L. 548.  >
À André Falconet,
le 10 décembre 1658

Monsieur, [a][1]

J’ai ce matin consulté [2][3] avec M. Piètre [4] qui m’a fait voir une lettre que M. Garnier [5] lui a écrite où entre autres, il dit que le comes archiatron [1][6] a vu Mlle Falconet [7] et son genou malade, où il a fort parlé de tartre coagulé. [8][9] Sunt verba et voces quibus incubuisse videtur, ut incautos deciperet[2][10] Ce galimatias qui lui est commun et usité est propre au pays de la cour où il a à vivre, ubi est asinus inter simias[3][11][12] comme Joseph Scaliger [13] disait de M. Duperron, [14] qui entretenait avec grande admiration les dames de la cour du temps de Henri iii[15] dix ans avant qu’il fût cardinal, pour paraître savant devant elles de æstu maris, de levi et gravi, de ente metaphysico, etc[4] Mais à cela près, je voudrais qu’avec son babil il vous eût mis hors de peine et que Mlle Falconet fût bien guérie. Scaliger le père [16] en veut fort à un certain médecin de son temps qui prenait cette qualité de comes archiatron, qui était nommé Symph. Champier, [17] médecin de Lyon du temps de Charles viii [18] et du bon roi Louis xii[19][20] et qui, du temps du grand roi François ier[21] quitta Lyon pour s’en aller à Nancy [22] y être médecin du duc de Lorraine. [5] Ce Champier a beaucoup écrit (quoi qu’en dise Scaliger, avec son ambition) et pourrait dire de soi-même ce que le poète Ausone [23] a fait dire à son père, Et mea si nosses tempora, primus eram ; [6] mais c’est que Scaliger lui en voulait, comme depuis il en a voulu à Érasme [24] et à Cardan [25] qui étaient d’excellents hommes en leur sorte. Voici donc ce que Scaliger dit de Champier :

Champerius, quis ille si petit quisquam,
Respondeo, sed Scevolæ modo, paucis :
Ardelio mirus, insolens, tumens, turgens,
Titulo archiatri, quod Deus sit atrorum.
Nam candidæ ille mentis haud tenet micam,
Falsarius sed invidusque ineptusque, etc.
 [7]

Ne voilà pas un homme bien décrit ? Et néanmoins, ce Champier valait cent fois mieux que ce comes archiatron d’aujourd’hui qui nihil est aliud quam ignarus et ineptus, nebulo, magnus agyrta[8][26] qui fait l’entendu par l’autorité que lui donne sa charge et dans laquelle il n’est entré que par une grande porte dorée. Je n’en dirai point davantage pour le présent, in patientia possidebo animam meam, donec transeat iniquitas, et immutatio veniat ; uniquique [decus] suum non ingrata rependet posteritas[9][27] Il importe mieux aux gens de bien que l’on sache qui ont été ces trois hommes, Héroard, [28] Vautier [29] et celui-ci, et comment on choisit les médecins de la cour.

Il y en a qui disent que le roi [30] passera les fêtes à Lyon, et que le duc de Savoie [31] n’a été que peu de jours à la cour et qu’il s’en est retourné bientôt à Turin. [32] Je vous envoie deux autres lettres avec celle-ci, lesquelles vous auraient pu être envoyées dès l’ordinaire passé, mais je les retins sur l’espérance que j’avais d’avoir hier de vos nouvelles. Néanmoins, je vous avertis que nous n’en avons point d’impatience, ce sera tout à votre commodité. Notre écolier, votre fils, [33] est en bonne santé et va gaiement en classe, où tous les jours il dispute et est toujours interrogé de son régent, qui m’a bien promis de lui donner de l’exercice et ne le point laisser en repos. Nous ne vous écrirons plus dorénavant que quand nous < y > serons pressés. Faites-en de même, s’il vous plaît, et ne vous mettez point en peine de nous. Il fait bien froid, mais nous avons du bois pour nous chauffer, joint qu’il fait chaud dans mon étude, et nous étudions toute la soirée tête à tête jusqu’à l’heure du souper. Et par après, nous causons auprès du feu de quelque matière agréable, physique, historique ou politique. Notre Carolus [34] nous conte toujours quelque chose de curieux, il aime l’Antiquité et nous en entretient gaiement ; si bien que nous allons souvent coucher une heure plus tard que nous n’avions résolu. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, le 10e de décembre 1658.


a.

Bulderen, no cxxvii (tome i, pages 330‑332) ; Reveillé-Parise, no cccclxiii (tome iii, pages 103‑105).

1.

