L. 556.  >
À André Falconet,
le 4 mars 1659

Monsieur, [a][1]

Ce 19e de février. Je vous remercie de votre belle lettre. Vous saurez que M. de Servien, [2] surintendant des finances, mourut hier dans sa belle maison de Meudon. [3] Il n’est guère regretté de personne, pas même de ses valets, auxquels il n’a rien donné en mourant ni rien laissé que le grand chemin de Saint-Denis. [1][4] J’ai ouï dire autrefois à un président que les courtisans étaient les plus rusés et les plus dangereux hommes du monde ; après eux, que c’étaient les supérieurs de la religion, tels que sont le pape, le général des jésuites [5] et autres moines [6] qui sont d’autant plus dangereux qu’ils font tout in nomine Domini[2] qui est le voile dont ils se couvrent ; après eux, ce sont les financiers et les partisans. M. le premier président [7] m’envoie quelquefois quérir pour aller souper avec lui. Il me fait grande chère, mais son bon accueil vaut mieux que tout le reste. Je lui ai promis d’aller souper avec lui tous les dimanches de ce carême et après, nous prendrons d’autres mesures selon la saison. Il y a du plaisir avec lui parce qu’il est le plus savant de longue robe qui soit en France. Il est fort sage et fort civil, et dit en souriant qu’il ne faut point dire de mal des jésuites et des moines, mais pourtant il est ravi quand il m’échappe quelque bon mot contre eux. [3][8]

Ce 4e de mars. Je ne vous prends pas pour un homme qui ait besoin de mon conseil, mais M. Troisdames [9] m’a trop pressé et a désiré que je vous écrivisse pour un malade. Ce malade a grièvement péché de se mettre entre les mains des charlatans, [10] qui sont une peste du genre humain. Ces coquins-là n’auraient pas si bon temps qu’ils ont s’il y avait de la justice au monde. Il n’y a que trop de gens de judicature et trop peu de justice, nulla inscitiæ pœna posita est, et turpiter abutuntur isti nebulones iniquitate, impunitate et impudentia sæculi[4] L’infusion de tabac [11] et la gomme-gutte [12] ne sont point remèdes propres à de tels malades ; et même, il ne faut point être charlatan pour se servir bien à propos de ces remèdes qui sont naturellement bien dangereux, et même pernicieux. C’est un corps brûlé qu’il faut un peu saignotter, ad stabellationem[5] et pour empêcher que, faute d’air, la gangrène [13] ne se mette là-dedans. Humor enim non difflatus putrescit, intemperiem adauget, visceribus labem imprimit, nullo artis nostræ præsidio delebilem, unde atrophia, cachexia, febris lenta, hydrops, scirrhus, tandemque ultima rerum linea, Mors[6][14] Pour empêcher tant de mauvaises conséquences, il aura besoin d’être purgé [15] souvent, mais de remèdes doux et bénins, nempe medulla siliquæ Ægyptiæ, foliis Orient. tamarindis (absit larvatum et fucatum medicamentum quod manna nuncupatur, ex melle filtrato, saccaro et scammonio, vel succo tithymalorum, lathyridis aut esulæ adulteratum) ad paulo validius purgandum, interdum acuetur dosis per additionem syrupi diarhodon, vel de floribus mali Persicæ. De acrioribus nihil dico[7][16][17][18][19][20][21][22] C’est à vous d’en juger, qui êtes sur les lieux ; vous êtes bon et sage et n’avez pas besoin de mon avis. Quand le corps sera bien désempli et suffisamment déchargé de tant d’ordures, vous ordonnerez du lait d’ânesse [23] ou du demi-bain, [24] et peut-être tous les deux ; et votre prudence préférera des deux celui que vous jugerez le plus à propos ; peut-être même qu’il y aura lieu de penser à quelques eaux minérales rafraîchissantes telles que me semblent être celles de Saint-Myon, [25] ou autres de même nature que vous pouvez connaître mieux que moi. Aussi aurais-je tort de m’amuser à décrire tout ceci, n’était que je ne veux point déplaire à M. Troisdames qui est un fort honnête homme, et à la bonté duquel j’ai de très étroites obligations.

