L. 650.  >
À André Falconet,
le 12 novembre 1660

Monsieur, [a][1]

Ce 10e de novembre. Par la lettre que je vous écrivis hier, je vous priai de m’acheter un livre de Grenoble, Septem miracula Delphinatus, fait par M. Boissieu, [2] premier président de la Chambre des comptes. Il est gendre de M. Déageant, [3] qui fut le premier auteur de la ruine du marquis d’Ancre, [4] qui le rendit odieux au roi, et après le fit tuer afin d’obtenir sa confiscation et devenir riche tout d’un coup. [1][5] Hæ sunt partes aulicæ, quibus, tanquam vino suavissimo, inebriantur homines[2] mais telles finesses ne se trouvent point dans l’Évangile ; aussi sont-ce des coups extraordinaires qui sont tout à fait des coups de maître. Je vous prie d’excuser les peines que vous donnent mes petites curiosités. Le cardinal Mazarin [6] a dit au roi que les médecins ne sont que des charlatans. [7] Le roi [8] s’est dépité contre Vallot [9] et au lieu de prendre sa médecine, l’a jetée par terre. Les six corps de marchands [10] sont ici fort en émeute pour un épicier nommé Niceron [11] que l’on a mis dans la Bastille. [12] Ces Messieurs ne veulent point laisser passer un monopole que Messieurs du Conseil veulent faire sur les huiles de baleine ; [3][13] ce n’est que de l’argent qu’on cherche pour faire des ballets [14] et en envoyer en Italie ; on en apprête un cet hiver qui coûtera, à ce qu’on dit, un million. [4] Ces gens-là ne veulent que notre bien et nous ne le pouvons souffrir. Le roi aime assez à jouer, [15] mais il ne joue pas trop bien et perd beaucoup ; passe pour lui, il est le maître, il a de quoi jouer, de quoi perdre et de quoi enrichir. Il y a deux femmes à la cour avec lesquelles il n’a pas regret de s’entretenir et de jouer, ce sont la comtesse de Soissons, [16] nièce de Son Éminence, et Mme Fouquet, [17] femme de M. le procureur général et surintendant des finances. [18]

On parle ici de faire une nouvelle création de 100 procureurs au Parlement, où il y en a déjà près de 500, dont il n’y en a pas 200 qui gagnent leur vie. Ils s’en vont faire une rude batterie et bien du bruit au Palais contre le partisan qui a entrepris de faire valoir ce parti. On dit que le cardinal s’est vanté qu’avant qu’il soit peu de temps il veut rendre le roi le plus absolu d’Europe ; il l’est, ce me semble, déjà assez : plenitudo potestatis, plenitudo tempestatis[5] Ce matin a été dite la messe en musique dans le Palais, où le Parlement a été en robes rouges à l’Offrande ; on appelle cela la messe des révérences, quelques-uns l’appellent le ballet des écrevisses[6][19] Il y avait peu de monde, pas même un président à mortier, et il n’y avait guère que 20 conseillers. On dit que cela se fait par mépris du premier président, [20] qui n’est pas aimé ; dont je suis bien marri car c’est un excellent personnage. Je ne sais quelle peut être la cause de cette haine, si ce n’est qu’il est trop bon. Nequidem Iupiter omnibus unquam placuit[7][21][22] les gens de bien sont toujours en grand danger de déplaire et d’avoir beaucoup d’ennemis dum iniqui dominantur[8] j’entends tandis qu’il est grand nombre de méchants comme il est aujourd’hui. His nostris temporibus viget impietas, urget iniquitas, miscent, turbant mores mali[9] Néanmoins, j’avoue qu’il y a encore bien du monde aux champs, que peu de conseillers en sont revenus à cause que le froid ne les en a point encore chassés. Le cardinal Mazarin se porte mieux, Vallot a dit à Mme la duchesse d’Orléans [23] que les eaux minérales d’Encausse [24] lui avaient un peu fortifié et raccommodé l’estomac, [10] mais qu’il ne savait pas combien durerait ce soulagement. On dit que le pape [25] est en colère contre les ducs de Parme [26] et de Modène, [27] qu’ils ne veulent pas tenir l’accord qui est dans le traité de paix, [28] et qu’il veut que ces princes lui fassent raison, et même a donné des commissions pour lever des soldats. [11] Plura non habeo quod scribam[12] je vous baise très humblement les mains, à Mlle Falconet et à notre bon ami M. Spon, et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 12e de novembre 1660.


a.

Bulderen, no ccxv (tome ii, pages 155‑157) ; Reveillé-Parise, no dxliv (tome iii, pages 288‑290).

1.

V. notes [8], lettre 649, pour les « Sept merveilles du Dauphiné » de Denys Salvaing de Boissieu (Grenoble, 1656), et [31], lettre 349, pour Guischard Déageant, son beau-père.

2.

« Ce sont coteries auliques dont les hommes s’enivrent, comme du vin le plus doux ».

3.

L’huile de baleine était une denrée précieuse (Furetière) :

« Elle sert pour engraisser le bray, pour enduire et spalmer les navires, {a} pour brûler à la lampe, aux drapiers pour préparer les laines, aux courroyeurs pour les cuirs, aux peintres pour certaines couleurs, aux foulons pour faire du savon, aux architectes et sculpteurs pour faire une laitance ou détrempe avec céruse ou chaux qui durcit et fait croûte sur la pierre molle et venteuse qui en a été enduite et la fait résister aux injures de l’air. »


  1. Rendre étanches les coques des navires à l’aide de bray (ou bré, vieux nom de la poix pour Gilles Ménage), « composition de gomme, de résine et d’autre matière gluante, qui font un corps dur, sec et noirâtre, qui sert à calfater et remplir les jointures des planches du bordage d’un vaisseau ; on en fait aussi avec de la poix liquide mêlée avec de l’huile de poisson » (ibid.). Le bitume était une denrée trop rare pour remplir communément cet emploi.