« premier médecin du roi ». André Falconet avait profité du passage de la cour à Lyon pour prendre l’avis d’Antoine Vallot sur une maladie de son épouse, ce qui provoquait la rage narquoise de Guy Patin, fort mal remis du succès de l’antimoine à Mardyck sur la personne du roi.

2.

« “ ce ne sont que mots et formules ” [Horace, v. note [2], lettre 181], qu’il semble avoir couvés pour tromper les imprudents. »

Tartre (Furetière et Nysten pour les passages entre crochets) :

« sel [principalement de potasse] qui s’élève des vins fumeux et qui forme une croûte grisâtre qui s’attache au-dedans des tonneaux. Le tartre a le suc de raisin pour père, la fermentation pour mère et le tonneau pour matrice. Le bon tartre vient de Montpellier, et celui d’Allemagne ne lui cède point car la bonté du tartre vient plutôt des fermentations réitérées que divers vins nouveaux ont faites successivement pendant plusieurs années, que du terroir ou du climat où on recueille le vin ; de sorte que le tartre est en effet une matière corporifiée et comme pétrifiée des parties acides du suc de raisin qui, ayant uni à elles autant de sels volatils qu’elles en ont pu embrasser, font ensemble un corps compact et cristallin qui s’attache aux côtés et au fond du tonneau, qui s’est séparé du vin et de la lie par la fermentation.

Le sel de tartre [ou tartre coagulé, sous-carbonate de potasse mêlé de chaux et de silice] se fait de cette croûte lavée, purifiée et calcinée au feu de réverbère. L’huile de tartre est un sel de tartre bien épuré, mis à la cave dans un plat de verre ; il se résout en une liqueur qu’on nomme improprement huile, qui n’est en effet que du sel dissous.

Le tartre vitriolé [sulfate de potasse], à qui quelques-uns donnent le nom de magistère, est de l’huile de tartre mêlée avec de l’esprit rectifié de vitriol [acide sulfurique] qui, lorsqu’on les mêle, font ensemble une grande effervescence par le moyen des acides mêlés aux alcalis qui, de liquides qu’ils étaient, deviennent solides. […] La crème de tartre est un sel tiré du tartre du vin [tartrate naturel de potasse]. »

3.

« où il est comme l’âne parmi des singes » ; cet adage antique (commenté par Érasme, v. note [11], lettre 122) se trouve en effet dans Joseph Scaliger, mais il l’appliquait à Isaac Casaubon (Secunda Scaligerana, pages 259‑260) :

Non debebat Casaubon interesse colloquio Plessiæano ; erat asinus inter simias, doctus inter imperitos.

[Casaubon ne devait pas s’entremettre dans la conférence sur Duplessis ; il y était comme un âne parmi les singes, un savant parmi les ignorants].

C’était une allusion à la participation déplacée de Casaubon dans la Conférence de Fontainebleau qui opposa, en présence du roi Henri iv, le 4 mai 1600, Jacques Davy Duperron (claviniste converti et alors évêque d’Évreux, v. note [20], lettre 146) au protestant Philippe Duplessis-Mornay (v. note [19], lettre 81), à propos de son Traité de l’Eucharistie. La dispute aboutit au discrédit de Duplessis qui avait été pendant 20 ans un conseiller dévoué du roi, mais avait eu le tort de ne pas le suivre dans sa conversion au catholicisme. Henri iv conclut déloyalement l’affaire en écrivant :

« Le diocèse d’Évreux {a} a gagné < sur > celui de Saumur {b} et la douceur dont on y a procédé a ôté occasion à quelque huguenot que ce soit de dire que rien y ait eu force que la vérité ; ce porteur y était qui vous contera comme j’y ai fait merveilles ».


  1. Duperron.

  2. Duplessis-Mornay gouverneur de Saumur et fondateur de son Université calviniste (v. note [50], lettre 97).

4.

« du flux et du reflux de la mer, du léger et du lourd, de l’être métaphysique, etc. » (v. note [4], lettre 483).

5.

Symphorien Champier (Champerius puis Campegius, v. infra note [7] ; Saint-Symphorien-sur-Croise, près de Lyon 1472-ibid. après 1537) était docteur en médecine de l’Université de Montpellier. Membre éminent du corps médical de Lyon, il quitta cette ville en 1506-1507 pour s’établir en Lorraine, où il devint archiatre du duc Antoine ier (qui régna de 1508 à 1544). Il l’accompagna dans les guerres du Milanais. Créé chevalier à la bataille de Marignan (1515), Champier fut brillamment agrégé au Collège médical de Pavie. Revenu à Lyon, il en devint échevin et créa (1527) le Collège dit de la Sainte-Trinité auquel ont depuis été agrégés les médecins de la ville. Il a le premier cherché à établir un parallèle entre la médecine grecque et les principes des Arabes (v. note [7] de l’Observation viii contre les apothicaires).