Je vous remercie bien fort du livre de Symphorien Champier [26] que vous m’avez envoyé et qui viendra quand il plaira à Dieu. Celle à qui vous l’avez donné [27] est ici fort attendue et désirée. [8] On fait ici l’anatomie publique [28] dans nos Écoles d’un prieur de Dauphiné qui se faisait nommer M. L’Abbé. [29] Il avait des fourneaux et se disait chimiste, [30] et faisait de la fausse monnaie [31] pour laquelle il fut pendu vendredi à la Grève. [32] Le même jour mourut ici le pauvre P. Morin, [33] père de l’Oratoire [34] âgé de 72 ans, le troisième jour de sa maladie, à qui Guénault [35] fit avaler impitoyablement le second jour de son mal quatre onces de vin émétique[36][37] hérétique, ou énétique[9] C’était le plus savant homme de l’Europe, principalement dans les langues orientales. Il a fait imprimer plusieurs volumes et en avait encore un sous la presse, in‑fo, dans lequel il y aura un traité fort curieux de Rabinis[10][38] ce qu’ils ont fait ou écrit, quand ils ont vécu et en quel pays. Je crois que sa mort ne retarde pas ce beau dessein car on dit que toute sa copie est sous la presse et qu’il y en a déjà 150 feuilles d’imprimées. Samedi dernier fut ici pendu à la Grève un autre pauvre homme pour fausse monnaie, âgé de 73 ans ; [39] il était maître armurier à Paris et il a encore deux fils maîtres du même métier. Je vous remercie de votre relation d’Aix, [40] j’en avais déjà vu autant à Paris. [11] M. le président de Thou, [41] qui a fait cette belle Histoire, disait qu’entre toutes sortes de gens lettrés, il n’y en avait point de plus fous, de plus ignorants et de plus méchants que les rabbins, l’un desquels avait dit que Mahomet, [42][43] le faux prophète, avait été cardinal et que, par dépit de n’avoir été pape, il s’était fait hérétique. [12] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 4e de mars 1659.


a.

Réunion de deux lettre adressées à André Falconet :

1.

Pour dire : aller gagner leur vie en mendiant ou en volant sur la grand-route très fréquentée qui allait de Paris à Saint-Denis (v. note [27], lettre 166).

Abel Servien avait partagé la surintendance des finances avec Nicolas Fouquet. Sa mort, le 16 février, mettait en jeu l’avenir de cette charge. Conseillé par Colbert et par Hervart, contrôleur général des finances, Mazarin voulut d’abord en dessaisir Fouquet pour se l’approprier lui-même, avec Hervart et Colbert pour exécutants placés sous son contrôle. Fouquet sut habilement critiquer le projet en montrant au cardinal qu’il serait fatalement obligé de puiser dans ses propres finances pour soutenir le Trésor défaillant. L’avarice du ministre l’emporta et il installa Fouquet comme unique surintendant le 19 février (Dessert b, pages 112-113, et Petitfils c, pages 238-240).

2.

« au nom du Seigneur ».

3.

Le premier président Guillaume de Lamoignon, bien que l’un des membres éminents de la Compagnie du Saint-Sacrement (v. note [1], lettre 540), semblait apprécier le « libertinage érudit » et souvent moqueur de Guy Patin.

4.

« aucune peine n’est prononcée pour incompétence, et ces vauriens abusent honteusement de l’iniquité, de l’impunité et de l’impudence du siècle. »

5.

Stabellatio (ad stabellationem dans Bulderen) n’existe pas en latin ; Reveillé-Parise donne ad spoliationem, « jusqu’à la spoliation » ; ad stabilitatem, « jusqu’à la consolidation » semble mieux en accord avec le contexte.

