L. 564.  >
À André Falconet,
le 13 mai 1659

Monsieur, [a][1]

La paix [2] n’est pas faite, mais l’on en traite. Il y a plusieurs articles dont on est d’accord et d’autres sont encore en dispute. La reine [3] veut que la paix se fasse et avoir l’infante d’Espagne [4] pour sa bru, et le roi d’Espagne [5] consent à l’un et à l’autre ; mais il y a deçà un rouget italien [1][6] qui n’a hâte ni de l’un, ni de l’autre, et qui voudrait bien n’y être point pressé ; de sorte que nous pouvons dire qu’il n’y a encore rien de fait puisque tout peut faillir. Pour les eaux minérales, [7] je suis d’avis que vous preniez celles que vous jugerez les plus propres. Vous êtes sur les lieux, je soumets mon avis au vôtre ; et qui plus est, vous avez le malade entre vos mains. Vous en devez être cru en tout puisque vous en avez conduit la barque si prudemment et si heureusement jusqu’à présent. Je le dirai à M. Troisdames. [2][8][9]

Des deux livres qui s’impriment en Allemagne, l’un se fait à Altenbourg, [10] en Saxe, savoir Casp. Hofmanni et Th. Reinesii Epistolæ[11][12] Ce livre doit être un morceau curieux et friand car ces deux hommes étaient fort savants. Reinesius vit encore dans Altenbourg où il le fait imprimer. Il doit y avoir là-dedans de bonne critique et de bonne philosophie. Hofmannus savait bien son Galien, [13] mais il n’a jamais vu guère de malade. Reinesius est un grand critique grammairien et antiquaire. J’ai céans un livre de lui intitulé Variæ lectiones in‑4o qui mérite véritablement ce titre car il est d’une merveilleuse lecture. [3]

On dit ici que le milord Richard, [14] fils de Cromwell, veut remonter sur sa bête, qu’il a divisé et renvoyé le Parlement [15] qui le voulait abaisser, qu’il a fait entrer l’armée dans Londres et qu’il est encore le maître absolu dans le pays. [4] Il n’a plus qu’à trouver de l’argent pour payer l’armée, et ainsi il sera toujours le plus fort ; aussi est-ce la même chose que Severus, [16] empereur romain, mourant à York en Angleterre, recommanda à ses enfants : Qui a l’argent a les hommes et par conséquent est maître de tout[5] J’ai dit à Noël Falconet [17] que je voulais bien qu’il répondît d’une sabbathine, [6] puisque vous m’en aviez remis le jugement à ce que j’en trouverais bon, mais qu’il fallait bien répondre et bien étudier pour cet effet. C’est à quoi je l’exhorte et à quoi il travaille.

On dit ici qu’il y a du bruit en Angleterre entre Cromwell, ses parents, et entre autres un sien beau-frère, [18] et le Parlement assemblé. [7] Il y a bien de la division entre quelques particuliers, à qui pourra avoir sa part du gouvernement ; et comme dit Cicéron, [19] multi volunt regnare[8] qui sont presque tous parents ou alliés, ou de la famille de Cromwell. [20] Tibère, [21] avant que de mourir, prédit à Galba [22] qu’il serait quelque jour empereur : Tu quoque Galba, aliquando degustabis imperium[9] ce sont les propres mots de Tacite. [23] Cette prédiction fut accomplie : Galba devint empereur, mais il en fut mauvais marchand avec Pison [24] qu’il avait adopté. Il y a grande apparence qu’il arrivera quelque chose de pareil à Londres : le souverain commandement est au pillage, quelqu’un l’attrapera par force et par finesse, Summus nempe locus, nulla non arte petitus ; [10][25] un autre viendra qui lui insultera ; enfin, le plus méchant de tous sera celui qui demeurera. Les Anglais sont crudeles et feroces[11] Théodore Marcile [26] disait qu’ils étaient une espèce d’hommes, de genere lupino[12] comme les Espagnols et les Italiens étaient du naturel des renards, callidi, versipelles et astuti[13] Les Loyolites [27] sont hermaphrodites, [28] ils ont les deux natures, méchants comme les Anglais et rusés comme les Italiens. Il faut pourtant excepter les honnêtes gens, dont il y en a partout, et particulièrement la noblesse anglaise qui est civile et qui ne tient point des mauvaises qualités du vulgaire ; et même, j’en ai connu qui avaient de parfaitement bons sentiments de morale.

