L. 620.  >
À André Falconet,
le 2 juillet 1660

Monsieur, [a][1]

Je vous envoyai ma dernière vendredi dernier, 25e de juin, par la voie de M. Troisdames. [2] Messieurs du Parlement ont ordonné que le lendemain, samedi, serait fête, et le lundi suivant, à cause que le Te Deum fut chanté dans Notre-Dame [3] pour le mariage du roi, [4][5] et les boutiques furent fermées le samedi 26e de juin. M. de Vendôme [6] était malade d’une fièvre tierce, [7] laquelle est devenue continue. [8] S’il meurt, il faudra dire Belle âme devant Dieu, s’il y croyait ! [1] Au moins n’en faut-il point jurer qu’on ne soit assuré, car ce sont d’étranges gens que les princes d’aujourd’hui et peut-être que tels ont été pareillement ceux du temps passé. Je ne vois plus ce prêtre qui est tant déréglé, il ne paraît plus dans les rues, latet abditus agro vel angulo urbis[2][9] j’ai peur qu’il ne se mette, faute d’argent, à faire quelque vilain métier dont il se repentirait à loisir. [10] Paris est plein de friponneries, de voleurs, de faux-monnayeurs. [11] On a beau en pendre, on n’en saurait faire tarir la source. Dieu veuille qu’il s’amende, et que non habeat in consilium impiorum, undique naufragium imminet[3]

Le roi devait arriver à Bordeaux la veille de la Saint-Jean. M. d’Épernon [12] l’y a précédé, mais en ce temps-là toute la ville a été fort étonnée d’un grand tremblement de terre [13] qui a eu d’horribles circonstances. Les grosses cloches en ont sonné d’elles-mêmes, les pierres de rocher en sont tombées. Bref, tout le pays en est fort scandalisé, ils n’en attendent rien moins que la peste et des impôts. [14] Cela est arrivé le 21e de juin, qui est le même jour que M. d’Épernon y arriva. A signis cœli nolite metuere[4][15] je suis de l’avis du Saint-Esprit.

M. le comte de La Feuillade [16] est disgracié pour avoir dit quelque chose de mal à propos du mariage du roi, mais cela se raccommodera. [5] On a renvoyé en Espagne quelques dames espagnoles qui étaient à la cour au service de la reine. [17] On leur a fait de beaux présents, elles s’en sont retournées contentes, disant qu’elles ne se pouvaient accoutumer en France et que l’on n’y buvait point assez frais. La reine nouvelle ne parle point encore français, elle dit seulement ces mots : Allons à Paris. On dit qu’ils seront à Fontainebleau [18] le 15e de juillet, qui serait une grande hâte ce me semble.

Noël Falconet [19] acquiert chaque jour quelque degré de sagesse et dit qu’il répondra bien. Il aime fort à être près de moi et à m’écouter parler. Avant-hier après-dîner, comme nous nous entretenions lui et moi, il survint un honnête homme avec qui je parlai environ demi-heure, et puis je le menai dans mon étude pour lui faire une ordonnance. Cet officier du roi le regarda fort et après il me dit, lorsque nous fûmes seuls : Ce petit jeune homme-là vous écoute attentivement et veut apprendre ; ah, que si j’étais en sa place, je ferais bien mon profit de votre présence ! Je lui dis qui vous étiez et il me promit de vous aller saluer quand il ira à Lyon.

On dit que le roi n’ira ni à La Rochelle, [20] ni à Tours ; [21] mais que de Bordeaux, il viendra à Poitiers, et puis à Chambord [22] et à Blois, [6][23] et delà à Fontainebleau. Le roi d’Angleterre [24] a désiré que l’on changeât M. de Bordeaux, [25] notre ambassadeur qui est à Londres, qu’un autre fût envoyé à sa place. [7] On dit que ce nouveau roi se plaint fort du cardinal Mazarin. [26] On dit aussi que le roi d’Angleterre, les Hollandais et le roi de Danemark [27] vont faire un grand accord ensemble, dans lequel ils feront ce qu’ils pourront pour nous y faire entrer aux dépens des autres qui ne voudront point être de nos amis ou alliés.