Le Dictionnaire de Trévoux emploie ce passage de Guy Patin pour définir le mot saignotter : « tirer de temps en temps un peu de sang, faire de petites saignées. »

6.

« L’humeur qui n’est pas évaporée se putréfie en effet ; elle augmente l’intempérie, imprime le délabrement aux viscères, auquel aucun secours de notre art ne peut remédier ; d’où suivent l’atrophie, la cachexie, la fièvre lente, l’hydropisie, le squirre [v. note [19], lettre 436] et en dernière extrémité, la Mort. »

7.

« savoir la moelle de silique d’Égypte, {a} les feuilles de tamarins d’Orient (qu’on s’abstienne du médicament frelaté qu’on appelle manne, fait de miel filtré, de sucre et de scammonée, ou de suc de tithymales, adultéré d’épurge ou d’ésule, {b} pour purger modérément, en l’aiguisant parfois par l’addition de sirop de diarrhodon {c} ou de fleurs de pêcher. Je ne dis rien des moyens plus âcres. »


  1. Le tamarin, v. note [9], lettre 239.

  2. Euphorbe cyprès et ses variétés (épurge, euphorbia lathyris, et ésule, euphorbia esula) : v. note [13], lettre 364.

  3. Roses pâles, v. note [2], lettre 68.

8.

Il s’agissait de l’épouse de M. de Label (v. note [2], lettre 245), comme allait l’écrire Guy Patin dans une lettre ultérieure.

Symphorien Champier (v. note [5], lettre 548) a laissé un très grand nombre d’ouvrages médicaux et historiques, tous publiés au xvie s., et celui qu’André Falconet envoyait à Patin n’est pas identifiable.

9.

Jean Morin (Blois 1591-Paris 1659), à la suite d’un voyage à Leyde, avait abjuré le protestantisme entre les mains du cardinal Duperron (v. note [20], lettre 146), qui l’attacha à sa personne, puis reçut un emploi auprès de Sébastien Zamet, évêque de Langres (v. note [1], lettre 391). Désirant, s’adonner entièrement à l’étude, Morin était entré en 1618 dans la Congrégation de l’Oratoire. Il devint ensuite supérieur du Collège d’Angers, fit partie en 1625 des oratoriens qui accompagnèrent la reine Henriette en Angleterre, se rendit en 1640 à Rome, à l’appel d’Urbain viii, pour y prendre part à des discussions relatives à la réunion des Églises grecque et latine, puis il revint en France où il consacra le reste de sa vie à des travaux d’histoire et de critique sacrée (G.D.U. xixe s.).

10.

Le second livre de l’ouvrage posthume de Jean Morin traite en grand détail « des rabbins », avec un exposé critique de leur érudition hébraïque :

Exercitationum Biblicarum ; de Hebræi Græcique textus sinceritate libri duo.
Quorum prior in Græcos sacri textus codices inquirit, vulgatam Ecclesiæ versionem antiquissimis codicibus Græcis conformem esse docet, germanæ lxx. Interpretum Editionis dignoscendæ et illius cum vulgata conciliandæ methodum tradit, eiusdemque divinam integritatem Iudæorum Traditionibus confirmat.
Posterior explicat quidquid Iudæi in Hebræi textus hactenus criticen elaborarunt, Talmudis utriusque, Paraphrasum Chaldaicarum, Midraschim et omnium Librorum quos iactant antiquissimos, ætatem examinat : Portentosam apud eos historiæ ignorantiam aperit, Masoretharum opus universum recenset : Unde et quando occasionem Accentuum, versuum, et Punctorum Vocalium textui sacro inscribendorum sumpserunt. Hinc primum apud eos ortos esse Grammaticos. Varias enarrat sacri textus recensiones a Iudæis factas, et quæ supersunt uniuscuiusque Monumenta. Quis Masoretharum scopus in collectione
του Keri et Chetib, seu Variarum lectionum ; qua ratione eas textui inscripserint, et numerus earum initio pauculus labente tempore in immensum creverit. Earum Catalogus texitur.
Authore Ioanne Morino Blesensi, Congregationis oratorii D.N. Iesu-Christi Presbytero
.

