L. 643.  >
À Claude II Belin,
le 12 octobre 1660

De Paris, ce mardi 12e d’octobre 1660.

Monsieur, [a][1]

Je vous remercie de la vôtre et suis bien aise qu’ayez reçu la Vie de Galien faite par le P. Labbe. [2] C’est un bon homme tant qu’un jésuite le peut être. Totus est in libris[1] je lui en ai prêté deux cents en ma vie qui n’étaient pas en leur bibliothèque. [3][4] Il est tout bon israélite, [5] non inveni tantam fidem in Israel[2][6] Virgile, [7] qui était un grand platonicien, [8] admittebat animam mundi quæ regebat omnia :

Spiritus intus alit, totamque infusa per artus
Mens agitat molem et magno se corpore miscet
[3]

Depuis que les platoniciens ont perdu leur crédit, les financiers ont cru que l’âme du monde était de l’argent, qui remue tout et parfait tout. Les jésuites [9] sont venus depuis, inter quos pragmatici callidiores agnoverunt spiritum quemdam Loyoloticum, qui sese per omnia inserit atque insinuat[4] En l’an 1605, quand Barclay [10] composa son Euphormion, cet esprit avait passé la mer et remuait l’Angleterre, indeque exorta est Conspiratio sulphurea. Tunc ubique regnabat Acignius[5][11] mais trois de ses suppôts y furent pendus, Greban, Oldcorne et Garnet, [6][12][13][14] qui était un méchant garnement. Ensuite, le P. Cotton [15] lui fit avoir du crédit en France, [7] qui n’y a traîné que d’une aile jusqu’à la minorité de Louis xiii ; [8] et même, ils ne firent pas si bien leurs affaires qu’ils pensaient sous Marie de Médicis, [16] sinon au mauvais traitement qu’ils firent au pauvre P. Barnes, [17] bénédictin[18] qu’ils firent étouffer en Flandres, [19] où Dieu permit depuis que la même dame y mourût, dans un cabaret, l’an 1642, non sans divers et plusieurs regrets. [9] Après la mort de Louis xiii, ils se sont un peu fait valoir davantage par le moyen du pape (au moulin duquel ils font venir de l’eau) et de la bulle [20] qu’ils ont obtenue contre les jansénistes. [10][21] Le Mazarin ne les aime point, néanmoins ils ne laissent pas de gagner quelque chose quelquefois, quoniam habent Dominum cancellarium faventem[11][22] Ces pères passefins sont fort bons ménagers, ils font profit de tout. Gardez< -vous > bien que leur cheval, qui n’est point tout à fait de bois, n’attrape et ne surprenne votre Troie. [12][23] Je ne sais rien de nouveau de ce Rabelais [24] de Hollande, mais je suis bien aise qu’il soit réimprimé ; dès qu’il y en aura ici, j’en demanderai un à M. Vander Linden. [13][25] Je n’ai encore rien reçu de M. Bartholin. [26] M. de Launoy [27] a achevé la seconde édition de sa Madeleine [28] pour prouver qu’elle n’est jamais venue en Provence, comme, de fait, elle n’y vint jamais. L’édition de toutes ses œuvres in‑fo viendra quelque jour, il a plusieurs traités tout prêts qui n’ont jamais vu le jour. [14] Les vers de mon Carolus [29] n’étaient point achevés d’imprimer quand monsieur votre fils est parti d’ici. [15]

Son Éminence se porte mieux de sa goutte. [30][31] Le roi d’Angleterre [32] demande que la reine sa mère [33] retourne à Londres. Le comte de Soissons [34] partira bientôt pour y aller faire son ambassade extraordinaire. Le pauvre Scarron, [35] le patron des vers burlesques, est ici mort, il était tout estropié des gouttes [36] et des débauches. Son père était conseiller de la Grand’Chambre, que l’on nommait Scarron l’Apôtre. [16][37] Nous avons ici de nouveau la Réponse de feu M. de Saumaise à Milton in‑4o imprimée à Dijon, opus posthumum[17] J’attends de Genève Theses Sedanenses en deux tomes in‑4o, que j’ai bien envie de voir, et de Lyon, le S. Georgius Cappadox du P. Théophile Raynaud. [38] Il y a aussi une Histoire de France latine du P. de Bussières, [39] jésuite, en trois volumes in‑12, on l’attend ici le mois prochain ; et les deux tomes du Paulus Zacchias, Quæstiones medico-legales ; [40] et l’Histoire de Savoie, en deux volumes in‑fo par M. de Guichenon. [41] Vale, et me ama.

Tuus ex animo, Guido Patin[18]


a.

Ms BnF no 9358, fo 187, « À Monsieur/ Monsieur Belin, le père,/ Docteur en médecine,/ À Troyes » ; Reveillé-Parise, no cli (tome i, pages 254‑255) ; Prévot & Jestaz no 34 (Pléiade, pages 533‑534).

1.

« il est tout entier dans les livres [il est livresque] ». V. note [5], lettre 612, pour la Vie de Galien du P. Philippe Labbe (Paris, 1660).

