L. 553.  >
À André Falconet,
le 18 janvier 1659

Monsieur, [a][1]

Je vous dirai premièrement que, revenant hier de nos Écoles où j’avais disputé en mon rang, qui ne vient plus que de deux en deux ans à cause que je suis des anciens (il en faut laisser le métier aux autres qui ont de meilleures dents), et où j’avais secoué l’opinion de Vésale [2] et de notre bon ami Gaspard Hofmann, [3] qui ont tenu que lien erat viscus hæmatopo<i>eticum[1][4][5] j’envoyai quérir à la douane le ballot que vous m’aviez adressé dès le mois passé, dans lequel nous avons trouvé trois douzaines de fromages, [6] dont nous en avons envoyé une à M. le Sanier ; [7] des deux autres je vous en remercie, comme aussi du paquet de marrons [8] que nous avons trouvé. Je me tiendrais assez heureux d’être en vos bonnes grâces sans aucun autre présent.

On dit ici que la reine d’Espagne [9] est accouchée d’un second fils, [10] et que cette nouvelle est fort bonne pour toute la France, par l’espérance qu’elle nous donne de la paix [11] si le roi [12] épouse l’infante d’Espagne, [2][13] à quoi le roi et la reine [14] ont, à ce qu’on dit, grande inclination, renuente tamen solo purpurato podagrico et chiragrico[3][15][16][17][18][19]

Sed nil patrono porrigit, hæc cheragra est[4]

La mer s’est débordée en Hollande vers Dordrecht, [20] où elle a submergé 33 villages et 25 000 arpents de terre. [5][21] Ce pays-là est fort sujet à de telles inondations à cause que la mer y est plus haute que la terre. Elle y a fait autrefois de pareils ravages, et même de bien plus grands, entre autres environ l’an 1533, où il y eut quelques villes entières de submergées, dont on voit encore les bouts de clochers sur la mer, où il fait dangereux passer. [22] Le roi de Pologne [23] a repris Thorn [24] en la Prusse, [25] du 24e de décembre, que le roi de Suède [26] lui avait prise il y a trois ans. [27]

Le Parlement a été aujourd’hui assemblé touchant les fils et les gendres des partisans, savoir s’ils y seront reçus conseillers. M. l’avocat général Talon [28] a fortement opiné pour la déclaration de l’an 1648 par laquelle ils sont exclus de ces dignités. Il était déjà une heure sonnée, c’est pourquoi on a remis la délibération à mardi prochain. On dit qu’il y a neutralité accordée entre l’Espagne et l’Angleterre ; que le parlement de Dijon [29] est interdit, que l’on envoie des gens de guerre en Bourgogne pour punir ce pauvre pays ; que les députés de Marseille [30] sont de retour à Lyon ; mais l’on ne dit point quand le roi partira de Lyon pour revenir de deçà, ce sera quand il plaira à Dieu. Je vous baise les mains de tout mon cœur et à Mlle Falconet, et vous prie de croire que je serai toute ma vie votre, etc.

De Paris, ce 18e de janvier 1659.


a.

Bulderen, no cxxxi (tome i, pages 344‑346) ; Reveillé-Parise, no ccccxlxvii (tome iii, pages 114‑115).

1.

« la rate était un viscère hématopoïétique [qui produit le sang] ».

Guy Patin était l’un des neuf examinateurs de la première thèse quodlibétaire de Denis Puilon (fils de Gilbert, v. note [30], lettre 399), le jeudi 9 janvier 1659, présidée par Pierre Le Large : An in sensuum externorum organis sola pars princeps sensum edit ? [Est-ce que, dans les organes des sens externes, seule la partie première engendre la sensation] (conclusion négative). Les huit autres examinateurs étaient François Boujonnier, François de La Chambre, Alain Lamy, Nicolas Le Lettier, Claude Quartier, François Landrieu, Jacques Thévart et Urbain Bodineau.

À moins que Patin ne fût grand expert en l’art de détourner la dispute de son sujet, il est plus vraisemblable qu’il voulait ici parler de la première quodlibétaire d’Antoine de Caen, soutenue le 2 janvier 1659 sous la présidence d’Antoine Morand (dont c’était la première), sur une question nettement plus adaptée à sa remarque concernant l’hématopoïèse : An sanguinis conficiendi munere iecur abdicandum ? [Le foie doit-il être démis de la charge de fabriquer le sang ? (négative)] ; mais le nom de Guy Patin ne figure pas dans la liste des neuf domini doctores disputaturi (examinateurs) imprimée à la fin de cette thèse.

Quoi qu’il en soit des actes parisiens de janvier 1659, les savants médecins s’interrogeaient à l’envi sur les fonctions de la rate, et tout particulèrement sur son rôle dans la transformation du chyle en sang (v. note [26], lettre 152).

2.

Marie-Anne d’Autriche (v. note [27], lettre 287), seconde épouse de Philippe iv, accouchait à nouveau d’un fils (v. note [19], lettre 508), prénommé Tomas. Lui et son frère, Felipe Prosper, n’allaient guère survivre, mais un héritier mâle pour la couronne de Philippe iv facilitait la paix et le mariage de Louis xiv avec Marie-Thérèse (fille du premier lit de Philippe iv) en levant toute crainte de la voir aussi devenir un jour reine légitime d’Espagne (v. note [22], lettre 549).