[Deux livres d’Essais bibliques, sur l’exactitude des textes hébreu et grec.
Le premier examine les livres du texte sacré chez les Grecs, enseigne que la traduction vulgate {a} de l’Église est conforme aux plus anciens textes grecs, transmet une méthode pour la distinguer de l’édition des 70 interprètes {b} et la réconcilier avec la Vulgate, et établit solidement son intégrité divine sur les traditions des Juifs.
Le second explique tout ce que les Juifs ont élaboré sur la critique du texte hébreu, et examine l’ancienneté des deux Talmud, {c} des paraphrases chaldéennes, du Midrashim {d} et de tous les livres qui se vantent de leur très grande ancienneté ; elle montre la merveilleuse ignorance de l’histoire qu’on y trouve et recense l’ouvrage complet des masorètes ; {e} où et quand ils ont saisi l’occasion d’ajouter des accents, des versets et des voyelles au texte sacré, ce qui mène à savoir quand sont nés leurs premiers grammairiens. Elle détaille les diverses recensions du texte sacré faites par les juifs et les témoins qu’il en subsiste, quelle était l’ambition des masorètes dans le recueil du qere et du ketiv, {f} ou différentes manière de lire ; pourquoi ils les ont ajoutées au texte, et pourquoi leur nombre a augmenté au fil du temps, pour devenir très élevé alors qu’il était très faible au début ; un catalogue en est dressé.
Par Jean Morin, natif de Blois, prêtre de la Congrégation de l’Oratoire de Notre Seigneur Jésus-Christ]. {g}


  1. Vulgate latine, v. note [6], lettre 183

  2. Septante greque, v. notule {b}, note [7], lettre 183.

  3. Talmud de Jérusalem et Talmud de Babylone

  4. Le Midrash est une méthode ésotérique d’interprétation biblique pratiquée par des rabbins (midrashim).

  5. V. note [2], lettre latine 223.

  6. Relation entre ce qui est lu et ce qui est écrit dans la Bible hébraïque.

  7. Paris, Gasparus Meturas, 1660, in‑fo de 634 pages. La Sciographia [Sciographie (profil ombré ou biographie)] de l’auteur date sa mort du 28 février 1659, en sa 68e année.

11.

Ordonnance du duc de Mercœur, gouverneur de Provence, sur le désordre arrivé en la ville d’Aix, les 14 et 15 février derniers, avec ce qui s’est passé en l’exécution d’icelle… (Paris, Bureau d’adresse, 1659, in‑4o).

12.

Mahomet (La Mecque vers 570-Médine vers 632) était alors l’objet de toutes les exécrations chrétiennes (Trévoux) :

« L’auteur de la religion mahométane a rendu ce nom fameux. Il était de la lie du peuple, fils d’un payen nommé Abdalla, c’est-à-dire, Serviteur de Dieu, et d’une juive qui s’appellait Émine, qui signifie fidèle. Il naquit vers la fin du vie siècle. Il commença à répandre sa doctrine extravagante au commencement du viie siècle. En 622. il fut obligé de s’enfuir de la Mecque, le 16e de juillet, ce qui fonda la fameuse époque de l’Hégire, c’est-à-dire, de la fuite, et mourut âgé de 63 ou de 65 ans. »

L’Abrégé des Annales ecclésiatiques de Baronius, {a} aide à comprendre ce que les catholiques pensaient alors de Mahomet, en un résumé partial qui n’est guère éloigné de ce pensent encore les pourfendeurs de l’islam (tome iii, année 630, pages 166‑167) :

