L. 567.  >
À André Falconet,
le 6 juin 1659

Monsieur, [a][1]

J’ai si peu de chose à vous écrire que j’ai de la peine à m’y résoudre. Néanmoins, puisque M. Troisdames [2] désire que j’entretienne cet innocent commerce de lettres avec vous par son moyen, je vous dirai que le roi [3] passera dans Paris les deux semaines de la Fête-Dieu [4][5] (je pense que la reine mère le voudra faire voir à la procession, [6] tant pour sa beauté que pour sa dévotion). Et dès le lendemain de la petite Fête-Dieu, le roi sortira de Paris, s’en ira au Bois de Vincennes ; [7] delà à Fontainebleau [8] sans plus revenir à Paris, mais pour partir vers le commencement du mois d’août et s’en aller à Bordeaux ; et delà à Bayonne, [9] au-devant de l’infante d’Espagne [10] et pour assurer toutes les conditions du mariage. [1] On tient que le cardinal Mazarin [11] partira d’ici dès le 22e de ce présent mois pour se rencontrer à Bayonne où don Louis de Haro [12] se doit pareillement rencontrer, qua inde sequentur, in Deorum genibus reposita sunt, veniet Elias qui revelabit[2][13][14][15] On dit que cette infante d’Espagne est une bonne princesse, fort accomplie et qui a beaucoup d’esprit. Un évêque, fils d’un maréchal de France, [3][16] m’a dit ce matin que, lorsque le roi son père [17] fut extrêmement malade il y a deux ans, elle avait fait une brigue avec les grands d’Espagne et le Conseil éternel de ce pays-là pour obtenir la régence de ce royaume durant le bas âge de son petit frère, [18] au lieu de sa belle-mère. [4] [19] Si elle a de tels degrés d’ambition d’esprit étant en France, elle pourra bien faire changer la scène et renverser le théâtre qui subsiste il n’y a que trop longtemps. Sublimes illi spiritus et generosa eiusmodi indoles, magnum qui pollicentur, et interdum aliquid egregium præstant ; [5] mais l’événement n’en est pas toujours heureux, ignea illa ingenia novandis et movendis rebus quam componendis semper aptiora sunt deprehensa[6][20] Dieu en disposera pour sa gloire et pour le soulagement du pauvre peuple. On attend ici un courrier qui est allé en Espagne pour achever la conclusion du traité du prince de Condé. [7][21] Les Anglais ont abattu la statue, aboli la mémoire et le gouvernement de la famille de Cromwell, [22] et se sont mis en république, laquelle ne durera jamais tant que celle de Rome : il viendra quelque Catilina [23] qui remuera les couteaux, et c’est à quoi nous devons nous attendre. [8] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, le 6e de juin 1659.


a.

Bulderen, no cxliii (tome i, pages 377‑378) ; Reveillé-Parise, no ccccxlxxix (tome iii, pages 138‑140).

1.

Fête-Dieu : fête du Saint-Sacrement (Eucharistie) qui se célébrait, par des processions et l’installation de reposoirs, le jeudi qui suivait la Trinité (dimanche après la Pentecôte), soit deux mois après le samedi saint ; la petite Fête-Dieu était l’octave de la Fête-Dieu, c’est-à-dire qu’elle avait lieu une semaine (le huitième jour) après la Fête-Dieu.

En 1659, où on avait fêté Pâques le dimanche 13 avril, la Fête-Dieu allait être le jeudi 12 juin. Revenu de Vincennes à Paris le 30 mai, le roi assista à la procession autour de Saint-Germain-l’Auxerrois puis à la grand-messe ; l’après-midi, il entendit une prédication du père du Hamel, jésuite ; tous les jours de l’octave, Louis xiv se rendit à la messe à l’Oratoire puis suivit de nouveau la procession de la petite Fête-Dieu (19 juin) autour de Saint-Germain-l’Auxerrois (Levantal). La cour quitta la capitale le samedi 21 juin pour se rendre à Chantilly, et entreprendre (29 juin) le long périple méridional de son mariage, jusqu’à son retour solennel dans Paris le 26 août 1660, en compagnie de l’infante Marie-Thérèse d’Espagne.

2.

« ce qui en adviendra repose sur les genoux des dieux ; {a} “ Élie viendra qui lèvera le voile ”. » {b}


  1. Homère (Iliade, chant xvii, vers 514) : ταυτα θεων εν γουνασι κειται, ista in deorum genibus sita sunt.

  2. Évangile de Matthieu, v. note [3], lettre 417.

3.

Louis de Bassompierre, abbé de Saint-Volusien de Foix, puis évêque de Saintes (de 1648 jusqu’à sa mort en 1676), était fils naturel du maréchal François de Bassompierre (v. note [10], lettre 85) et de Marie de Balzac d’Entragues (Gallia Christiana).

4.

Marie-Thérèse, que Louis xiv allait épouser, était la fille de Philippe iv, roi d’Espagne, et de sa première épouse, Élisabeth de France (aussi nommée Isabelle de Bourbon), fille de Henri iv (et donc sœur de Louis xiii), morte en 1644 ; la belle-mère de Marie-Thérèse était Marie-Anne d’Autriche (que Philippe iv, toujours en besoin de descendance mâle, avait épousée en 1648), et son petit frère, Felipe Prosper (v. note [22], lettre 549), né en 1657 (mort en 1661).

On trouve ici dans Bulderen « réputation » au lieu de « régence », erreur de transcription corrigée par Reveillé-Parise.

5.

« Élevés sont ces esprits et noble est cette sorte de disposition qui promettent la grandeur et accomplissent parfois quelque chose d’éminent ».

6.

« ces esprits enflammés se sont toujours avèrés plus doués pour modifier et inventer les affaires que pour les arranger. »

Quinte-Curce et Pierre Charron (La Sagesse, Bordeaux, 1601, v. note [9], lettre latine 421, livre iii, chapitre ii, page 488) ont pu inspirer cette réflexion à Guy Patin :

« Or les conseillers doivent être premièrement fidèles, c’est-à-dire en un mot, gens de bien, optimum quemque fidelissimum puto ; {a} secondement suffisants en cette part, c’est-à-dire connaissant bien l’État, diversement expérimentés et essayés (car les difficultés et afflictions sont de belles leçons et instructions, Mihi fortuna multis rebus ereptis usum dedit bene suadendi), {b} et en un mot, sages et prudents, moyennement vifs et non point trop pointus ; car ceux-ci sont trop remuants, novandis quam gerendis rebus aptiora ingenia illa ignea. » {c}


  1. « le meilleur est, je pense, quelqu’un de très fidèle ».

  2. « La fortune, qui m’a dérobé tant de choses, m’a donné le talent de bien conseiller » (Salluste, Lettre du roi Mithridate au roi Arsace, § 4).

  3. « ces esprits ardents sont plus doués pour inventer les ordres que pour les exécuter. »

    Une note marginale de Charron renvoie à Quinte-Curce (Curtius), Histoire d’Alexandre le Grand, sur les vertus guerrières des Égyptiens (livre iv, chapitre 1) : vana gens et novandis quam gerendis aptior rebus [peuple fourbe et plus doué pour inventer les ordres que pour les exécuter].


7.

V. note [13], lettre 590.

8.

V. notes [8], lettre 564, pour la démission de Richard Cromwell et la fin du Protectorat, le 2 mai 1659, et [3], lettre 470, pour Catilina.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 6 juin 1659

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(Consulté le 19/04/2024)

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