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À André Falconet,
le 25 avril 1659

Monsieur, [a][1]

Je vous écris. Si ce n’est pour vous, c’est pour moi, après avoir bien cherché monsieur votre frère, [2] pour lui donner votre petit paquet. Enfin, il est venu céans et l’a reçu. Il a dessein de se mettre à enseigner la philosophie et la théologie en chambre ; [1] et pour cet effet, il m’a dit qu’il vous priera de lui donner quelque quinzaine de pistoles pour meubler sa chambre. Je lui ai dit qu’il y pensât bien auparavant, que ce dessein n’avait pas réussi à plusieurs autres qui l’avaient ci-devant entrepris ; il y pensera et après, il vous en écrira. Il ne m’a point donné charge de vous écrire, mais néanmoins j’ai cru qu’il vous en fallait avertir. J’ai été voir M. Le Sanier [3] qui fait tout ce qu’il peut pour votre fils [4] et pour le faire étudier diligemment. [2] Aujourd’hui avant midi, il est venu étudier avec moi, je lui ai fait lire, dans les Lettres de Plassac [5] qui étaient sur ma table par hasard, un beau chapitre de cette bonne femme dont le conte est si plaisant dans Pétrone : [3][6] Mulier quædam Ephesi tam nota erat pudicitiæ, etc[4] Après qu’il l’a vu en français, je le lui ai fait lire en latin dans Pétrone même. Après, je lui ai dit qui était Pétrone, ce que c’était que son livre qui nous reste exempta dumtaxat ex magno opere[5] et sa mort que je lui ai fait lire dans les Annales de Tacite, [6][7][8] dont il m’a promis de lire les 15e et 16e livres des Annales où il verra cette grande conspiration contre Néron, [9] laquelle fut malheureusement découverte, la mort de Sénèque [10] et enfin, celle de Néron-même. Il a écrit de Petronio [7] dans son cahier et m’a dit qu’il était bien aise de savoir cette histoire de matrona illa Ephesina[8] Je l’ai averti qu’il ne la faut jamais réciter en compagnie de femmes, ne aliqua ex illis, animal natura sua superbum, serio indignetur[9][11] Voilà où nous en sommes. Tout le monde parle ici de la paix [12] et la croit faite. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, le 25e d’avril 1659.

Je salue Mlle Falconet de tout mon cœur et M. Spon pareillement. J’ai céans deux livres pour lui et pour vous, lesquels je vous enverrai par la première occasion. C’est de M. Umeau, [13] médecin de Poitiers, contre la circulation du sang de M. Harvæus. [10][14][15] On dit que l’accord du prince de Condé [16] est fait, et celui du duc de Lorraine ; [17] et que le Mazarin [18] doit assembler devant le roi [19] dans peu de jours Messieurs du Parlement, MM. les ducs et pairs, et les maréchaux de France pour leur faire voir l’état des affaires présentes et en prendre leur avis. M. Élie Béda des Fougerais, [20] notre collègue, mais grand charlatan, est allé aux eaux de Bourbon [21] avec un partisan nommé Monnerot, [22] tant pour soi que pour celui qu’il mène. Il a été ici malade d’un abcès près des reins qui s’est vidé par l’ouverture qu’on en a faite, [23] unde superest ulcus sinuosum, fistulosum et concavum[11] dont on présage malheur à ce médecin.


a.

Bulderen, no cxxxvii (tome i, pages 363‑365) ; Reveillé-Parise, no ccccxlxxiii (tome iii, pages 128‑130).

1.

En donnant des cours particuliers chez lui, à son domicile : ce Falconet de prénom inconnu, frère d’André, était prêtre et vivait à Paris ; aux dires de Guy Patin dans la suite de ses lettres, il menait une vie assez dissolue.

2.

La suite des lettres nous apprend que ce Le Sanier était le professeur de philosophie de Noël Falconet, qui préparait alors son baccalauréat ès arts au Collège de Navarre, sous la tutelle de Guy Patin.

3.

Josias Gombaud, seigneur de Plassac-Méré (1605-1661), littérateur français qui fut un des correspondants de Jean-Louis Guez de Balzac : Les Lettres de Monsieur de Plassac (Paris, Antoine de Sommaville, 1648, in‑8o de 670 pages).

Celle dont parlait Guy Patin est la lettre xxxiv de la réédition des Lettres de Monsieur le chevalier de Méré. Première partie (Paris, Denis Thierry et Claude Barbin, 1682, in‑12), Aventure prise de Pétrone. À Madame la duchesse de Lesdiguière. Plassac y traduit avec élégance, mais non sans quelques infidélités, un long passage du Satyricon, qui contient l’histoire de la dame d’Éphèse (pages 183‑189) qui avait attiré l’attention de Noël Falconet (v. infra note [4]).

4.

Pétrone, Satiricon, cxicxii :

Matrona quædam Ephesi tam notæ erat pudicitiæ, ut vicinarum quoque gentium feminas ad spectaculum sui evocaret…

[Il y avait une dame à Éphèse en si grande réputation de chasteté que les femmes même des pays voisins venaient la voir par curiosité, comme une merveille…].

