L. 617.  >
À André Falconet,
le 13 juin 1660

Monsieur, [a][1]

Je vous ai écrit que le roi d’Angleterre [2] a fait son entrée dans Londres le 8e de juin. Ce même jour il a fait le général Monck [3] chevalier de la Jarretière. Le milord Lambert [4] s’était encore une fois sauvé de prison, mais il a encore été repris. On a fait commandement à tous ceux qui sont de la famille de Cromwell [5] et de son gendre [6] de sortir d’Angleterre et des deux autres royaumes. Certes, digitus Dei hic est[1][7] voilà un succès tout à fait extraordinaire de la puissance de Dieu sur le gouvernement des états ; tôt ou tard, il se fait paraître. Si le roi d’Angleterre d’aujourd’hui voulait, se voyant rétabli, faire comparaison avec une certaine galerie dont a parlé Martial, il pourrait dire : [8]

Nunc et damna iuvant, sunt ipsa pericula tanti,
Stantia non poterant tecta probare Deos
[2]

Mais en voici d’une autre, para assem et habebis fabulam : [3][9] hier à six heures du soir, furent rompus cinq grands laquais de la rue Saint-Antoine, [10][11] il y en a encore deux autres prisonniers de la même troupe, les autres ont pris la fuite au nombre de neuf. Seize coquins surent qu’une veuve qui n’avait qu’une servante avait nouvellement reçu quelque argent, ils s’en allèrent effrontément là-dedans, lièrent et garrottèrent ces deux pauvres créatures qu’ils volèrent, et emportèrent tout ce qu’ils purent. Quid faciant hostes capta crudelius urbe ? [4][12] Je suis bien fâché que l’on ne tient les neuf autres afin qu’ils subissent la même peine qu’ils méritent fort. Le diable n’est-il pas bien déchaîné sur la chrétienté que tels crimes se commettent par de telles gens au milieu de Paris ? En fait-on de plus infâmes en Turquie où l’on ne prêche point l’Évangile du Messie et où il n’y a point de moines ? [13] Pour moi, je crois que la fin du monde viendra bientôt quand je vois tant d’iniquités.

Nous avons céans votre planche que Noël Falconet [14] a été recevoir ce matin ; [5] nous la conserverons et en ferons ce qu’il faudra. Je lui ai fait voir votre lettre et l’ai averti qu’il redouble son étude, d’autant que M. l’archevêque de Lyon [15] sera bientôt ici. On dit que le cardinal Mazarin [16] arrivera aujourd’hui à La Rochelle [17] d’où dès demain, il partira pour venir de deçà en diligence afin de donner ordre à plusieurs choses et entre autres, à quelques siennes nièces [18] et à l’entrée qu’on prépare pour le roi. [19] On dit que le marquis de Richelieu [20] est fort en faveur auprès du roi, c’est lui qui est le gendre de Mme de Beauvais [21] qui est chez la reine. On tient ici le roi marié du 7e de juin et quelques-uns disent déjà qu’il est en chemin pour revenir à Fontainebleau. [22] Nous avons perdu un de nos compagnons nommé M. Mandat, [23] âgé de 70 ans. Il s’était fait huguenot [24] pour épouser une femme laide et riche, [6] et est mort tel en Touraine où il s’était retiré en une maison qui lui appartient, où il a été trois ans paralytique. Il y en a encore 21 devant moi, entre lesquels il y en a quelques-uns de bien usés et fort arides ex siccitate senili[7]

On dit que le roi sera ici le 1er de juillet prochain et que nous allons voir beaucoup de princes souverains ligués ensemble pour faire la guerre au Turc, [25] savoir le Persan, [26] l’empereur, [27] le prince de Transylvanie, [28][29] le roi d’Espagne, [30] les Vénitiens, etc. [8] Les Anglais et les Hollandais se sont déclarés pour le roi de Danemark [31] contre les Suédois qui ont encore tâché depuis peu de les surprendre. On parle aussi des Moscovites contre les Polonais. [32] Je vous remercie de votre Arithmétique latine [33] que je reçus hier par M. Troisdames. [9][34] Je délivrai aussitôt à < Noël > Falconet son cahier pour la langue italienne, il est fort diligent et il ne manque aucune de mes leçons. Je vous prie de dire à M. Barbier [35] que je viens de recevoir sa lettre et les beaux vers de M. Boissat, [10][36] qui est un gentilhomme de mérite et que j’honore il y a plus de 32 ans. Tout notre arrêt [37] est encore au greffe à cause de l’absence du greffier, M. Boileau. [11][38] L’affaire de M. Des Gorris [39] est toujours là : il ne jouit point, [12] c’est à lui à poursuivre l’audience, laquelle ne se pourra avoir que très difficilement. J’ai recommandé l’affaire des menuisiers de Lyon, que M. Barbier m’avait recommandée, à quatre conseillers de la quatrième des Enquêtes, l’un desquels est M. Bouvard, [40] fils du feu premier médecin, [41] qui tous quatre sont des plus forts de la Chambre. L’un des quatre me dit à l’oreille : Je sais bien ce que c’est, je ne sais si ces menuisiers pourront gagner leur cause ; à quoi je puis vous dire ce que Néron [42] disait sur le théâtre aux juges des prix destinés pour ceux qui avaient le mieux chanté, Facienda feci, eventus est in manu Fortunæ[13][43] comme dit Suétone ; [44] ou comme a dit Apulée [45] en ses Florides, Omnibus bonis in rebus conatus fuit semper in laude, eventus in casu[14] Je vous baise les mains et vous prie de faire mes recommandations à Mme Falconet et à tous nos amis, et principalement à M. Spon, et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 13e de juin 1660.


a.

