L. 667.  >
À André Falconet,
le 28 janvier 1661

Monsieur, [a][1]

Ce mercredi 26e de janvier. En continuant mes petits offices, je vous dirai ce que vient de me dire un homme de qualité : c’est qu’enfin le cardinal Mazarin [2] se résout à mourir ; qu’il croyait bien qu’il est perdu et qu’il ne peut guérir de ce mal. On parle des eaux < minérales > et du lait, [3] mais je vous laisse à penser de la grandeur de ces remèdes. J’ai fort mauvaise opinion de l’événement de son mal et du succès de tant de remèdes. Les uns disent qu’il a été trop saigné, les autres, qu’il a été trop purgé[4] et principalement avec de la manne, [5] qui est un mauvais remède en un tel corps, medicamentum infidum, succo tithymalorum, scammonio, melle et saccharo fucatum et adulteratum[1][6][7][8][9] Le grand et incomparable Simon Piètre [10] l’appelait pravum medicamentum et ab eo in biliosis naturis abhorrebat ; [2] mais Mazarin est tout atrabilaire, [11] aussi ce remède ne lui vaut-il rien. Vallot [12] l’a purgé 60 fois avec deux gros de séné [13] et deux onces de manne. Je l’en voudrais ôter tout à fait et y mettre plutôt de la casse, [14] des tamarins, [15] et quelques sirops des trois purgatifs, diarhodon, persicorum aut de cichorio[3][16][17][18] et ménager cela avec la misérable constitution de ses entrailles qui ne peuvent être que désolées ; mais ils ont beau faire, tous les purgatifs du monde, même les meilleurs, ne le garantiront point et ne peuvent effacer la male tache. [4] Pravam labem inustam et altius impressam visceribus nutritiis, neque enim reposita est artis nostræ dignitas, neque pendet a perpetua cacatione[5] comme j’ai plusieurs fois ouï dire à feu M. Nicolas Piètre [19] qui était l’Hippocrate de ce siècle. S’il y avait quelque apparence qu’il pût guérir, isti medicastri iam illi obtulissent venenum suum emeticum ; [6][20] mais ils n’osent, de peur de décrier leur chère marchandise ; nec audent facere periculum in tam illustri persona[7] Il voudrait bien qu’on le menât au Bois de Vincennes, [21] mais les forces commencent à lui manquer et ne lui en permettent pas la fatigue. Ce qui augmente le soupçon de l’événement funeste de son mal, c’est que les deux prétendus archiatres ont demandé du conseil et l’on leur a donné sept, si bien qu’ils sont neuf. S’ils l’avaient cru pouvoir guérir, ils n’auraient appelé personne. Septem illos adiunxerunt ut veniant in partem vituperii[8] On parle ici de faire un beau service du bout de l’an du feu duc d’Orléans ; [22] et hoc mihi adauget suspicionem funesti morbi[9] et j’en tire plus mauvais augure pour le cardinal Mazarin, vu que l’an passé, après sa mort, on ne lui fit aucun service, combien qu’il fût oncle du roi. [23] Ce sera dans Notre-Dame [24] où toutes les compagnies assisteront, j’entends les souveraines [25] et l’Université pareillement. Quelques mois après ce service, il en viendra un autre.

Pour le livre du bon P. Théophile, [26] je suis bien fâché qu’il soit supprimé, mais je vous prie de dire à M. Barbier [27] que cela ne peut pas venir de moi, ni même des adversaires, car les jansénistes [28] n’ont nul crédit auprès de M. le chancelier ; [29] il y a quelque autre cause de cela dans la nature, mais je ne la sais pas. Vous savez bien que multa sunt dæmonia in aere[10]

