J’ai ce matin consulté [2][3] avec M. Piètre [4] qui m’a fait voir une lettre que M. Garnier [5] lui a écrite où entre autres, il dit que le comes archiatron [1][6] a vu Mlle Falconet [7] et son genou malade, où il a fort parlé de tartre coagulé. [8][9] Sunt verba et voces quibus incubuisse videtur, ut incautos deciperet. [2][10] Ce galimatias qui lui est commun et usité est propre au pays de la cour où il a à vivre, ubi est asinus inter simias, [3][11][12] comme Joseph Scaliger [13] disait de M. Duperron, [14] qui entretenait avec grande admiration les dames de la cour du temps de Henri iii, [15] dix ans avant qu’il fût cardinal, pour paraître savant devant elles de æstu maris, de levi et gravi, de ente metaphysico, etc. [4] Mais à cela près, je voudrais qu’avec son babil il vous eût mis hors de peine et que Mlle Falconet fût bien guérie. Scaliger le père [16] en veut fort à un certain médecin de son temps qui prenait cette qualité de comes archiatron, qui était nommé Symph. Champier, [17] médecin de Lyon du temps de Charles viii [18] et du bon roi Louis xii, [19][20] et qui, du temps du grand roi François ier, [21] quitta Lyon pour s’en aller à Nancy [22] y être médecin du duc de Lorraine. [5] Ce Champier a beaucoup écrit (quoi qu’en dise Scaliger, avec son ambition) et pourrait dire de soi-même ce que le poète Ausone [23] a fait dire à son père, Et mea si nosses tempora, primus eram ; [6] mais c’est que Scaliger lui en voulait, comme depuis il en a voulu à Érasme [24] et à Cardan [25] qui étaient d’excellents hommes en leur sorte. Voici donc ce que Scaliger dit de Champier :
Champerius, quis ille si petit quisquam,
Respondeo, sed Scevolæ modo, paucis :
Ardelio mirus, insolens, tumens, turgens,
Titulo archiatri, quod Deus sit atrorum.
Nam candidæ ille mentis haud tenet micam,
Falsarius sed invidusque ineptusque, etc. [7]
Ne voilà pas un homme bien décrit ? Et néanmoins, ce Champier valait cent fois mieux que ce comes archiatron d’aujourd’hui qui nihil est aliud quam ignarus et ineptus, nebulo, magnus agyrta, [8][26] qui fait l’entendu par l’autorité que lui donne sa charge et dans laquelle il n’est entré que par une grande porte dorée. Je n’en dirai point davantage pour le présent, in patientia possidebo animam meam, donec transeat iniquitas, et immutatio veniat ; uniquique [decus] suum non ingrata rependet posteritas. [9][27] Il importe mieux aux gens de bien que l’on sache qui ont été ces trois hommes, Héroard, [28] Vautier [29] et celui-ci, et comment on choisit les médecins de la cour.
Il y en a qui disent que le roi [30] passera les fêtes à Lyon, et que le duc de Savoie [31] n’a été que peu de jours à la cour et qu’il s’en est retourné bientôt à Turin. [32] Je vous envoie deux autres lettres avec celle-ci, lesquelles vous auraient pu être envoyées dès l’ordinaire passé, mais je les retins sur l’espérance que j’avais d’avoir hier de vos nouvelles. Néanmoins, je vous avertis que nous n’en avons point d’impatience, ce sera tout à votre commodité. Notre écolier, votre fils, [33] est en bonne santé et va gaiement en classe, où tous les jours il dispute et est toujours interrogé de son régent, qui m’a bien promis de lui donner de l’exercice et ne le point laisser en repos. Nous ne vous écrirons plus dorénavant que quand nous < y > serons pressés. Faites-en de même, s’il vous plaît, et ne vous mettez point en peine de nous. Il fait bien froid, mais nous avons du bois pour nous chauffer, joint qu’il fait chaud dans mon étude, et nous étudions toute la soirée tête à tête jusqu’à l’heure du souper. Et par après, nous causons auprès du feu de quelque matière agréable, physique, historique ou politique. Notre Carolus [34] nous conte toujours quelque chose de curieux, il aime l’Antiquité et nous en entretient gaiement ; si bien que nous allons souvent coucher une heure plus tard que nous n’avions résolu. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.
De Paris, le 10e de décembre 1658.
