L. 661.  >
À André Falconet,
le 31 décembre 1660

Monsieur, [a][1]

Comme les eaux de la rivière s’écoulent par dessous les ponts, ainsi s’écoule pareillement tout le latin que j’avais à faire ex officio et scholæ consuetudine[1] j’en ai fait comme je vous l’avais dit. Quelques-uns disent que le cardinal Mazarin [2] n’est point si malade que l’on pense et qu’il le fait exprès. Je ne le crois point, mais plutôt qu’il a quelques bons intervalles. Sa poitrine a été plusieurs fois attaquée d’une fluxion : est asthma periodicum, quod vocatur apud Senecam, in Epistolis, meditatio mortis ; quod quidem symptoma si adaugeatur, si recrudescat, si frequentium recurrat, et podagra desinat, tandem evadet ολεθριον. [2][3][4][5] On dit que M. de La Rivière, [6] évêque de Langres, [7] jadis chef du Conseil du feu duc d’Orléans, [8] court après le ministère vacant si telle mort arrive. D’autres parlent du milord Montagu, [9] Anglais qui pourrait être préféré parce qu’il est étranger. D’autres parlent de M. Le Tellier, [10] de M. le maréchal de Villeroy [11] et même du prince de Condé, [12] ce que je ne crois pas qui puisse arriver. Quoi qu’il en soit, on tient encore que la reine mère [13] y mettra celui en qui elle se fiera le plus et qu’elle prendra plutôt un étranger qu’un autre ; mais c’est se débattre de la peau du renard qui n’est point encore pris. Et qui fait tout cela ? c’est un vers de Juvénal, [14] Summus nempe locus nulla non arte petitus[3]

Votre M. Gras [15] m’a adressé un marchand de Lyon nommé Guy de Campaigni [16] afin que je recommande son procès à M. le premier président [17] et à M. Benoise [18] son rapporteur[4] ce que j’ai fait. Il est depuis céans venu m’en remercier, il a gagné son procès tout du long. Les courtisans se plaignent de ce que rien ne s’expédie à la cour et que M. le cardinal ne signe rien à cause de sa maladie. Il est vrai qu’il est plus mal, il a la goutte [19] bien fort et ses forces diminuent. On dit hardiment à la cour qu’il ne passera point le mois de mars, et même on dit qu’il a fort entretenu le roi [20] sur le gouvernement de l’État et lui a donné pour maxime de ne se fier à aucun particulier pour ses grandes affaires, qu’il fasse plutôt un Conseil éternel, comme en Espagne, de dix ou douze hommes conseillers d’État. On dit que la reine mère en est fort émue. Il y a pourtant des gens qui n’en seront guère fâchés et qui espèrent quelque chose de mieux dans le changement. Hier fut vendue une charge de conseiller de la Cour 75 000 écus. C’est un avocat, fils d’un procureur, qui en est l’acheteur. Il faut avoir bien volé pour avoir tant d’argent à mettre en fumée. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 31e de décembre 1660.


a.

Bulderen, no ccxxiv (tome ii, pages 180‑182) ; Reveillé-Parise, no dli (tome iii, pages 305‑306).

1.

« suivant les devoirs et la tradition de la Faculté » : latin de Guy Patin pour divers actes des licenciés de la Faculté de médecine, v. notes  [10], lettre 630, et [6], lettre 660.

2.

« c’est l’asthme périodique, que Sénèque a appelé dans ses Épîtres “ la pratique de la mort ” ; parce que si ce même symptôme s’accroît, s’il se ranime, s’il revient fréquemment, alors la podagre cessera et à la fin elle aboutira à la mort (oléthrion). »

Sénèque le Jeune (Lettres à Lucilius, épître liv, § 2) :

Longum mihi commeatum dederat mala valetudo ; repente me invasit. “ Quo genere ?” inquis. Prorsus merito interrogas : adeo nullum mihi ignotum est. Uni tamen morbo quasi assignatus sum, quem quare Græco nomine appellem nescio ; satis enim apte dici suspirium potest. Brevis autem valde et procellæ similis est impetus ; intra horam fere desinit : quis enim diu exspirat ? Omnia corporis aut incommoda aut pericula per me transierunt : nullum mihi videtur molestius. Quidni ? aliud enim quiquid est ægrotare est hoc animam egerere. Itaque medici hanc “ meditationem mortis ” vocant : facit enim aliquando spiritus ille quod sæpe conatus est.

[Un mal m’afflige de longue date, et le voici qui m’attaque soudain. « Quel est-il ? », me demandes-tu. Tu fais fort bien de m’interroger car c’est bien celui que je connais le mieux. Je suis comme condamné à cette unique maladie dont j’ignore le nom grec, car notre mot suspirium peut la désigner assez exactement. {a} Son attaque est courte, tout à fait semblable à un orage ; elle cesse en moins d’une heure ; qui donc met longtemps à rendre son dernier souffle ? Mon corps a connu toutes les gênes et tous les périls, mais rien ne m’a semblé plus pénible. Pourquoi ? Parce qu’être malade et rendre l’âme sont deux choses différentes. Aussi les médecins donnent-ils à ce mauvais esprit le nom de « pratique de la mort », {b} car il gagne parfois la lutte qu’il engage si souvent].


  1. Sénèque trouvait le mot ασθμα moins expressif que le latin suspirium [(dernier) soupir] pour désigner son mal suffocant, avec sensation de mort imminente, qui était un asthme vrai, « périodique » (survenant par crises ou attaques), c’est-à-dire tel que nous l’entendons aujourd’hui (v. notes [43], lettre 150, et [8], lettre 603).

    L’« asthme » de Mazarin n’était pourtant pas celui de Sénèque : il s’agissait d’une orthopnée liée à une insuffisance cardiaque (v. note [35], lettre 216).

  2. Ce qu’on peut aussi traduire par « préparation » ou « méditation de la mort » : v. notule {a} note [25], lettre 294.

3.

« Le rang suprême brigué par tous les moyens » (Juvénal, v. note [48], lettre 348). Les spéculations de Guy Patin sur le successeur de Mazarin, au rang de principal ministre, montrent à quel point certains se doutaient peu alors de ce qui arriva réellement : la prise du pouvoir par Louis xiv, que Patin a toutefois considérée comme possible dans le paragraphe suivant.

4.

Charles ii Benoise (mort en 1667) avait été reçu en 1626 conseiller clerc au Parlement de Paris, en la première Chambre des enquêtes, puis était monté à la Grand’Chambre (Popoff, no 570).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 31 décembre 1660

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(Consulté le 29/03/2024)

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