2.

« je n’ai pas rencontré pareille foi en Israël » ; parole de l’Évangile de Luc (7:9), à la fin de la Guérison du serviteur d’un centurion :

le centurion envoie dire à Jésus par des amis « Seigneur, ne te dérange pas davantage car je ne mérite pas que tu entres sous mon toit, […] mais dis un mot et que mon serviteur soit guéri. {a} Car moi, qui n’ai rang que de subalterne, j’ai sous moi des soldats et je dis à l’un “ Va ! ” et il va, et à un autre “ Viens ! ” et il vient ; et à mon serviteur “ Fais ceci ! ” et il le fait » ; entendant ces paroles Jésus dit à la foule qui le suivait, « Je vous le dis, même en Israël je n’ai point trouvé pareille foi. »


  1. Antienne catholique que récitent les fidèles avant de communier.

3.

« admettait une âme du monde qui dirigeait toutes choses :

“ Un souffle intérieur le nourrit, {a} diffus dans ses membres, l’esprit meut la masse tout entière et se mêle à ce corps puissant. [De là proviennent la race des hommes et des animaux, et les vies des oiseaux…] ” » {b}


  1. Nourrit le corps.

  2. Virgile, Énéide, chant vi, vers 726‑727, auxquels j’ai ajouté [entre crochets] la traduction du vers 728 : Inde hominum pecudumque genus vitæque volantum….

4.

« d’entre lesquels les politiques les plus ardents ont adopté quelque esprit loyolitique, qui se fourre et s’insinue en toutes choses. »

Guy Patin a peiné sur cette phrase en en retouchant le début, mais sa signification demeure évasive. D’après le manuscrit, la première version en était : ex quibus pragmatici agnoverunt spiritum quemdam pragmaticum… [desquels les politiques ont adopté quelque esprit politique…].

5.

« et de là est née la Conspiration des poudres. Acignius régnait alors partout » ; v. note [3], lettre 320, pour Acignius, anagramme d’Ignacius (Ignace de Loyola) dans l’Euphormion de Barclay.

6.

Henry Garnet (Nottingham 1555-Londres 1608), entré dans la Compagnie de Jésus à Rome en 1575, fut renvoyé dans sa patrie avec le titre de provincial pour se mettre à la tête des derniers missionnaires que la Société entretenait encore en Angleterre (1586). Il excita les soupçons du gouvernement par ses intrigues secrètes avec la cour d’Espagne, connut et peut-être même encouragea la Conspiration des poudres (Gunpowder Plot), fut arrêté avec les autres conjurés, condamné à mort, pendu, puis écartelé (G.D.U. xixe s.).

Par un édit de 1585, tous les jésuites et autres membres du clergé catholique qui avaient été ordonnés depuis l’avènement de la reine Marie avaient dû quitter l’Angleterre dans un délai de 40 jours et de plus, il leur était interdit, sous peine de mort, de pénétrer en Angleterre ou de s’y établir. En 1603, l’arrivée sur le trône anglais du premier des Stuarts, Jacques ier (v. note [17], lettre 287), roi protestant né de parents catholiques romains, rendit espoir aux catholiques d’Angleterre, mais en 1604, le roi rendit toute leur vigueur aux édits anticatholiques. Par déception et par rage, le parti catholique monta le projet de faire sauter le Parlement lors de son ouverture pour tuer d’un coup le roi et les membres des deux chambres, et rétablir le catholicisme romain comme religion dominante. Le premier instigateur en fut Robert Catesby, sans doute encouragé dans son dessein par Henry Garnet. John Wright, Thomas Winter, puis Guy Fawkes et Thomas Percy se joignirent à Catesby. Bien que minutieusement préparé, l’attentat fut déjoué en novembre 1605. Hautement suspect d’y avoir participé, le P. Garnet fut poursuivi ; il alla se cacher dans les environs de Worcester, à Hendlip, où le jésuite Hall, surnommé Oldcrone, était chapelain. Tous deux furent pris et exécutés pour crime de haute trahison. Les autres jésuites impliqués dans la conspiration portaient les noms de Greenway, Gérard, Creswell, Baldwin, Hammond et Westmoreland. Gérard et Greenway réussirent à passer sur le continent. Je n’ai pas identifié le Greban dont parlait ici Guy Patin ; son nom n’apparaît pas dans le long poème, dédié à Jacques ier, que Thomas Campion (1567-1620) a consacré à l’affaire, De pulverea Coniuratione.

7.

Lui désigne la Compagnie de Jésus et non pas Henry Garnet.

8.

« Cet homme ne bat [traîne, pour Guy Patin] plus que d’une aile, pour dire, que son crédit, sa fortune, son esprit sont diminués et qu’il n’en peut plus » (Furetière). La minorité de Louis xiii dura du 14 mai 1610 (assassinat de Henri iv) au 27 septembre 1614 (anniversaire de ses 13 ans).

9.

V. note [14], lettre 65, pour la mort dégradante de Marie de Médicis le 3 juillet 1642 à Cologne (qui ne fut jamais en Flandre).