La matrone d’Éphèse veille le cadavre de son époux à côté d’un gibet où un soldat garde les dépouilles infâmes de quelques criminels. Le guet, ému par les pleurs de la dame, l’aborde et finit par lui rendre goût à la vie et à l’amour. La famille d’un crucifié profite de leurs étreintes pour venir récupérer son corps. Afin d’éviter tout ennui, la vertueuse matrone et son soudard cachent le larcin en attachant le cadavre du cher mari à la croix.

5.

« comme unique témoignage d’une grande œuvre ».

Jusqu’en 1664 (v. note [11], lettre 792) on ne connaissait que des fragments mutilés et sans titre, de simples épisodes détachés du Satyricon, dont l’ensemble est censé représenter 16 livres. Il s’agissait de trois fragments : un premier découvert en 1476 et imprimé à Milan en 1482 ; le Codex Sambucus (de Johannes Sambucus, v. notule {b}, note [89] du Faux Patiniana II‑7), publié à Vienne (1564) et à Anvers (1565) ; et le fragment trouvé par Mathias Corvin, dans un couvent de Bude, en 1587, ou Codex Pithœius (de Pithou).

6.

Le chapitre xix du livre xvi des Annales de Tacite décrit le noble suicide {a} de Pétrone, expert en voluptés et intime de Néron :

Forte illis diebus Campaniam petiverat Cæsar, et Cumas usque progressus Petronius illic attinebatur ; nec tulit ultra timoris aut spei moras. Neque tamen præceps vitam expulit, sed incisas venas, ut libitum, obligatas aperire rursum et adloqui amicos, non per seria aut quibus gloriam constantiæ peteret. Audiebatque referentis nihil de immortalitate animæ et sapientium placitis, sed levia carmina et facilis versus. Servorum alios largitione, quosdam verberibus adfecit. Iniit epulas, somno indulsit, ut quamquam coacta mors fortuitæ similis esset.

[Vers ce temps, l’empereur se rendit sans raison en Campanie ; Pétrone, après l’avoir suivi jusqu’à Cumes, {b} eut interdiction d’aller plus loin. Il ne pensa plus à prolonger sa crainte ou ses espérances. Toutefois, il ne quitta pas brusquement la vie : il se fit tantôt ouvrir, tantôt refermer les veines, à sa guise, en conversant gaiement avec ses amis et sans chercher à faire louer sa constance ; ils ne s’entretenaient ni de l’immortalité de l’âme {c} ni des opinions des philosophes, mais lurent des poésies légères, et des vers faciles et naturels. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d’autres, se promena, dormit et sembla périr de mort naturelle].


  1. Alors appelé « mort volontaire » : v. notule {b}, note [51] du Borboniana 7 manuscrit.

  2. Près de Naples (v. notule {b‑i‑1}, note [23] du Naudæana 3).

  3. Ce genre d’allusion a valu à Tacite, parmi bien d’autres auteurs antiques, d’être interdit par l’Index de l’Église romaine (v. notule {c}, note [30] du Naudæana 2).

7.

« sur Pétrone ».

V. note [6], lettre latine 425, pour le récit de la mort de Sénèque dans les Annales de Tacite, qui ne donnent pas celui du suicide de Néron (relaté par Suétone au chapitre xlix de sa Vie de Néron).

8.

« de cette matrone d’Éphèse ».

9.

« pour éviter que quelqu’une d’entre elles, créature fière par nature, ne s’en indigne tout de bon. »

10.

Francisci Ulmi Pictaviensis doct. Medici, Francisci olim patricii Pictav. et ejusdem Facultatis archiatri nepotis, in circulationem sanguinis Harveïanam exercitatio anatomica [Essai anatomique contre la circulation harveyenne du sang, par François Umeau, docteur en médecine de Poitiers, petit-fils de François, qui fut jadis jadis gentilhomme de Poitiers et doyen de sa Faculté] (Poitiers, F. Lambert, 1659, in‑4o de 43 pages).

François ii Umeau (Ulmus ou Humeau, 1608-1683), petit-fils de François i Umeau (v. note [6], lettre latine 119), avait été reçu docteur de la Faculté de médecine de Poitiers en 1628. La Bibliothèque historique du Poitou de Dreux-Duradier (Niort, Robin et Cie, 1842, in‑8o, tome i, pages 480‑481) écrit à son sujet :

« Il parut d’abord se déterminer pour le parti de l’Église. Il se livra ensuite entièrement à l’étude de la médecine, y acquit une grande réputation et une fortune très opulente. Ayant perdu un fils unique qu’il avait, il donna, avant de mourir, tout ce dont la loi du pays lui permettait de disposer, à l’Hôtel-Dieu de Poitiers, et fit les pauvres ses légataires universels. Il mourut doyen de la Faculté en 1683, âgé de 75 ans. Il fut un de ceux qui préférèrent le préjugé et l’autorité des Anciens aux preuves que donna Harvey de la circulation du sang. »

Le nom d’Umeau a été écorché en Vineau dans les éditions antérieures.

11.

« d’où subsiste une plaie sinueuse, fistuleuse et profonde ».


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 25 avril 1659

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(Consulté le 24/04/2024)

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