dû être de citreo.

5.

Le récit d’Antoine Vallot, prescripteur direct du traitement, mérite ici d’être confronté à ce que rapportait Guy Patin (Journal de la santé du roi, pages 122‑123) :

« Sur les onze heures, {a} je fis assembler Messieurs les médecins pour leur représenter que nous avions besoin d’un remède vigoureux pour empêcher le redoublement qui devait venir sur les quatre à cinq heures après midi. M. le cardinal ayant été par moi averti qu’il était question de faire un coup de maître pour secourir le roi, voulut assister à notre consultation afin de fortifier ce que je lui avais déjà proposé ; et comme il avait déjà goûté mes raisons sur le fait du vin émétique, il fit adroitement consentir à ce remède ceux qui ne l’approuvaient pas ; et après quelques légères contestations, il dit à toute la compagnie qu’il louait le dessein qu’elle avait de purger vigoureusement le roi ; et ayant en mon particulier fait connaître à Messieurs les médecins que l’on ne devait plus ordonner ni de la casse, ni du séné, et que les maladies de cette nature ne guérissaient jamais par les remèdes communs et ordinaires, tout le monde se déclara pour l’antimoine, dont M. le cardinal avait parlé de son propre mouvement, après lui avoir dit que nous avions besoin de son suffrage pour réduire quelques-uns qui persistaient contre l’antimoine. J’avais fait préparer pour cet effet, dès le grand matin, trois grandes prises {b} de tisane laxative et trois onces de vin émétique, qui étaient séparément en deux bouteilles sur la table du roi depuis le matin. Incontinent après cette délibération, je fis mêler les trois onces de vin émétique avec les trois prises de tisane laxative et sur-le-champ, je lui fis prendre une tierce partie de tout ce mélange, qui réussit si heureusement que le roi fut purgé 22 fois d’une matière séreuse, verdâtre et un peu jaune, sans beaucoup de violence, n’ayant vomi que deux fois, environ quatre à cinq heures après la médecine. L’effet fut si prodigieux et l’opération si grande que nous reconnûmes un changement notable et une diminution de la fièvre et de tous les accidents ; de sorte que tous ont sujet à rendre grâce à Dieu d’avoir en si peu de temps tiré le roi de la dernière extrémité où il était, par un remède qui donnait de l’appréhension à ceux qui n’avaient point encore éprouvé sa vertu. Depuis ce temps-là, les médecins qui le blâmaient s’en sont servis en plusieurs occasions avec beaucoup de succès ; et les esprits de la cour, qui étaient pour lors fort partagés, furent tous d’accord et persuadés que ce remède était admirable et que ceux qui l’avaient proposé étaient fort assurés de ses bonnes qualités. »


  1. Le lundi 8 juillet 1658.

  2. Doses.

6.

J’ai corrigé le « faire habiller » des précédentes éditions en « faire babiller » les rédacteurs de la Gazette (v. note [6], lettre 532) : les faire « parler sans cesse et ne dire que des choses de peu de considération » (Furetière).

7.

Le cours de philosophie suivi dans les collèges comprenait l’étude de la logique, de la morale, de la physique (histoire naturelle) et de la métaphysique (théologie naturelle).

8.

Croire : « suivre l’avis, le conseil de quelqu’un » (Furetière).

Guy Patin conseillait ici à André Falconet de faire suivre à son fils Noël (v. note [2], lettre 388) le parcours qu’empruntaient alors beaucoup d’aspirants médecins : deux ou trois ans à Paris sans y passer de diplôme, pour s’en aller ensuite dans une autre université (telle Montpellier), moins coûteuse et moins exigeante, obtenir rapidement (moins d’une année parfois) baccalauréat, licence et doctorat.

9.

« Voilà ce que je crois être de justes et bons conseils ; vous les trouverez peut-être mauvais à Lyon, mais vous les verriez autrement si vous étiez ici. »

10.

Sir William Lockhart (vers 1621-1675), après une jeunesse de soldat errant par toute l’Europe, avait d’abord servi le roi d’Angleterre, Charles ier. À la suite de divers déboires, il s’était joint en 1651 au camp républicain et avait épousé en 1654 Robina Sewster, nièce d’Oliver Cromwell. Envoyé en France comme ambassadeur extraordinaire de la République, en février 1656, il avait été l’un des artisans de l’alliance franco-anglaise conclue en mars 1657. En juin 1658, Lockhart avait commandé le détachement anglais à la bataille des Dunes et Cromwell l’avait nommé gouverneur de Dunkerque immédiatement après le rattachement de la place à l’Angleterre. Il remplit son office avec compétence et grande habileté diplomatique jusqu’à la restauration de Charles ii (mai 1660). Après un long exil dans ses terres, il fut rappelé aux affaires et redevint ambassadeur d’Angleterre en France de 1673 à sa mort (Plant).

11.

La Gazette, ordinaire no 112 du 14 septembre 1658 (pages 885‑886) :

« De Rome, le 10 août 1658. Hier, la reine de Suède alla rendre visite au cardinal Antoine, pour se conjouir de l’heureuse convalescence de Sa Majesté très-chrétienne, {a} dont la nouvelle ne fut pas plus tôt ici arrivée par un courrier exprès que l’on vit la joie succéder à la tristesse des principaux de cette ville, qui appréhendaient de mauvaises suites d’une maladie si périlleuse. Cette princesse s’était trouvée, deux jours auparavant, à la solennité du bienheureux Gaëtan, fondateur des clercs réguliers appelés théatins, {b} qui se fit dans leur église de Saint-André avec quatre chœurs de musique des plus célèbres de cette ville et toutes les autres magnificences que vous verrez dans le récit particulier que je vous en envoie. Au reste, on n’est pas ici peu satisfait de voir que le pape, {c} voulant conserver cette belle modération qu’il montra au commencement de son pontificat envers les siens, ne suivra pas l’exemple de quelques-uns de ses prédécesseurs qui ont fait des largesses immenses à leurs parents ; Sa Sainteté s’étant jusqu’à présent contentée de donner à Dom Agostino, son neveu, un million d’or, tant en petits présents avant son mariage avec Dona Virginia Borghèse qu’en la somme de 308 000 écus, en deniers comptants, et la principauté de Farnèse qu’elle lui a achetée après en avoir pris l’avis des cardinaux ; qui tous louèrent la retenue de Sa Sainteté, à la réserve de quelques-uns qui, seulement pour tenir le parti de la vertu rigide de ce pontife, dirent qu’il eût été bon de ne pas faire des largesses si grandes ; ce qui lui parut si juste que peu s’en fallut que Sa Sainteté ne se laissât emporter à leur sentiment, contre l’intérêt de sa Maison, si la considération des importants services que son neveu peut rendre à l’Église ne l’eût fait relâcher de la sévérité qui lui avait fait mériter de si grandes et si universelles louanges, et de laquelle seule on pouvait attendre du soulagement pour les peuples de l’État ecclésiastique ; sur lesquels néanmoins on parle de lever de nouvelles impositions et de diminuer le revenu des monts, {d} d’où la plupart des personnes incommodées tirent toute leur subsistance. »


  1. Louis xiv.

  2. V. note [19], lettre 282.

  3. Alexandre vii.

  4. Monts-de-piété.

12.

Oliver Cromwell était mort le 13 septembre 1658 à Whitehall et Guy Patin était mieux renseigné que les lecteurs de la Gazette.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 24 septembre 1658

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(Consulté le 24/04/2024)

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