L. 664.  >
À André Falconet,
le 14 janvier 1661

Monsieur, [a][1]

M. Colbert [2] a vendu sa charge de secrétaire de la reine 500 000 livres à M. Brisacier, [3] maître des comptes, et lui se fait président des comptes. [1] On dit que le Turc [4] envoie à l’empereur [5] un chiaoux [6] qui lui apporte une épée en lui déclarant la guerre à cause des prétentions qu’il a sur la Hongrie et sur la Transylvanie [7] depuis la mort de Rakoczy. [2][8] Le comte de Fuensaldagne [9] presse fort ici le Mazarin afin qu’il congédie ses troupes puisque le mariage est fait et la paix [10] exécutée, et que l’on ne nous a rien promis qu’on ne nous ait tenu. Le duc de Lorraine [11] poursuit fort son traité et n’en peut venir à bout. Le cardinal Mazarin a promis l’ambassade de Venise à M. de La Haye, [12] fils de celui qui est prisonnier dans les Sept Tours. [3][13] C’est un excellent homme, savant, homme de bien, et qui connaît bien les moines et la malice du siècle. Le P. Annat, [14] confesseur du roi, n’est point encore changé. Il y en a qui disent que le P. Brisacier [15] ne sera point son successeur. [4] On imprime ici un in‑fo qui fera une belle histoire touchant les derniers troubles d’Angleterre.

Noël Falconet [16] étudie. Il a pris aujourd’hui trois leçons en nos Écoles, de physiologie et de botanique [17] et des opérations de chirurgie, sous MM. Barralis, [18] Préaux, [19] et Merlet [20] le fils qui a ci-devant été doyen de la Faculté. [5] Les députés de Reims [21] sont arrivés, fervet negotium reformationis totius Academiæ Rhemensis[6] C’est bien malgré eux s’ils souffrent. Tous, tant qu’ils sont, voudraient bien l’empêcher. Ils ressemblent aux moines qui ont peur d’être réformés et qui ont appréhension qu’on ne leur diminue leur pitance, leur demensum[7] Ils ont envie de présenter requête au Conseil pour faire casser l’arrêt de la Cour par lequel nous sommes députés, mais je crois qu’ils n’en viendront pas à bout. Ils me sont ici venus voir en cérémonie, mais ils sont bien en colère contre ce recteur [22] qui les a fait venir ici. Il faut que je vous dise avec Pétrone, Eheu, quam male est extra legem viventibus ! quicquid meruerunt, semper expectant[8][23]

Le Mazarin [24] a de mauvaises nuits, et des douleurs piquantes et des chaleurs cuisantes dans les deux côtés. Ce sont les deux hypocondres, [25] in quorum cavitate latet utrumque viscus princeps ; istis partibus supra modum adversatur siccitas, et imminet, ni fallor, marcor viscerum eiusmodi hypocondriacorum, forsan et renum tabes a calculosa diathesi, etc[9][26][27] Les eaux minérales, particulièrement celles de Bourbon, [28] ne valent rien là ; sed populus vult decipi, etiam volunt magnates, et revera tam isti, quam tunicatus populus, recipiuntur ab aulicis et ignaris medicastris. Sed volenti et patienti non fit iniuria ? [10] Pourvu que vous soyez en bonne santé, je ne suis nullement en peine de vous et ne vous incommodez point de m’écrire : hoc unum mihi satis erit, si fortiter tibi persuasum habueris nullum esse in orbe terrarum universo me tibi devinctionem[11] Je vous baise très humblement les mains, à Mlle Falconet et à notre bon ami M. Spon, et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 14e de janvier 1661.


a.

Bulderen, no ccxxvi (tome ii, pages 186‑188) ; Reveillé-Parise, no dliii (tome iii, pages 309‑311).

1.