3.

« l’empourpré, podagre et chiragre, {a} étant seul à sy opposer. »

Mazarin, l’empourpré goutteux, jouait si bien sa comédie de Lyon que, en parlant de providence divine, Mme de Motteville (Mémoires, page 470‑472) semble s’y être autant trompée que Guy Patin :

« Dieu, qui avait destiné le roi à une autre princesse, {b} la première de l’Europe et la plus grande du monde, avait ordonné par sa providence que le roi d’Espagne, au bruit du voyage de Lyon, serait alarmé ; et j’ai su par celle {c} qui depuis a été notre reine, que le roi son père, {d} entendant dire que le roi {e} allait se marier, avait répondu Esto no puede ser, y no sera. {f} […] Le roi d’Espagne, pour rendre ses paroles véritables, crut qu’il fallait alors quitter toute finesse, et montrer véritablement le désir et le besoin qu’il avait de la paix : il ordonna à don Antonio Pimentel de venir conférer en France avec le ministre, {g} et lui offrir la paix et l’infante. Pimentel, que j’ai vu depuis à Saint-Jean-de-Luz, m’a dit que, comme il connaissait le cardinal Mazarin depuis longtemps, il avait souvent assuré le roi d’Espagne, son maître, de ses bonnes intentions et qu’il désirait sincèrement finir la guerre ; que les ministres de cette cour {h} n’avaient pas approuvé sa confiance et que pour avoir parlé de cette sorte, il en avait pensé perdre sa fortune. Le roi, {i} son maître, l’envoya donc promptement en France sans passeports et au hasard d’être pris prisonnier, car le temps était arrivé que toutes les animosités devaient finir. Il venait dans cette pensée qu’en cas qu’il fût arrêté, il demanderait à parler au ministre ; et qu’ainsi, soit comme libre ou comme prisonnier, il trouverait le moyen de traiter avec le cardinal du mariage qu’il venait proposer. Il sut enfin si bien se déguiser et si bien conduire son voyage qu’il arriva dans Lyon le même jour que Mme de Savoie y arriva ; et à la même heure qu’elle y entrait venant du côté de Savoie, don Antonio Pimentel y entrait aussi venant du côté de l’Espagne : ces deux puissances étaient destinées à combattre l’une contre l’autre et le roi {e} devait être le prix du parti victorieux. Comme elles sont inégales, il ne faut pas s’étonner si l’Espagne l’emporta sur la Savoie, et si l’excessive grandeur de l’infante et la paix furent préférées à la princesse Marguerite qui, en toutes choses devant céder à cette fille et petite-fille de tant de rois et d’empereurs, lui devait céder encore en beauté, car elle en avait beaucoup. […]

La reine, {j} de son côté, était demeurée extrêmement triste de l’entrevue de Mme de Savoie ; elle n’avait point trouvé la princesse Marguerite à son gré ; elle ne l’avait pas trouvée belle ; et quand elle l’aurait été, elle voyait, par ce mariage, la guerre s’établir entre la France et l’Espagne plus fortement que par le passé. Elle regardait le roi, son fils, par sa couronne et par sa personne, comme le plus digne mari qui fût alors sur terre, et elle ne voyait rien de grand dans la princesse Marguerite que la vertu et une naissance qui, toute grande qu’elle était, le devait céder à l’infante. […]

Mais enfin le miracle qui devait arriver, et qui arriva le lendemain par l’entretien que Pimentel eut avec ce ministre, {k} le fit changer de conduite et donna lieu à la reine d’espérer l’assistance du ciel, qu’elle trouvait toujours propice dans tous ses desseins et ses justes désirs. Le soir de ce grand jour où toutes choses changèrent de face, le cardinal entrant dans la chambre de la reine, qu’il trouva rêveuse et mélancolique, lui dit en riant : “ Bonnes nouvelles, Madame. – Eh quoi ! lui dit la reine, serait-ce la paix ? – Il y a plus, Madame, j’apporte à Votre Majesté la paix et l’infante. ” »


  1. Goutte au pied et à la main, v. note [30], lettre 99.

  2. Que Marguerite de Savoie.

  3. L’infante Marie-Thérèse.

  4. Philippe iv d’Espagne.

  5. Louis xiv.

  6. « Cela ne peut pas être, et ne sera pas. »
  7. Mazarin.

  8. De France.

  9. Philippe iv.

  10. Anne d’Autriche.

  11. Mazarin.

4.

Martial (Épigramme, livre i, xcviii) :

Litigat et podagra Diodorus, Flacce, laborat.
Sed nil patrono porrigit : hæc cheragra est
.

[Flaccus, Diodorus s’en va plaider, et souffre de podagre ; mais il ne donne rien à ses avocats : c’est la chiragre].

5.

L’arpent de Paris valait environ un tiers d’hectare.

Dordrecht est une importante ville de Hollande, sur la Meuse, une douzaine de kilomètres en amont de Rotterdam. « Elle est grande, belle et riche. En 1421, le 25e de novembre, la mer rompit ses digues, forma une mer de tout ce qui est entre le Brabant et la Hollande, et plaça Dordrecht dans une île. Il s’y prend tant de saumon, qu’on dit que les servantes ne s’engagent qu’à condition de ne manger du saumon que deux fois la semaine » (Trévoux).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 18 janvier 1659

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(Consulté le 25/04/2024)

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