L. 602.  >
À André Falconet,
le 13 avril 1660

Monsieur, [a][1]

Je vous écrivis vendredi dernier quatre grandes pages de marchandise assez mêlée. [1] C’est ainsi que je me divertis avec vous, persuadé que je suis que vous ne le trouvez pas mauvais. [2] Vous les aurez reçues par M. Langlois, [3] secrétaire de M. l’archevêque de Lyon. [4] J’ai rencontré deux fois depuis huit jours votre M. Gras [5] par les rues, semper ille est unus et idem[2]

On dit ici que le roi pourra être marié [6] environ le 16e de mai et que tôt après, il reprendra son chemin pour revenir à Fontainebleau. [7] On bâtit au Louvre [8] et l’on dit que l’hiver prochain il n’y pourra pas demeurer propter imperfectum ædificum[3] mais qu’il sera au château de Vincennes [9] que l’on a fort agrandi, et qu’il y passera tout l’hiver.

< Ce lundi 12e d’avril. > Je soupai hier au soir chez M. le premier président [10] auquel je recommandai fort l’affaire de votre Collège, [11] et même je le lui réitérai plusieurs fois. Je lui dis qu’autrefois le nouveau consul avançait de grandes sommes pour les nécessités de la République romaine et que la moindre somme était de 100 000 écus. Il me demanda où j’avais appris cela, je lui répondis que cela s’appelait aurum oblaticium[4] et que j’avais un bon auteur que je lui reproduirai et que je lui nommai. Il se mit à parler de cet auteur et de son mérite, et après me dit, Mais comment faisaient les consuls romains qui étaient pauvres ? Je lui répondis qu’apparemment ils avaient des amis qui, connaissant leur probité, avançaient pour eux la même somme puisque c’était une loi, ou tout au moins une coutume qui était fondée sur quelque nécessité, comme l’était votre affaire de maintenir en plaidant les droits de la bonne médecine contre les chirurgiens [12] et les apothicaires, [13] hominum genus superbum, rixosum, morosum, avarum, contentiosum, litigiosum, iniustum[5] sans plusieurs autres mauvaises qualités qu’il n’était pas besoin de désigner. Il se mit encore à rire. Je continuai aussi de lui dire qu’il n’y avait à Paris aucune Compagnie où celui qui était reçu ne donnât quelque argent : les maîtres des requêtes en prenant séance donnent 1 000 écus, les conseillers des Enquêtes et des Requêtes donnent, auro præsentaneo[6] 1 500 livres, les chirurgiens et les apothicaires en donnaient, les serruriers, les menuisiers, les chapeliers, les cordonniers et les savetiers mettaient dans la boîte ; que sans ces examens rigoureux, Lyon, qui était une bonne et riche ville et la première de France après Paris, s’emplirait incontinent de charlatans [14] qui viendraient s’y habituer des pays d’Adieusias, [15] Guyenne, Languedoc, Provence, hominum genus ignarum, avarum, lucri appetentissimum[7] qui ne chercheraient ce poste que pour s’y habituer sans avoir envie d’y bien faire, ut facerent rem si non rem, quocunque modo rem ; [8] < que > [16] Genève, la Suisse et l’Allemagne, et même l’Italie et l’Espagne ne manqueront pas de gens altérés qui viendraient, bien qu’inconnus, à Lyon planter le piquet pour y débiter leurs denrées, ut venderent suum porcum ; [9] que les lois et la discipline de votre Collège, et la somme de cent écus, serviraient de barre à réprimer et empêcher une partie de tels abus ; que deux provinces au delà de Lyon étaient pleines de juifs[17] quorum sommum erat votum decipere gentem, quo nomine Christianos intelligunt[10] Il me promit qu’il se souviendrait de toutes mes raisons. Il m’a prié de retourner souper avec lui dimanche prochain et c’est pour moyen de commandement ; si votre affaire n’est pas faite, je lui en reparlerai. J’ai averti M. Riquier [18] qu’après que M. Du Tillet [19] lui aura parlé de l’expédition, je retournerai, s’il en est besoin, en parler à M. le premier président devant dimanche. Voilà ce que j’avais à vous dire sur ce point pour vous rendre compte de ma commission.

Le jeune de Rhodes [20] m’a dit ce matin que Monsieur son père [21] lui permet de demeurer à Paris jusqu’au retour du roi et qu’en attendant ce retour, il s’en va faire un voyage en Angleterre, Hollande et en Flandres [22] pour y voir les universités. Je lui ai promis des lettres pour Londres, Utrecht, Leyde, [23] Douai, [24] Louvain [25] et Bruxelles. [26] J’ai là partout de bons amis, il pourra être averti, en quelque pays qu’il soit, du retour du roi et il se pourra rendre ici pour cette solennelle entrée ; mais quoi qu’il en pense, je crois qu’il ferait mieux de s’arrêter ici et de tâcher d’y apprendre plusieurs bonnes choses de la pratique qu’il ne sait pas encore. Peut-être qu’il croit les savoir ; néanmoins, en tout ce voyage, il pourra voir plusieurs clochers dont il n’aura jamais l’offrande. Quid est peregrinatio ? Est inquieta corporis et animi sine ullo fructu iactatio[11][27][28] J’avais oublié de vous dire que M. le premier président me fit hier boire à sa santé du vin blanc de Condrieu [29] que lui avait donné M. Amat, [12][30] lequel est, comme je crois, un célèbre partisan ; je ne sais s’il est à Lyon. Mais que direz-vous de moi, ne vous suis-je pas ennuyeux et trop importun avec mes lettres trop longues ? Facit hoc amor in me tuus[13][31] il me semble que je vous tiens céans et que nous devisons ensemble.