Le 16 juin 1659, Jean-Baptiste Colbert, soucieux de mettre les siens à l’abri du besoin, avait écrit à son maître Mazarin (in Vergé-Franceschi, page 108) :

« Ma famille me presse de demander à Votre Éminence la grâce de pouvoir me défaire de ma charge de secrétaire des commandements de la reine […]. En m’accordant cette grâce, je mets dans ma famille une somme de deniers fort considérable qui me donne moyen d’élever mes enfants, dont le nombre croît […]. J’ajouterai à cela le peu de disposition naturelle que j’ai à faire ma cour auprès des dames après avoir passé toute ma vie dans un travail presque continuel […]. Ma famille souhaite que je tire quatre cent cinquante mille livres […] du prix de ma charge. » {a}


  1. Guillaume Brisacier, intendant des finances (v. note [3], lettre 541), acheta la charge au début de 1661 pour 500 000 livres, plus 20 000 de gratification à Mme Colbert

2.

Chiaoux : « officier de la Porte du Grand Seigneur (ou Grand Turc), qui fait l’office d’huissier. Le Grand Seigneur a coutume d’en choisir quelqu’un de ce rang pour envoyer en ambassade vers les autres princes » (Furetière).

V. note [20], lettre 472, pour Georges ii Rakoczy, prince de Transylvanie.

3.

V. note [14], lettre 663, pour la discordance entre les récits de Guy Patin et de Jean Chardin sur le compte des La Haye, père et fils.

4.

Jean de Brisacier (Blois 1592-ibid. 1668), entré dans la Compagnie de Jésus en 1619, y occupa d’éminentes charges d’enseignement et de direction. Très engagé dans la lutte contre les Provinciales (v. note [9], lettre 516) le jansénisme, sa causticité put l’empêcher de devenir confesseur du roi.

V. note [15], lettre 295, pour le P. François Annat, son confrère, qui démissionnait pour marquer sa désapprobation envers les aventures galantes de Louis xiv, mais qui demeura en fonction jusqu’à sa mort, en 1670.

5.

Germain Préaux, natif de Paris, avait été reçu docteur régent en 1633 (Baron). Il avait été élu professeur de chirurgie de la Faculté le 9 novembre 1649 (Comm. F.M.P., tome xiii, fo ccccx / 416 ro), pour enseigner cette matière en 1650-1651.

Le 6 novembre 1660, Préaux, Charles Barralis et Roland Merlet (fils de Jean), tous trois docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris, avaient été respectivement élus, pour un an, professeurs de physiologie, de botanique et de chirurgie (v. note [2], lettre 649). Inscrit comme écolier de médecine (philiatre), Noël Falconet, fils d’André, suivait assidument leurs cours.

6.

« l’affaire de la réforme complète de l’Université de Reims est en effervescence » (v. note [8], lettre 647).

7.

« mensualité ».

8.

« Hélas, quel malheur est réservé à ceux qui vivent en marge de la loi ! Ils doivent s’attendre, un jour ou l’autre, à être traités comme ils le méritent » (Pétrone, Satiricon, cxxv).

Le 14 décembre 1660, Thomas Mercier, recteur de l’Université de Reims, avait sollicité et obtenu du Parlement de Paris un arrêt interdisant complètement l’exercice de ses facultés tant que leurs nouveaux statuts n’auraient pas été publiés et enregistrés. Cours et examens étaient suspendus. Cela n’empêcha pas la nomination de quatre docteurs de la Faculté de médecine en 1661 ; mais elle ne décerna aucun diplôme en 1662 et un seul en 1663 (Robert Benoit, v. note [8], lettre 647).

9.

« dans leur cavité se tiennent chacun des deux viscères premiers ; {a} la sécheresse excessive est contraire à ces parties et les hypocondriaques de ce genre sont menacés, {b} si je ne me trompe, par la putréfaction des viscères, et peut-être par un tabès {c} des reins dû à une diathèse {d} calculeuse, etc. »


  1. Le foie dans l’hypocondre droit et la rate dans le gauche.

  2. V. note [4], lettre 514, pour les symptômes funestes touchant les hypocondres.

  3. V. note [9], lettre latine 93.

  4. Disposition, v. note [4], lettre latine 17.

10.

« mais le peuple veut être trompé [v. note [7], lettre 794], comme même le veulent les grands, et autant ceux-là que le bas peuple sont possédés par les médicastres ignares et courtisans ; mais n’est-ce pas une injustice envers celui qui espère et qui souffre ? »

11.

« cela seul me suffira si je vous ai tout à fait persuadé qu’il n’y a rien de tel au monde que mon attachement pour vous. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 14 janvier 1661

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(Consulté le 25/04/2024)

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