« L’an de Notre Seigneur 630, l’indiction 3e, le 21e de l’empire d’Heraclius, {b} les annales rapportent la mort du faux Prophète Mahomet, ou Mahometes, auteur de la secte malheureuse des mahométans. {c} L’Orient a enfanté et élevé ce monstre effroyable, auquel nous devons attribuer tout ce que le Ciel a fait prédire au Prophète Daniel, et à saint Jean l’Évangéliste, pour signifier un grand mal ; et S. Jean Damascène {d} a cru qu’il a été le plus scélérat de tous les précurseurs de l’Antéchrist. Les annales nous apprennent qu’il naquit chez les Homérites ou en l’Arabie heureuse, {e} que son père fut Haly, Ismaélite {f} de nation, et que pour subvenir à la pauvreté de sa naissance, il se mit au service d’une certaine veuve puissante, nommée Cadiche ou Tagide, pour panser ses chameaux ; et adroit qu’il était, ils s’insinua tellement aux bonnes grâces de sa maîtresse qu’il l’épousa enfin. Or étant allé en Palestine, et conversant avec les chrétiens et les juifs, il s’efforça d’apprendre quelque chose d’eux, et la vanité de son esprit le portant à une furieuse passion d’honneur, lui fit prendre l’occasion au poil, {g} pour s’acquérir le nom de Prophète. Car étant tourmenté du Diable et travaillé du haut mal, {h} et voyant que sa femme le supportait impatiemment, {i} il l’apaisa par cette finesse, lui faisant accroire qu’il tombait part terre lorsque l’Ange Gabriel lui apparaissait ; ce qui ayant été confirmé à cette femme par un certain faux moine arien, {j} banni pour sa fausse religion, et cette opinion se glissant peu à peu dans les esprits d’un chacun, ce méchant commença de forger en lui-même une certaine doctrine, que le peuple curieux reçut aisément de sa part, comme si elle fût venue du Ciel ; {k} et par ce moyen, il est arrivé que cette erreur, conçue par vanité, s’est accrue à la postérité et chez les étrangers par la force des armes, et non point par la vertu des miracles. Les juifs ont été les premiers qui l’ont suivi, croyant qu’il fût le Messie tant attendu, à cause qu’il commandait la circoncision ; mais voyant qu’il mangeait des choses impures, ils le quittèrent bientôt, ne laissant pourtant de faire en sorte qu’il tourmentât les chrétiens.

Or ce rusé vilain, pour faire davantage pulluler sa secte, inventa des amorces et des allèchements tirés des voluptés charnelles, permettant aux siens d’avoir plusieurs femmes, et leur promettant un Paradis où ils feraient bonne chère et boiraient d’autant, et jouiraient d’une quantité de très belles femmes, mais que ces récompenses étaient particulièrement pour ceux qui tueraient leurs ennemis ou seraient tués par eux ; ruse à la vérité assez bonne pour les encourager à la guerre. Et afin qu’il attirât tous les peuples à lui, il mêla dans sa fausse doctrine quelque chose de toutes les autres, comme de celle des juifs, la circoncision, le culte d’un seul Dieu et l’abstinence de la chair de porc ; de celle des chrétiens, le nom du Christ, l’adorant pourtant à la façon des ariens ou des nestoriens. {l} il abhorrait la sainte Croix, et disait avec les manichéens {m} que Christ n’avait point été crucifié, mais son ombre seulement. Saint Damascène {d} assure qu’il confessait bien que le Christ était le Verbe de Dieu, et son fils, mais qu’il était créé et qu’il était son serviteur, engendré à la vérité de la Vierge Marie, sans connaissance d’homme. Car, disait-il, le Verbe et l’esprit de Dieu étant entrés en Marie y ont engendré un Fils, Prophète et serviteur de Dieu ; que les juifs voulurent bien le crucifier contre la loi, mais l’ayant entre les mains, il n’y eut que son ombre qui fut mise en Croix, et que pour lui, il ne fut point crucifié, ni {n} qu’il ne mourut point, d’autant que Dieu l’éleva au Ciel auprès de lui, à cause du grand amour qu’il lui portait ; et que là, lui ayant demandé s’il était son Fils, qu’il dit que non, et qu’il n’était que son serviteur. Il ajouta encore d’autres folies, à savoir que les clefs du Paradis lui seraient données au jour du Jugement, comme à celui qui enseignait fidèlement la vérité. Il soutint aussi qu’il y avait une destinée inévitable aux hommes, {o} soit au bien, ou au mal ; et pour ne bannir point de sa secte la superstition des gentils, {p} on dit qu’il y mêla l’adoration d’un Astre qu’ils appellent Cubar, qui est Lucifer ou bien la Lune ; et saint Jérôme témoigne en la vie de S. Hilarion {q} que ce culte de Lucifer appartenait aux Sarrasins {f} de toute ancienneté. {e} Et d’autant que ce faux Prophète savait fort bien que si on venait à examiner sa doctrine, qu’il avait remplie d’autres choses honteuses, qu’elle serait bientôt rejetée, il s’avisa de cette subtilité pour la faire subsister, qui fut une étroite défense qu’il fit de disputer touchant ce qu’il avait institué. Euthymius {r} enfin raconte 113 fables de cet imposteur, que les curieux pourront voir dans cet auteur, qui les a tirées du moine Euodius.