4.

Le ballet royal qu’on préparait alors était celui de L’Impatience, sur une musique de Jean-Baptiste Lulli, et un livret de Francesco Buti et Isaac de Benserade. C’est une suite de tableaux montrant divers groupes de personnages impatients : par exemple, Jupiter, interprété par Louis xiv, impatient de jouir de ses amours, se travestit en Diane afin d’approcher Caliste. Ce ballet fut joué pour la première fois au Louvre le 19 février 1661 ; on le donna de nouveau les 22, 26 et 28 février, mais la mort de Mazarin interrompit les représentations.

5.

« plénitude du pouvoir, plénitude du malheur. » Plenitudo potestatis est une locution du droit canonique servant à qualifier la souveraineté du pape sur l’Église (notion apparue sous Grégoire vii au xie s.).

6.

Autrement appelée messe rouge ou messe de Saint-Esprit, cette cérémonie, célébrée dans la chapelle de la grande salle du Palais le lendemain de la Saint Martin (11 novembre), marquait la rentrée annuelle du Parlement, tout vêtu de robes rouges ; elle était suivie par le discours inaugural du premier président (alors Guillaume de Lamoignon). Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) a composé un Motet pour l’Offertoire de la messe rouge.

7.

« Jamais Jupiter n’a plu à tout le monde. » Ne Iupiter quidem omnibus placet [Pas même Jupiter ne plaît à tout le monde] est un adage gréco-latin commenté par Érasme (no 1655).

8.

« tandis que dominent les gens injustes ».

9.

« En ces temps où nous vivons, l’impiété est en vogue, l’injustice harcèle, les mauvaises mœurs sèment le désordre et la confusion. »

10.

Encausse-les-Thermes (Haute-Garonne) se situe au pied de Pyrénées, à 10 kilomètres au sud de Saint-Gaudens. Ses eaux minérales, émises par trois sources, sont sulfatées, calcaires et magnésiennes. Employées en boissons et en bains, on les indiquait dans la cure de nombreuses maladies.

11.

Le duc de Parme était Ranuce ii Farnèse (1630-1694), fils et successeur, en 1646, d’Édouard ier Farnèse (v. note [6], lettre 27). Il avait poursuivi la querelle des Farnèse avec le pape pour les deux enclaves de Castro et Ranciglione que le duché de Parme possédait dans les États pontificaux. Lors de la seconde guerre de Castro, le 2 septembre 1649, Innocent x était même allé jusqu’à faire raser la ville de Castro après l’assassinat de l’évêque qu’il y avait envoyé. Les prolongements de cette affaire faisaient l’objet de l’article 100 du traité des Pyrénées :

« Lesdits seigneurs rois , {a} par la même considération d’arracher la semence de tous les différends qui pourraient troubler le repos de l’Italie, ont aussi convenu et accordé qu’ils interposeront, de concert, sincèrement et pressamment, leurs offices et leurs supplications auprès de Notre Saint-Père le pape {b} jusqu’à ce qu’ils aient pu obtenir de Sa Sainteté la grâce que Leurs Majestés lui ont assez souvent demandée séparément, en faveur de M. le duc de Parme, à ce qu’il ait la faculté d’acquitter, en divers intervalles convenables de temps, la dette qu’il a contractée envers la Chambre apostolique, en la même manière de différents intervalles, et que par ce moyen, et avec l’engagement ou l’aliénation de partie de ses États de Castro et de Ronciglione, il puisse trouver l’argent qui lui est nécessaire pour se conserver la possession du reste desdits États ; ce que Leurs Majestés espèrent de la bonté de Sa Sainteté, non moins pour le désir qu’elle aura de prévenir toutes les occasions de discorde dans la chrétienté, que de sa disposition à favoriser une Maison qui a tant mérité du Saint-Siège apostolique. »


  1. Louis xiv et Philippe iv.

  2. Alexandre vii.

L’article 99 concernait le duc de Modène, Alphonse iv d’Este : {a}

« […] Les deux seigneurs rois ont convenu et accordé qu’ils interposeront de concert, sincèrement et pressamment, leurs offices et supplications auprès de Notre Saint-Père le pape, jusqu’à ce qu’ils aient pu obtenir de Sa Sainteté qu’elle ait eu agréable de faire terminer sans délai, par accord ou par justice, le différend que ledit sieur duc de Modène a depuis si longtemps avec la Chambre apostolique touchant la propriété et la possession des vallées de Comachio ; {b} se promettant lesdits seigneurs rois, de la souveraine équité de Sa Sainteté, qu’elle ne refusera pas la juste satisfaction qui sera due à un prince, dont les ancêtres ont tant mérité du Saint-Siège, et lequel, dans un très considérable intérêt, a consenti jusqu’ici de prendre ses parties mêmes pour ses juges. »


  1. V. note [3], lettre 547.

  2. Dans le delta du Pô.

Tout ce beau langage n’avait visiblement pas suffi à calmer les esprits.

12.

« Je n’en ai pas plus à écrire ».


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 12 novembre 1660

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(Consulté le 29/03/2024)

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