1. |
« premier médecin du roi ». André Falconet avait profité du passage de la cour à Lyon pour prendre l’avis d’Antoine Vallot sur une maladie de son épouse, ce qui provoquait la rage narquoise de Guy Patin, fort mal remis du succès de l’antimoine à Mardyck sur la personne du roi. |
2. |
« “ ce ne sont que mots et formules ” [Horace, v. note [2], lettre 181], qu’il semble avoir couvés pour tromper les imprudents. » Tartre (Furetière et Nysten pour les passages entre crochets) : « sel [principalement de potasse] qui s’élève des vins fumeux et qui forme une croûte grisâtre qui s’attache au-dedans des tonneaux. Le tartre a le suc de raisin pour père, la fermentation pour mère et le tonneau pour matrice. Le bon tartre vient de Montpellier, et celui d’Allemagne ne lui cède point car la bonté du tartre vient plutôt des fermentations réitérées que divers vins nouveaux ont faites successivement pendant plusieurs années, que du terroir ou du climat où on recueille le vin ; de sorte que le tartre est en effet une matière corporifiée et comme pétrifiée des parties acides du suc de raisin qui, ayant uni à elles autant de sels volatils qu’elles en ont pu embrasser, font ensemble un corps compact et cristallin qui s’attache aux côtés et au fond du tonneau, qui s’est séparé du vin et de la lie par la fermentation. |
3. |
« où il est comme l’âne parmi des singes » ; cet adage antique (commenté par Érasme, v. note [11], lettre 122) se trouve en effet dans Joseph Scaliger, mais il l’appliquait à Isaac Casaubon (Secunda Scaligerana, pages 259‑260) :
C’était une allusion à la participation déplacée de Casaubon dans la Conférence de Fontainebleau qui opposa, en présence du roi Henri iv, le 4 mai 1600, Jacques Davy Duperron (claviniste converti et alors évêque d’Évreux, v. note [20], lettre 146) au protestant Philippe Duplessis-Mornay (v. note [19], lettre 81), à propos de son Traité de l’Eucharistie. La dispute aboutit au discrédit de Duplessis qui avait été pendant 20 ans un conseiller dévoué du roi, mais avait eu le tort de ne pas le suivre dans sa conversion au catholicisme. Henri iv conclut déloyalement l’affaire en écrivant :
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4. |
« du flux et du reflux de la mer, du léger et du lourd, de l’être métaphysique, etc. » (v. note [4], lettre 483). |
5. |
Symphorien Champier (Champerius puis Campegius, v. infra note [7] ; Saint-Symphorien-sur-Croise, près de Lyon 1472-ibid. après 1537) était docteur en médecine de l’Université de Montpellier. Membre éminent du corps médical de Lyon, il quitta cette ville en 1506-1507 pour s’établir en Lorraine, où il devint archiatre du duc Antoine ier (qui régna de 1508 à 1544). Il l’accompagna dans les guerres du Milanais. Créé chevalier à la bataille de Marignan (1515), Champier fut brillamment agrégé au Collège médical de Pavie. Revenu à Lyon, il en devint échevin et créa (1527) le Collège dit de la Sainte-Trinité auquel ont depuis été agrégés les médecins de la ville. Il a le premier cherché à établir un parallèle entre la médecine grecque et les principes des Arabes (v. note [7] de l’Observation viii contre les apothicaires). Sa riche existence et ses ouvrages, non seulement médicaux, mais aussi historiques, politiques et moraux, sont brillamment analysés et mis en perspective dans l’ouvrage intitulé : Étude biographique et bibliographique sur Symphorien Champier par M. P. Allut, {a} suivie de divers opuscules français de Stmphorien Champier, l’Ordre de chevalerie, le Dialogue de noblesse et les Antiquités de Lyon et de Vienne. {b} Sur la date incertaine du décès de Champier, Allut écrit, pages 46‑48 : « Guy Patin le fait mourir en 1535, ce qui ne peut être ; {a} Nicéron et l’abbé Goujet, d’après La Monnoye, dans ses additions manuscrites aux Bibliothèques françaises, {b} disent qu’il mourut en 1539 ou 1540, mais sans donner de preuve à l’appui de cette opinion. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est qu’il vivait encore en 1537. Depuis cette année, il n’est plus question de Champier et l’on ne publia plur rien de lui à Lyon. Il est vraisemblable que sa mort doit être placée vers cette date. Toutefois, je n’ai trouvé aucun acte, aucune fondation qui constatent l’époque fixe de son décès. Il mourut comme le plus obscur de ses concitoyens. |
6. |
Ausone (Épicède [v. note [1], lettre 325] de Julius Ausonius, son père, vers 1‑2) :
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7. |
Guy Patin citait six de douze vers scazons (ïambes boiteux) que Jules-César Scaliger a écrits contre Symphorien Champier dans son long poème intitulé Ata (Poemata…, sans lieu, 1573, in‑8o, page 46) :
On voit là, comme en maints autres passages, que Guy Patin partageait de bon cœur le mépris, peut-être jaloux, de Scaliger pour les médecins de cour. |
8. |
« qui [Antoine Vallot] n’est rien d’autre qu’un ignorant et un maladroit, un vaurien, un grand charlatan ». |
9. |
« je sauvegarderai mon âme avec persévérance, jusqu’à ce que l’iniquité se dissipe et que vienne le changement ; la postérité qui n’est pas ingrate paiera à chacun la gloire qui lui est due. » Le début s’inspire de deux passages de la Bible (Luc, v. note [3], lettre 185, et Psaumes, v. note [33], lettre 487), et la fin de Tacite (v. note [23], lettre 240) : suum cuique decus posteritas rependit. |
a. |
Bulderen, no cxxvii (tome i, pages 330‑332) ; Reveillé-Parise, no cccclxiii (tome iii, pages 103‑105). |