Cet imposteur donc, par ce moyen, se rendit peu à peu maître du royaume des Arabes, et après avoir régné neuf ans, il décéda à La Mecque, où Laonique {s} rapporte que son sépulcre était bâti de pierres précieuses et élevé au milieu du Temple ; et comme les Turcs y voyagent continuellement, nonobstant le grand danger des sables dans lesquels ils se conduisent par le moyen de l’aimant. Il parle aussi de la fête qu’on solennise tous les ans en l’honneur de Mahomet, des cérémonies, de la superstition des méchants, et de son disciple Homure, {t} qui fut successeur de son impiété, laquelle, de temps en temps, a été réfutée par les Grecs et les Latins, et convaincue d’erreur par plusieurs miracles. Il y a des auteurs qui ont fait des volumes entiers de sa naissance, de sa vie, de sa mort et de ses lois, et assurent que son corps ayant été < à > demi mangé par les chiens, que son successeur, pour continuer sa prodigieuse infamie, lui fit bâtir un sépulcre admirable. Mais c’est assez parlé de lui dans nos Annales, vu même qu’il y a beaucoup de choses fabuleuses parmi ce qu’on écrit de lui, après lequel, selon les annales que nous avons citées ci-dessus, Eububezer, ou Abubachar, lui succéda au royaume. » {u}


  1. Par Henri de Sponde, traduction française de Paris, 1655 (v. note [19‑4] du Naudæana 3).

  2. Heraclius a régné sur l’Empire byzantin de 610 à 640 ; v. note [3], lettre latine 271 pour les indictions.

  3. Au xviie s., les pratiquants de l’islam étaient nommés mahométans, musulmans, ou surtout Turcs (par assimilation de la religion au pays où elle comptait le plus d’adeptes).

  4. V. notule {c‑ii}, note [48] du Naudæana 4.

  5. Les Homérites sont un ancien peuple de l’Arabie Heureuse (v. notule {b}, note [4], lettre 5) : « ils gardaent [observaient] la circoncision le 8e jour [après la naissance], comme descendus d’Abraham par Céthura, et ne laissaient pas d’adorer le Soleil, la Lune et les démons du pays » (Trévoux).

  6. Autre nom des Arabes ou Sarrasins, descendants d’Ismaël, fils d’Abraham et d’Agar.

  7. Se jeter sur l’occasion.

  8. Épilepsie.