Bayle a consacré une entrée de son dictionnaire à John Barnes ou Barns (Barnesius) :

« moine bénédictin, Anglais de nation, a été un de ces catholiques romains qui, à l’exemple d’Érasme […], ont fait profession toute leur vie de la catholicité, encore qu’ils y remarquassent une infinité d’abus dont ils souhaitaient passionnément la réformation. Il fit un livre contre les Réservations mentales, {a} qui ne plut pas aux jésuites, quoiqu’il l’eût dédié au pape Urbain viii. Son Catholicus-Romanus pacificus {b} est tout plein de choses qui ne sauraient être au goût de ceux qu’on appelle bons papistes. Il souhaitait sans doute de rapprocher autant qu’il pourrait les deux communions. {c} La Cour de Rome lui en sut fort mauvais gré. Ce pauvre homme, irréprochable dans ses mœurs, était à Paris lorsqu’on se saisit de lui et qu’on lui ôta ses habits de l’Ordre pour le transporter en Flandres garrotté sur un cheval. On l’envoya ensuite à Rome où il demeura dans les prisons de l’Inquisition jusqu’à ce qu’il eût été transféré dans celles des fous. C’est dans cette dernière station qu’il finit ses jours, {d} digne très assurément d’une meilleure destinée. Il était profès du couvent des bénédictins de Douai {e} et il y avait été supérieur ; mais ne pouvant s’accorder avec le religieux de son Ordre, il s’était retiré en France et n’avait point déféré aux sommations que les bénédictins lui avaient faites de revenir à Douai ou de se retirer dans quelque autre de leurs couvents. Il logea à Paris près du Collège de Navarre puis au Collège de Bourgogne et enfin, chez le prince de Portugal, où le chevalier du guet {f} l’arrêta le 5 décembre 1626. Il composait une Réponse au livre intitulé Apostolatus Benedictinorum in Anglia, {g} dans laquelle il eût inséré ses sentiments particuliers sur la discipline de l’Église. Le P. Théophile Raynaud, déguisé sous un masque de nom, {h} écrivit {i} contre son Traité des équivoques. »


  1. Dissertatio contra æquivocationes, traduit sous le titre de Traité et dispute contre les équivoques (Paris, 1625, v. note [13] du Naudæana 3).

  2. « Le catholique romain pacifique, manuscrit imprimé pour la première fois en 1690.

  3. Catholique et protestante.

  4. Dans sa note E, Bayle cite Théophile Raynaud disant que Barnes était encore vivant en 1643, ce qui ne correspond pas à l’année 1642 donnée par Guy Patin pour celle de sa mort.

  5. Alors en Flandre espagnole.

  6. V. note [53] du Borboniana 4 manuscrit.

  7. « L’Apostolat des bénédictins en Angleterre ».

  8. Stephanus Emonerius.

  9. En 1627.

10.

V. note [16], lettre 321, pour la bulle Cum occasione du pape Innocent x, signée le 31 mai 1653.

11.

« parce qu’ils ont M. le Chancelier [Pierre iv Séguier] de leur côté. »

12.

V. note [2], lettre 37, pour les déboires des jésuites à Troyes en 1638.

S’achevait ici la plus violente diatribe qui se lise dans les Lettres de Guy Patin contre la Compagnie de Jésus, au travers des turpitudes qu’il les disait avoir commises tout au long du premier xviie s. Il suivait en cela l’opinion et les médisances de son défunt ami Hugo Grotius (v. notes [11], [12] et [13] du Grotiana 1).

13.

V. note [4], lettre 574, pour les éditions hollandaises des Œuvres de François Rabelais parues en 1663.

14.

Les Opera omnia… [Œuvres complètes…] de Jean de Launoy (v. note [9], lettre 91) n’ont été publiées qu’en 1731-1732 (Genève, Fabri, Barillot et Bousquet, 5 tomes en 10 volumes in‑fo) ; v. note [10], lettre 631, pour ses plus récentes ruminations sur sainte Madeleine (Paris, 1661).

15.

V. note [4], lettre de Reiner von Neuhaus datée du 21 octobre 1663, pour les Emblèmes et devises de la Maison royale de Charles Patin (1660).

16.

Paul i Scarron, seigneur de Beauvais et de La Guespierre, père de Paul ii (v. note [29], lettre 642), avait été reçu conseiller aux Enquêtes en 1598, puis était monté à la Grand’Chambre. En 1641, il fut exilé pour s’être opposé à un édit que Richelieu avait proposé et sa charge fut supprimée. Il mourut à Loches en 1642 pendant son exil (Popoff, no 2261). Le prince de Condé, dit-on, l’avait surnommé l’Apôtre parce qu’à tout propos il citait saint Paul (Paul de Tarse, qui fut, par excellence, l’Apôtre, bien qu’il ne le devînt qu’après la mort du Christ).

17.

« œuvre posthume », v. note [1], lettre 642.

18.

« Vale, et aimez-moi. Vôtre de tout cœur, Guy Patin. »

V. notes :


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 12 octobre 1660

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(Consulté le 18/04/2024)

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