Il court ici un libelle de huit pages in‑4o par lequel il est prouvé que le crime dont la dame Constantin, sage-femme, est depuis peu accusée n’est qu’une suite de la doctrine des jésuites, et aussi pour détromper les dames qui se laissent abuser par cette erreur, sous prétexte que ces pères l’enseignent dans leurs livres. [8][28][29][30] On dit que la sage-femme [31] se défend fort bien : elle avoue que Mlle de Guerchy [32] est morte chez elle, mais qu’elle ne lui a donné aucun breuvage ; qu’elle vint chez elle fort malade, où elle mourut en criant cruellement ; qu’elle a ouï parler d’un certain breuvage que ladite dame avait pris, mais qu’elle ne savait ce que c’était ni qui l’avait fait. [33] M. de Maunoury, [34] abbé de Gaillac, maître des requêtes, n’est pas bon marchand de son insulte contre M. le premier président : [35] les maîtres des requêtes l’abandonnent, aussi bien que M. le chancelier ; [36] on lui a envoyé un ajournement personnel signé de M. le procureur auquel, s’il ne défère, il sera changé en prise de corps ; on dit qu’il est allé à la cour chercher de la protection. [9]

On dit que le cardinal Mazarin [37] arrivera ici avant le roi, mais qu’il est mal en santé ex frequenti dolore nephretico et acerrima podagra. Mors etiam saxis marmoribusque venit[10][38][39][40][41] On dit que le roi est présentement à Poitiers, qu’il sera le 9e de ce mois à Amboise, [42] puis qu’il viendra à Chambord [43] où il séjournera quatre ou cinq jours ; [11] delà à Blois, après cela à Fontainebleau, delà à Compiègne, [44] avant que de faire son entrée dans Paris, pour laquelle on continue de travailler en divers endroits, et surtout dans la rue Saint-Antoine, [45] dans le même faubourg, [46] à la Grève, [47] sur le Pont Notre-Dame, [48] au Marché-Neuf, [49] et ailleurs. Les nouvelles de M. de Vendôme [50] ne sont pas bonnes, il est encore en danger de sa personne. Le tremblement de terre n’a pas été seulement vers Bordeaux, mais aussi en Auvergne et ailleurs. Le roi passera à Richelieu, [51] et on croit qu’il y séjournera plusieurs jours. On dit que la reine a eu des maux de cœur, d’où l’on soupçonne qu’elle est déjà grosse. Cela serait agréable aux gens de bien pourvu que le peuple soit soulagé, lequel languit il y a lontemps de trop de pauvreté. On rompit hier un voleur à la Grève ; [52] aujourd’hui seront pendus trois autres malheureux au faubourg Saint-Germain. [53][54] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 2d de juillet 1660.


a.

Bulderen, no clxxxvi (tome ii, pages 66‑70) ; Reveillé-Parise, no dxx (tome iii, pages 227‑230).

1.

V. note [11], lettre 507.

2.

« il se tient caché à la campagne ou dans un coin écarté de la ville » (réminiscence d’Horace, v. note [23], lettre 214).

3.

« et ne s’adonne pas au conseil des impies, d’où menacerait naufrage. » Ce prêtre à la dérive pouvait bien être le frère d’André Falconet.

4.

« N’ayez pas peur des signes du ciel » (Jérémie, v. note [2], lettre 302).

Mme de Motteville (Mémoires, page 498‑499) ne s’est pas tant émue que Guy Patin de ce séisme :

« La cour marchait jour et nuit pour aller à Bordeaux et delà gagner Paris. Il n’y eut rien de considérable dans cette marche, sinon qu’à Roquefort {a} nous eûmes un grand tremblement de terre dont les aventures ne servirent seulement qu’à divertir le public. On arriva dans cette grande ville {b} le 23 juin 1660, veille de la Saint-Jean […]. {c}

On fut trois jours dans cette ville, puis, le dimanche 27, on vint < tous > dans le même bateau coucher à Blaye. {d} La cour marcha ensuite jusqu’à Poitiers, qui est une laide et grande ville ; et de Poitiers, on alla à Richelieu dont le nom célèbre répond à la beauté du lieu. Delà on vint à Amboise, puis à Blois et à Chambord où l’on séjourna un jour. De Chambord on vint coucher à Orléans […]. Enfin on arriva à Fontainebleau le 13 juillet. »


  1. Une vingtaine de kilomètres au nord de Mont-de-Marsan.

  2. Bordeaux.

  3. Nativité de Jean-Baptiste.

  4. Sur la rive droite de la Gironde (v. note [25], lettre 177).

Mlle de Montpensier (Mémoires, deuxième partie, chapitre iv, pages 483‑484) en a fait à peine plus de cas :