  9. Avec inquiétude et chagrin.

  10. Adeptes de l’arianisme, v. note [15], lettre 300.

  11. L’islam.

  12. V. notule {c‑iii}note [8], lettre 125.

  13. Proches des priscilliens, v. notule {d}, note [53] du Patiniana I‑4.

  14. Sic pour » et » (dans la syntaxe moderne).

  15. Prédestinantion.

  16. Païens.

  17. V. note [10‑2], notules {d}‑{e}, du Naudæana 3.

  18. Euthyme Zigabène, moine byzantin mort en 1220, auteur d’une Panoplie dogmatique, où il réfute l’islam et son fondateur.

  19. Laonicos Chalcondyle, historien grec du xve s.

  20. Omar ibn al-Khattâb, deuxième calife de l’islam, ancien compagnon de Mahomet.

  21. Abou Bakr As-Siddiq, premier calife de l’islam, beau-père de Mahomet.

Dans son Mahomet cardinal (Chalons-sur-Marne, Martin frères, 1899, in‑8o de 15 pages), Edmond Doutté (1827-1926, ethnographe arabisant français) a analysé cette légende médiévale ; mais sans s’y laisser prendre (pages 9‑11) :

« La genèse de cette fable de Mahomet cardinal et candidat à la tiare, si extraordinaire au premier abord, s’explique facilement : tous les biographes orientaux du Prophète mentionnent un certain moine chrétien qu’ils nomment “ Bah’irâ ”, comme ayant été en relations avec Mahomet, dans la jeunesse de celui-ci, à qui il prédit plus ou moins explicitement les hautes destinées qui l’attendaient. Cet épisode de la vie du Prophète passa en Occident et fut petit à petit déformé, augmenté par l’imagination de nos auteurs médiévaux. Seulement, ils appelaient habituellement le moine en question “ Sergius ” et non Bah’irâ. Mais l’identité du personnage désigné sous ces deux noms nous est démontrée par un passage du célèbre historien Al Mas’oûdi.

On fit de ce moine un hérétique, arien, nestorien ou jacobite ; ailleurs, il passe à la dignité de patriarche ou de cardinal ; on l’appelle Sergius, Nestorius, Pélage… On en fait le collaborateur assidu de Mahomet, l’inspirateur de son œuvre, ou même ce dernier n’est plus qu’un comparse. Enfin, on en vint à fondre les deux personnages en un seul et la fable de Mahomet cardinal représente quelque chose comme le terme le plus élevé de l’évolution de la légende, bien que cette fable n’ait jamais fait disparaître les autres et que, jusqu’aux temps modernes, les différentes versions coexistent dans la plus incroyable confusion. »


  1. The cardinals of the Holy Roman Church recensent un prêtre dénommé Sergio, natif de Palerme, dont la famille avait fui la Syrie après la conquête d’Antioche par les Arabes en 637 (an 15 de l’Hégire). Nommé cardinal vers 683, il fut élu pape en 687, sous le nom de Serge ier ; mort en 701, il a été canonisé. Ces dates et sa naissance interdisent de croire que Sergius ait jamais pu être compagnon de Mahomet (mort en 632).

Gabriel Naudé s’en était moqué dans son Mascurat (page 45) : {a}

« Mais s’il n’y a qu’à croire tout ce que disent les médisants ou impertinents, il faudra pareillement avouer que le faux prophète Mahomet a été cardinal, puisque Benvenuto da Imola {b} le dit expressément en ses commentaires sur Dante ; {c} et que notre Hugues Capet était fils d’un boucher, vu que le même poète nous a aussi débité cette belle origine pour véritable. »


  1. Édition de 1650, v. note [18], lettre 195

  2. V. note [14] du Patiniana I‑4.

  3. Commentaires de Benvenuto sur la Divine Comédie de Dante (v. notes [10] du Patiniana I‑3), imprimés pour la première fois en trois volumes in‑8o, traduits du latin en italien par Giovanni Tamburini (Imola, Galeati, 1855-1856). Les passages sur Mahomet sont :



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 4 mars 1659

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(Consulté le 20/04/2024)

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