Notre des Fougerais, M. Élie Béda, [29] est allé à Bourbon [30] et je crois qu’il est présentement avec un partisan nommé Monnerot. [31] Je ne sais pas comment il s’y porte ni ce que lui feront les eaux, mais il est malaisé qu’il en reçoive grand soulagement. Il a été homme fort déréglé toute sa vie, il buvait beaucoup, et du vin tout pur. Son mal a été un abcès interne entre le foie, [32] les reins et le mésentère, [33][34] duquel est sorti beaucoup de pus bien puant et qui venait de quelque lieu fort profond. Superest ulcus haud dubie cavum, sinuosum et fistulosum, a quo imminet tabes[14][35] Ce serait grand dommage de lui, à ce qu’il dit, d’autant qu’il sait beaucoup de secrets. Néron, [36] ce monstre incarné, disait en se lamentant : Eeu quantus artifex pereo ! [15][37] C’est que ce tyran savait bien jouer du violon et du rebec, mais il avait fait tuer son bon maître Sénèque. [38] Fuerat, histrio, auriga, incendiarius, matricida, etc. [16] Il n’est que trop de ces gens-là, rari quippe boni, facilis iactura malorum[17][39] Notre siècle est plein de charlatans [40] in utraque materia, medica et politica[18] Force tyrans et partisans règnent impunément comme les charlatans et chimistes tuent impunément le monde. Dieu nous a réservés pour voir tous ces désordres. Quem das finem Rex magne laborum ? imo dolorum ? [19][41] Je ne sais si les grands auront le courage de mettre la main à tant de malheurs quand la paix sera venue, qui est attendue de tous les gens de bien. Néanmoins, il y en a ici quelques-uns qui doutent de l’événement : [42]

Prudens futuri temporis exitum
caliginosa nocte premit Deus
[20]

Toutes les troupes qui étaient en garnison en Champagne, Picardie, Normandie sont allées vers la frontière. Ils ont leur rendez-vous vers Hesdin, [43] soit qu’il le faille assiéger ou non si le major [44] qui est ici n’en a fait l’accord. [21] L’évêque de Meaux [45][46] se meurt. Il est frère de M. le chancelier[47] il a quelque chose dans la vessie qui n’est pas une pierre. [22][48] Jamot, [49] chirurgien de la Charité, a ici taillé [50] depuis peu l’abbé du Châtelet, qui en est mort huit jours après. Trois autres lui sont morts après la même opération, si bien qu’il est ici malheureux en réputation. Le petit Colot [51] en a taillé d’autres qui en sont réchappés ; j’espère qu’il deviendra aussi bon et aussi heureux opérateur que son père, [52] fiat[23] Je vous baise les mains, et à madame votre femme, et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 13e mai 1659.


a.

Bulderen, no cxl (tome i, pages 368‑372) ; Reveillé-Parise, no ccccxlxxvi (tome iii, pages 132‑135).

1.

C’est la seule fois où Guy Patin gratifie Mazarin du sobriquet de rouget. Sans lien plausible avec le poisson homonyme, je ne sais dire si c’est :

2.

M. Chanlate, associé de Charles Troisdames, était ce malade qu’André Falconet soignait à Lyon.

3.

Altenbourg est une ville de Thuringe, à 45 kilomètres au sud de Leipzig.

V. notes [4], lettre 557, pour les « Lettres de Caspar Hofmann et Thomas Reinesius », qui n’ont pas été imprimées à Altenbourg, mais à Leipzig (1660, in‑4o), et [7], lettre 557, pour les « Diverses leçons » (Altenbourg, 1640, in‑4o) de Reinesius.

4.

Guy Patin n’avait pas une analyse rigoureusement exacte de la situation à Londres. Depuis plusieurs mois les chefs de l’armée, lassés du Protectorat, se remuaient contre Richard Cromwell et son Parlement. Le 28 avril, Cromwell, poussé par le Parlement, avait dissous le Conseil général des officiers. Le 1er mai, les généraux avaient refusé d’obéir au Lord Protecteur et exigé de lui, sous menace de rébellion, qu’il dissolve le Parlement ; ce qui fut fait le lendemain (Plant).

5.

« Enrichir les soldats et ne pas se préoccuper du reste » est une maxime qu’on a prêtée à Septime-Sévère (Lucius Septimius Severus Pertinax ; Leptis Magna en Tripolitaine 146-York en Grande-Bretagne 211), empereur romain en 193, qui mourut en laissant deux fils, Bassianus et Geta. L’Histoire Auguste abonde en détails sur la mort de Severus, mais ne lui attribue pas les paroles citées par Guy Patin.

6.