« On revint par le chemin ordinaire. Comme les villes ou les bourgs ne sont pas toujours assez grands pour pouvoir contenir toute la cour, qui était très grosse pour lors, on logeait à des villages voisins. Le jour que le roi coucha à Capsioux, {a} dans les landes de Bordeaux, j’allai loger à Saint-Justin-lou-Nègre en Armagnac, {b} on l’appelle ainsi. Je me trouvai dans une vieille maison qui tombait ; même le plancher de ma chambre avait un grand trou ; je fis mettre des planches pour ne le pas voir, et je me couchai aussi tranquillement et dormis de même qui si c’eût été une belle et bonne maison. Mon lit était près de la porte, ma chambre étant petite, et celui de mes femmes était à l’autre bout. J’entendis un fort grand bruit et à même temps heurter à ma porte, comme si la maison eût tombé. Ce bouleversement et ce bruit tout ensemble m’éveilla, j’ouvris la porte et mon chirurgien qui y était me cria : “ Sauvez-vous ! la maison tombe. ” Je sortis sans songer en l’état où j’étais, sautant les degrés et lui me menant à moitié endormie. Comme je fus dans la cour, je regardai, je vis que rien ne tombait ; je demandai ce que c’était, on me répondit que la terre tremblait. Comme les tremblements de terre sont fort communs en ce pays-là, personne n’était étonné, mais mon chirurgien, qui venait pour saigner une de mes femmes, sentant la maison < trembler >, m’éveilla sans songer au tremblement de terre ; et sans cela je ne l’aurais pas peut-être entendu. Comme je sus donc ce que c’était, je me trouvai toute nue en chemise. Il y avait un muletier qui prenait les couvertures de ses mulets pour les recharger ; j’en pris une que je mis sur moi en attendant que l’on m’eût apporté mes hardes. Je m’habillai, fus à la messe et continuai mon chemin sans la cour. Je fus, depuis six heures du matin à neuf du soir, en chemin par un chaud et une poudre {c} qui passent toute imagination. Le lendemain (car la cour arriva le même jour que moi au gîte à Bazas), on ne parla d’autre chose que du tremblement de terre. Le roi dit que la sentinelle qui était devant ses fenêtres avait crié aux armes, qu’il avait été à la fenêtre, qu’ayant demandé ce que c’était, on < le > lui avait dit, qu’il s’était recouché. »


  1. Captieux (Gironde).

  2. Dans l’actuel département des Landes.

  3. Poussière.

5.

François, vicomte d’Aubusson et comte de La Feuillade (1631-Paris 1691), duc de Rouannois en 1667 (v. note [8], lettre 900), était le frère cadet de l’archevêque d’Embrun, Geoges d’Aubusson de La Feuillade (v. note [42], lettre 229). Ses multiples prouesses militaires lui valurent d’être nommé maréchal de France en 1675.

6.

En 1639, Louis xiii avait fait don à son frère Gaston du château et du parc de Chambord (Loir-et-Cher, à 14 kilomètres à l’est de Blois). La mort de Monsieur le replaçait dans le Domaine royal. Louis xiv allait y séjourner de temps à autre et entreprendre des travaux de restauration et d’embellissement à partir de 1684.

7.

La France avait accrédité Antoine de Bordeaux (v. note [2], lettre 314) comme ambassadeur en Angleterre auprès d’Oliver Cromwell en mars 1654, puis auprès de Richard Cromwell en novembre 1658. Charles ii demanda naturellement son rappel à Paris le 16 juin 1660.

8.

Le titre complet de ce libelle anonyme est :

Extrait du second avertissement fait par l’Université de Paris en l’année 1643, tiré d’un livre intitulé Requête, procès-verbaux et avertissement, faits à la diligence de Monsieur le recteur et par l’ordre de l’Université de Paris, etc. contre une doctrine préjudiciable à la vie des hommes, enseignée par le Père Ayrault, jésuite dans le Collège de Clermont, {a} dont le procès-verbal est au greffe de la Cour. Pour montrer que le crime dont la dame Constantin, sage-femme, est depuis peu accusée n’est qu’une suite de la doctrine des jésuites, et aussi pour détromper les dames qui se laissent abuser par cette erreur sous prétexte que ces pères l’enseignent dans leurs livres. L’extrait de cet avertissement combat les breuvages que l’on donne aux femmes pour les rendre stériles, et les autres moyens injustes pour les faire avorter. {b}


  1. V. notes [2] et [3], lettre 104, pour la casuistique du P. René Ayrault.

  2. Sans lieu ni nom ni date, in‑4o de 8 pages, dénonçant la prétendue tolérance des casuistes jésuites envers l’avortement.

9.

Dans ses lettres ultérieures, Guy Patin a plusieurs fois reparlé de ce différend qui opposait Claude de Maunoury (Maulnourry ou Moulnourri, mort en avril 1670), abbé commendataire de Gaillac, prieur de Saint-Étienne de Nevers et maître des requêtes (en 1640), au premier président du Parlement de Paris, Guillaume de Lamoignon.

10.

« de fréquente douleur néphrétique et d’une podagre extrêmement vive. “ La mort vient même aux rochers et aux marbres ” [altération maladroite d’un vers d’Ausone, v. notes [1], lettre de Charles Spon, le 21 novembre 1656, et [21], lettre 557]. »

11.

La cour fit successivement étape à Poitiers (4-5 juillet), Richelieu (5-7 juillet), Amboise (8 juillet), puis Chambord (9‑11 juillet).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 2 juillet 1660

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(Consulté le 28/03/2024)

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