Sa riche existence et ses ouvrages, non seulement médicaux, mais aussi historiques, politiques et moraux, sont brillamment analysés et mis en perspective dans l’ouvrage intitulé :

Étude biographique et bibliographique sur Symphorien Champier par M. P. Allut, {a} suivie de divers opuscules français de Stmphorien Champier, l’Ordre de chevalerie, le Dialogue de noblesse et les Antiquités de Lyon et de Vienne. {b}


  1. Paul Allut (1794-1880), historien et archéologue lyonnais.

  2. Lyon, Nicolas Scheuring, 1859, in‑8o illustré de 426 pages.

Sur la date incertaine du décès de Champier, Allut écrit, pages 46‑48 :

« Guy Patin le fait mourir en 1535, ce qui ne peut être ; {a} Nicéron et l’abbé Goujet, d’après La Monnoye, dans ses additions manuscrites aux Bibliothèques françaises, {b} disent qu’il mourut en 1539 ou 1540, mais sans donner de preuve à l’appui de cette opinion. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est qu’il vivait encore en 1537. Depuis cette année, il n’est plus question de Champier et l’on ne publia plur rien de lui à Lyon. Il est vraisemblable que sa mort doit être placée vers cette date. Toutefois, je n’ai trouvé aucun acte, aucune fondation qui constatent l’époque fixe de son décès. Il mourut comme le plus obscur de ses concitoyens.

On a repéré, d’après Spon, que Champier fut inhumé dans la chapelle Saint-Luc de l’église des Cordeliers, où cet antiquaire dit avoir vu son épitaphe “ fort longue et en lettre gothique ”. Mais Spon, diligent collecteur des antiquités grecques et romaines, avait un profond mépris pour l’épigraphie du Moyen-Âge ; aussi ajoute-t-il qu’on pouvait voir dans l’église et dans le cloître d’autres tombeaux anciens de trois ou quatre cents ans, “ mais qu’il n’a pas voulu en grossir des Recherches, parce qu’il a vu très peu de personnes qui aiment les inscriptions gothiques, soit parce qu’elles sont très difficiles à lire, ou parce que rarement elles ont quelque chose de curieux et d’historique, et qu’elles sont conçues en très mauvais termes. ” {c} En conséquence, il ne se donna pas la peine de vérifier si l’inscription latine en caractères gothiques, que l’on voit encore dans la chapelle de Sint-Luc, était réellement celle de Symphorien Champier. S’il avait daigné la déchiffrer, il aurait vu que cette inscription en vers léonins {d} hexamètres et pentamètres est plus ancienne que Champier, et qu’elle rappelle la fondation faite aux cordeliers, en 1471, par Simon de Pavie. {e} C’est la même qui a été placée aussi sur la façade de l’église à droite de l’entrée principale, mais traduite en vers français. Rien ne rappelle donc la mémoire de Champier dans l’église des Cordeliers, et s’il y fut inhumé, ce qui est probable puisque sa maison était sur la place, presque en face du portail, sa sépulture est inconnue : pas une pierre, pas une ligne ne nous en a conservé le souvenir. Ainsi tout a manqué à Symphorien Champier : sa gloire littéraire, qui semblait devoir lui survivre, a fini avec lui ; sa race s’est éteinte au sein des honneurs et des distinctions qu’il lui avait légués ; de son nom et de son blason, qu’il avait pris soin de faire graver tant de fois sur ses livres, il ne reste rien ; les érudits, qui l’avaient tant loué pendant sa vie, n’euret pas une parole pour exprimer leurs regrets de la perte d’un si savant homme : toutes les Muses retèrent muettes lorsque cet astre brillant s’éclipsa. »


  1. Au début de sa lettre datée du 27 décembre 1658 Patin interrogeait André Falconet sur l’année exacte de la mort de Champier, car il doutait que ce fût en 1535.

  2. V. seconde notule {a}, note [57] du Naudæana 1.

  3. Jacob Spon (v. note [6], lettre 883) : Recherche des antiquités et curiosités de la ville de Lyon, ancienne colonie des Romains et capitale de la Gaule celtique. Avec un Mémoire des principaux antiquaires et curieux de l’Europe (Lyon, Antoine Cellier, 1675, in‑8o), page 151.