Bulderen, no clxxxiv (tome ii, pages 58‑61) ; Reveillé-Parise, no dxviii (tome iii, pages 220‑222).

1.

« c’est là le doigt de Dieu » (Exode, 8:19).

Charles Fleetwood (v. note [8], lettre 528), second époux de Bridget, fille aînée d’Oliver Cromwell, avait opposé une résistance inutile à la restauration. Exclu de l’acte d’amnistie prononcé par Charles ii, mais sans être mis sur la liste de ceux qui méritaient la mort, il échappa à la prison pour être exilé dans le Middlesex où il finit paisiblement ses jours en 1692 (Plant). Les « deux autres royaumes » britanniques étaient ceux d’Irlande et d’Écosse.

2.

« Ce danger qui n’est plus a du charme : après tout, l’édifice resté debout n’eût pas si bien marqué la providence des dieux » : deux derniers vers (11‑12) d’une épigramme (livre i, xii) où Martial décrit, près de Rome, les ruines d’une galerie qui s’écroula juste après que l’orateur Regulus fut passé au-dessous sur son char.

3.

« préparez un sou et vous aurez une histoire » (v. note [7], lettre 430).

4.

« Que feraient de plus cruel les ennemis dans la ville qu’ils ont prise ? » (Catulle, Poèmes, lxii, vers 24).

5.

Planche : « feuille déliée [fine] et fort polie de cuivre, sur laquelle on grave au burin ou en eau-forte » (Furetière). Suivant la coutume, Noël Falconet allait orner d’une belle gravure sa thèse imprimée de philosophie (qu’il devait disputer en présence de Camille de Neufville, comte archevêque de Lyon).

6.

En 1624, ladite demoiselle, nommée Marie Muysson, avait apporté à François Mandat, outre des espérances considérables, 24 000 livres de dot (Lehoux, page 28).

7.

« de dessèchement sénile. » Guy Patin donnait son rang d’ancienneté sur la liste des docteurs régents que le doyen de la Faculté de médecine dressait chaque année en novembre. C’était sa manière de compter le temps qui passe, avec sans doute le secret espoir de devenir un jour l’ancien, c’est-à-dire le doyen d’âge, premier de la liste.

8.

Le Grand Turc était alors Mehmed iv ; le Persan, le shah Abbas ii ; l’empereur, Léopold ier de Habsbourg ; le prince de Transylvanie, Georges ii Rakoczy ; le roi d’Espagne, Philippe iv ; et le doge de Venise, Domenico Contarini (élu le 16 octobre 1659).

9.

V. note [28], lettre 601, pour le traité d’arithmétique du P. Vincent Léotaud (Lyon, 1660).

10.

Pierre de Boissat (Vienne, Dauphiné 1603-1662) avait d’abord suivi la carrière militaire, y montra de la bravoure et se fit une réputation de duelliste. Devenu premier gentilhomme de la chambre de Gaston d’Orléans, il avait été admis au nombre des premiers membres de l’Académie française et nommé comte palatin par Gaspard Lascaris, vice-légat d’Avignon. Il a commenté les fables d’Ésope, et laissé des ouvrages d’histoire et de poésie latine (G.D.U. xixe s.).

11.

Jérôme Boileau, fils aîné de Gilles i (v. note [11] des Décrets et assemblées de 1651‑1652 dans les Commentaires de la Faculté de médecine), était le demi-frère aîné du poète satirique Nicolas Boileau-Despréaux, qui l’aurait qualifié de « greffier sage et prude », tandis que Tallemant des Réaux (Historiettes, tome ii, page 29) en a écrit : « L’aîné Boileau jouait en ce temps-là avec les grands seigneurs et perdait. Il s’est retiré du jeu, mais non pas tout à fait. »

V. note [62] du Faux Patiniana II‑7 pour Gilles ii, autre frère de Jérôme, qui fut avocat, poète et homme de cour.

12.

Pour dire que Jean iii Des Gorris ne percevait pas les fruits de sa dignité d’ancien de la Faculté de médecine, que le doyen avait refusé de lui conférer (v. note [5], lettre 606).

13.

« J’ai fait tout ce que je devais faire, mais le succès est dans la main de la Fortune ». La phrase exacte de Suétone (Vies des douze Césars, Néron, xxiii) est :

omnia se facienda fecisse, sed eventum in manu esse Fortunæ.

[disant qu’il avait fait tout ce qu’il devait faire, mais que le succès était dans la main de la Fortune].

14.

« Dans toutes les bonnes actions, l’effort est louable, et le résultat fortuit » (Apulée, v. note [1], lettre 479).

Guy Patin n’avait aucune honte à influencer les juges de sa connaissance en faveur de ses amis. Ses références aux auteurs anciens y ajoutaient même ici un certain cynisme. L’affaire des menuisiers de Lyon reste à élucider.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 13 juin 1660

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(Consulté le 19/04/2024)

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