Sabbathine : « petite thèse que les écoliers soutiennent le samedi sans solennité, en forme de tentative, pour s’exercer et pour en soutenir d’autres publiquement » (Furetière).

7.

Charles Fleetwood (v. note [8], lettre 528), gendre d’Oliver Cromwell et lieutenant-général des armées du Protectorat, était le principal meneur du mécontentement militaire. Le 1er mai, Richard Cromwell avait donné l’ordre de l’arrêter, mais les soldats avaient refusé de l’exécuter. Cromwell convoqua alors les officiers à Whitehall, mais aucun n’y vint. Tous se rendirent en revanche au rendez-vous que Fleetwood leur avait fixé à Saint-James’s (Plant).

Une fois le Parlement républicain dissous, le Conseil des officiers prit le pouvoir. Le Rump Parliament [Parlement Croupion] (qui avait siégé de 1649 à 1653, v. note [7], lettre 173) fut reconstitué aussitôt après (Restored Rump Parliament) et força Cromwell à démissionner le 14 mai.

8.

« beaucoup veulent régner » : adaptation d’une expression un peu différente de Cicéron, uterque vult regnare (v. note [8], lettre 798).

9.

« Toi aussi, Galba, un jour tu goûteras à l’empire » (Tacite, Annales, livre vi, chapitre xx).

Galba, sixième des « Douze Césars » (bien qu’il fût le premier à ne pas appartenir à la famille d’Auguste), succéda à Néron en l’an 68, mais ne régna que sept mois : en adoptant Pison (Lucius Calpurnius Piso Licinianus) pour son fils et successeur en janvier 69, il provoqua le ralliement des prétoriens à Othon ; Pison et Galba furent massacrés six jours plus tard.

10.

« Le rang suprême brigué par tous les moyens » (Juvénal, Satire x, v. note [48], lettre 348).

11.

« cruels et insolents ».

12.

« de la race des loups ».

Théodore Marcile (Marsilius en latin ; Arnheim, Hollande 1548-Paris 1618), après avoir étudié le droit et les belles-lettres à Louvain, se rendit en France, professa les humanités à Toulouse puis alla se fixer à Paris (1578) où il se livra à l’enseignement et finit par obtenir la chaire d’éloquence latine au Collège de France (1602). Il a laissé de nombreux ouvrages d’érudition sur l’Antiquité et des commentaires sur les poètes latins.

13.

« rusés, souples et astucieux ».

14.

« Un ulcère persiste, sans doute profond, sinueux et fistuleux, d’où une consomption est imminente. » La description de Guy Patin peut évoquer un abcès froid tuberculeux, complication d’une infection tuberculeuse du rachis lombaire (mal de Pott).

V. note [33], lettre 547, pour Nicolas Monnerot.

15.

« Hélas, quel artiste va périr avec moi ! » (Suétone, Vie des douze Césars, Néron, xlix).

16.

« Il avait été histrion, aurige, incendiaire, matricide, etc. » ; Tacite (Annales, livre xv, chapitre lxvii, paroles du tribun Subrius à Néron) :

odisse cœpi, postquam parricida matris et uxoris, auriga et histrio et incendiarius extitisti.

[j’ai commencé à te haïr depuis que tu es devenu assassin de ta mère et de ta femme, aurige, {a} histrion, {b} incendiaire].


  1. Conducteur de char (v. note [7], lettre latine 346).

  2. Comédien.

17.

« “ c’est que les gens de bien sont rares ” [Juvénal, v. note [6], lettre de Charles Spon, le 11 septembre 1657], la perte des mauvais est sans conséquence. »

18.

« tant en matière médicale que politique. »

19.

« “ Grand roi, quel terme fixes-tu à nos peines ? ” [Virgile, Énéide, chant i, vers 241] ou plutôt à nos douleurs ? »

20.

« Dieu dans sa sagesse a enveloppé l’avenir dans une sombre nuit » (Horace, Odes, livre iii, xxix, vers 29‑30).

21.

Ce major rebelle était Balthazar de Fargues.

22.

Les symptômes devaient évoquer un blocage de vessie, mais la sonde n’avait pas dû trouver de pierre. Sans doute s’agissait-il alors d’une carnosité (v. note [13], lettre 539).

Mort le 16 mai, Dominique Séguier, frère cadet du Chancelier Pierre iv Séguier, était né en 1593. Il fut conseiller-clerc au Parlement (1616), doyen de l’Église de Paris, évêque d’Auxerre (1631) puis de Meaux (1637) (Popoff, no 150, et Gallia Christiana).

23.

« Dieu le veuille. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 13 mai 1659

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0564

(Consulté le 19/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.