  4. V. notule {d}, note [4], lettre 58.

  5. Médecin des rois Charles vii et Louis xi.

6.

Ausone (Épicède [v. note [1], lettre 325] de Julius Ausonius, son père, vers 1‑2) :

Nomen ego Ausonius : non ultimus arte medendi
Et mea si nosses tempora, primus eram
.

[Ausonius est mon nom : je n’étais point le dernier dans l’art de guérir, et pour qui connaît mon siècle, j’étais le premier].

7.

Guy Patin citait six de douze vers scazons (ïambes boiteux) que Jules-César Scaliger a écrits contre Symphorien Champier dans son long poème intitulé Ata (Poemata…, sans lieu, 1573, in‑8o, page 46) :

Champerius, quis ille si petit quisquam,
Respondeo, sed Scevolæ modo, paucis :
Ardelio mirus, insolens, tumens, turgens,
Titulo archiatri, quod Deus sit atrorum.
Nam candidæ ille mentis haud tenet micam,
Falsarius sed invidusque ineptusque,
Scriptis alienis indidit suum nomen,
Uno alterove verbulo usque mutato,
Dum ex officina barbarissima agnoscas.
Quid, si ille falsitaverit suum nomen,
Campegium e Champerio ? Et tacitus dormis,
Democrite, o nec rumperis cachinnando !

[Si on me demande qui est Champerius, je répondrai, mais à la manière de Scævola, {a} en peu de mots : c’est un insigne ardélion, {b} insolent, bouffi d’arrogance et d’orgueil, et se pavanant de son titre d’archiatre, parce qu’il est le dieu des méchants. {c} Sans la moindre once de candeur, c’est un faussaire, envieux, et maladroit, il a mis son nom aux œuvres d’autrui, après y avoir changé quelque petit mot ici ou là, comme vous le verriez faire dans l’officine la plus barbare. Pourquoi s’étonner s’il a falsifié son nom de Champerius pour en faire Campegius ? {d} Et tu restes muet, Démocrite, {e} tu sommeilles, tu n’en crèves donc pas de rire !]


  1. Caius Mucius dit Scævola, le gaucher, est un héros de la République romaine : en 507 av. J.‑C., le roi étrusque Porsenna assiégeait Rome ; Mucius sortit de la ville pour assassiner ce souverain, mais il se méprit et tua son secrétaire ; on l’arrêta pour le présenter à Porsenna qui l’interrogea sur ses intentions en le menaçant de le faire périr par les flammes ; alors, posant sa main droite sur un brasier allumé pour le sacrifice, Mucius lui répondit laconiquement En tibi ut sentias, quam utile corpus sit iis qui magnam gloriam vident [Vois, vois combien le corps est peu de chose pour ceux qui n’ont en vue que la gloire].

  2. « Homme qui fait l’empressé et se mêle de tout » (Littré DLF).

  3. Avec jeu de mots sur iatros, médecin en grec, et ater, méchant en latin.

  4. « Champier prit le titre de Comes Archiatrorum parce qu’il avait été attaché, en qualité de médecin, aux rois Charles viii et Louis xii ; mais Scaliger le père le lui a disputé, il s’est même fortement récrié contre lui au sujet de cette qualification ; Scaliger avait raison : pour prendre ce titre, il eût fallu que Champier eût été premier médecin de ces rois, et il ne le fut jamais. Cet homme fastueux se croyait tout permis pour satisfaire son ambition ; et suivant Haller, il poussa cette manie jusqu’à se faire appeler Campegius, par allusion au cardinal Laurent Campeggio » (Éloy). Lorenzo Campeggio (1474-1539), professeur de droit puis cardinal (en 1517), mena une très brillante carrière diplomatique au service Rome.

  5. V. note [9], lettre 455.

On voit là, comme en maints autres passages, que Guy Patin partageait de bon cœur le mépris, peut-être jaloux, de Scaliger pour les médecins de cour.

8.

« qui [Antoine Vallot] n’est rien d’autre qu’un ignorant et un maladroit, un vaurien, un grand charlatan ».

9.

« je sauvegarderai mon âme avec persévérance, jusqu’à ce que l’iniquité se dissipe et que vienne le changement ; la postérité qui n’est pas ingrate paiera à chacun la gloire qui lui est due. » Le début s’inspire de deux passages de la Bible (Luc, v. note [3], lettre 185, et Psaumes, v. note [33], lettre 487), et la fin de Tacite (v. note [23], lettre 240) : suum cuique decus posteritas rependit.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 10 décembre 1658

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(Consulté le 20/04/2024)

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