On dit ici que le roi, étant marié, s’en ira du côté de la Bretagne puis en Normandie, et qu’il en tirera quelque nouvelle somme d’argent qu’il espère de trouver plutôt en ce pays-là qu’ailleurs ; et après, qu’il s’approchera de Paris ; que tout le pays par lequel il a passé est affamé et ruiné. Je le crois, mais j’ai honte qu’il soit vrai. [14]

L’affaire de M. Des Gorris [32] est encore là, je ne sais quand elle sera jugée. Il voulait être retenu à la Chambre de l’édit [33] où il y a un ou deux conseillers huguenots, [34] mais il a été renvoyé à la Grand’Chambre, laquelle est pleine de conseillers clercs qui lui feront perdre son procès. Il m’est venu visiter et m’a prié de lui signer son papier, ce que j’ai refusé, lui disant que c’étaient des suffrages mendiés, qu’il fallait que cela se fît in loco maiorum[15] c’est-à-dire en nos Écoles, si le Parlement qui en est saisi le renvoie à la pluralité des voix.

Je viens d’apprendre de M. Riquier que vos statuts sont vérifiés en Parlement, entièrement et sans aucune restriction. [35] J’en suis tout réjoui, je ne manquerai pas d’en remercier M. le premier président dimanche prochain. M. Riquier en écrit à M. Michel, [36] je vous prie de lui faire mes recommandations. Il mourut hier à Saint-Louis, rue Saint-Antoine, [37][38] un fameux et savant jésuite nommé le P. de Lingendes, [39] âgé de 71 ans. [16] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 13e d’avril 1660.


a.

Bulderen, no clxxii (tome ii, pages 18‑22) ; Reveillé-Parise, no dvii (tome iii, pages 190‑193).

1.

Allusion à la précédente lettre et une des raisons pour lesquelles j’ai choisi ici de réunir les deux qu’on trouve dans les précédentes éditions.

2.

« il est toujours le même et unique en son genre. »

René Langlois, secrétaire de l’archevêque de Lyon ; devenu plus tard seigneur d’Arnas (renseignement aimablement communiqué par M. Benoît Faure-Jarrosson, président de la Société d’Histoire de Lyon), Langlois fut reçu en 1682 conseiller secrétaire du roi, Maison, Couronne de France et de ses Finances : Pierre Emery, Histoire chronologique de la Grande Chancellerie de France (Paris, 1710, v. note [11], lettre 360), tome second, page 102.

3.

« car le bâtiment ne sera pas achevé ».

4.

L’aurum oblaticium [or oblatice, donné en offrande] était un impôt volontaire que, dans l’Antiquité tardive, les sénateurs romains réglaient chaque année à l’empereur pour son anniversaire (Codex Theodosianus, 6.2.16) ; mais je n’ai pas trouvé le « bon auteur » que Guy Patin citait ici au premier président Guillaume de Lamoignon.

V. note [10], lettre 588, pour le litige sur la taxe que le Collège des médecins de Lyon imposait à ceux qui voulaient y être agrégés.

5.

« espèce d’hommes orgueilleuse, querelleuse, chagrine, cupide, chicaneuse, procédurière, injuste. »

6.

« en or comptant ».

7.

« espèce d’hommes ignorante, cupide, fort âpre au gain ».

8.

« pour faire fortune, honnêtement, ou sinon par quelque moyen que ce soit » (Horace, v. note [20], lettre 181).

9.

« pour y vendre leur cochonnerie ».

10.

« dont le dessein suprême était de tromper un peuple, nom sous lequel ils entendent les chrétiens. »

11.

« Pourquoi le voyage ? c’est l’agitation troublée du corps et de l’âme, sans aucun profit » : v. notes [16], lettre 203, pour cette référence à Sénèque le Jeune, et [3], lettre 529, pour les clochers dont le voyageur n’a jamais l’offrande.

12.

Jacques Amat, originaire de Gap, contrôlait avec ses frères, Antoine et Benoît, les finances du Dauphiné. Après avoir été syndic des communautés villageoises de cette province (1624), puis lieutenant de roi à Château-Dauphin (aujourd’hui Pontgibaud, Puy-de-Dôme) (1633), il était devenu maître d’hôtel du roi (1646), conseiller d’État (1647), puis enfin secrétaire du roi (1650) (Dessert a, no 4).

13.

« C’est le fait de votre amour pour moi », Cicéron, Lettres familières (livre xiii, épître 7) :

tamen tuus amor in me sperare me cogit.

[l’amour que tu as pour moi me pourtant fait espérer].

14.

Dans son long périple de 1659-1660, la cour se satisfit du sud de la France, elle ne passa ni par la Bretagne ni par la Normandie.

15.

« devant les magistrats » : le droit ancien distinguait les sentences rendues apud acta, « par-devant un greffier », et in loco maiorum, le juge siégeant et à jour d’audience, là « où il rend la justice, et qui est appelé jugement » (Louis Charondas le Caron, Réponses du droit français, confirmées par arrêts des cours souveraines de France, et rapportées aux lois romaines… Lyon, Thomas Soubron et Moïse des Prez, 1596, in‑4o, livre vii, pages 784‑785).

C’était la suite de l’arrêt du Parlement rendu le 9 mars précédent (v. note [1], lettre 596), destituant Jean iii Des Gorris de son titre d’ancien de l’École, pour cause de protestantisme, et l’attribuant au doyen François Blondel, contre tous les usages et au détriment des 33 docteurs régents (dont Guy Patin) qui étaient plus anciens que Blondel. La signature que Des Gorris cherchait vainement à obtenir de Patin concernait l’appel qu’il intentait contre le doyen devant le Parlement (v. note [5], lettre 606).

16.
V. notes :


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 13 avril 1660

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(Consulté le 24/04/2024)

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