On dit que la reine mère [30] s’entretient souvent des affaires avec M. Le Tellier, [31] qui a beaucoup de dispositions pour la première place ; néanmoins, il y en a qui croient que le cardinal de Retz [32] reviendra et qu’elle s’en servira par nécessité, ut habeat in illo, quem opponat Condœo[11][33] qu’elle craint et qu’elle hait. La santé du prince n’est pas trop bonne, il est maigre, défait, exténué et décoloré ; il prend du lait d’ânesse [34] et a souvent la goutte. [35] Le prince de Conti, [36] son frère, est en Languedoc, aux états, [37] pour avoir de l’argent. On a promis au cardinal Mazarin de ne lui parler d’un mois d’aucune affaire. La reine tient le Conseil avec MM. de Villeroy, [38] Le Tellier et Fouquet, [39] le surintendant ; mais depuis quatre jours, il lui est arrivé un grand malheur : comme il était dans l’antichambre du cardinal Mazarin, son frère, l’abbé Fouquet, [40] y survint (ils sont mal ensemble il y a deux ans) ; ils commencèrent à se quereller l’un l’autre en présence de beaucoup de monde et se dirent de rudes injures ; l’abbé Fouquet dit au surintendant qu’il était un voleur, qu’il cachait en terre l’argent de la France, qu’il avait consommé 18 millions en bâtiments, qu’il dépensait à sa table autant que le roi, qu’il entretenait force femmes qu’il lui nomma par leurs propres noms, et il lui dit beaucoup d’autres injures ; l’autre lui dit aussi tout ce qu’il put et entre autres, lui reprocha ses amours avec Mme de Châtillon. [41] On les croit irréconciliables, mais l’abbé Fouquet a vu le cardinal Mazarin et y a si fort chargé son frère le surintendant qu’on le tient en état d’être perdu. [12] On s’est de tout temps moqué de la fortune sans vertu ; on se moque déjà de celui-ci qui est haï de bien du monde, hormis des partisans et des jésuites, gens de bien et d’honneur. Ce sont les publicains et les pharisiens que notre Seigneur Jésus-Christ voulait convertir. [42]

La nuit passée, on a volé dans un cabinet des bains de la reine 6 000 pistoles qui étaient dans une cassette, laquelle appartient à M. le duc d’Anjou. [13][43] Le Portugal s’apprête fort à se bien défendre contre le roi d’Espagne ; [44] et si le roi d’Angleterre [45] épouse l’infante de Portugal, [46] comme on croit que c’est une affaire arrêtée, jamais le roi d’Espagne n’y rentrera. La reine d’Angleterre [47] est à Plymouth où elle attend le bon vent pour repasser en France. [14]

Demain à onze heures du matin je ferai trépaner [48] un gentilhomme d’Avignon pour un coup de pistolet qu’il a eu dans la tête. J’y mènerai Noël Falconet [49] pour ne lui laisser aucun temps de reste et lui donner toujours de l’exercice. Il s’y prend bien et j’en prévois pour vous beaucoup de contentement. Je me recommande à vos bonnes grâces et suis votre, etc.

De Paris, ce 28e de janvier 1661.


a.

Bulderen, no ccxxix (tome ii, pages 193‑197) ; Reveillé-Parise, no dlvi (tome iii, pages 314‑317).

1.

« c’est un médicament peu sûr, fardé et falsifié par du suc de tithymales, de la scammonée, du miel et du sucre. »

2.

« mauvais médicament et en avait horreur chez ceux dont la constitution était bilieuse ».

3.

« de roses pâles, de fleurs de pêchers ou de chicorée ».

4.

Le péché originel : v. note [2], lettre 239.

Note de Reveillé-Parise :

« Mais que pouvait faire sur ces entrailles désolées, le sirop de trois purgatifs conseillé par notre auteur ? et lui-même en convient. Le fait est que le cardinal de Mazarin était usé par le travail, par la goutte et la débauche. La médecine est bien impuissante contre de tels ennemis. » {a}


  1. Manière, encore fort en vogue chez les médecins, de se rassurer en convenant que si la maladie est indomptable, c’est que le malade a tant dépassé la mesure qu’il a bien mérité une punition de la nature…

5.

« Une funeste souillure s’est très profondément ancrée dans les viscères nutritifs, {a} le prestige de notre art ne se fonde pas sur la défécation ininterrompue et n’en dépend pas ». {b}


  1. Le tube digestif (v. note [6], lettre 558).

  2. Ma traduction brode sur un latin fautif, probablement mal transcrit.

6.

« ces médicastres lui auraient déjà offert leur poison émétique [l’antimoine]. »

7.

« et ils n’osent pas en faire l’essai chez une personne de si haut rang. » Periculum a en latin le double sens d’expérience (essai) et de péril.

8.

« Ils se sont adjoint ces sept-là pour qu’ils partagent avec eux les blâmes. »

9.

« et cela augmente en moi le soupçon d’une maladie fatale ».

Approchait alors le « bout de l’an » (premier anniversaire) de la mort de Gaston d’Orléans, survenue le 2 février 1660 ; Mlle de Montpensier (Mémoires, deuxième partie, chapitre iv, pages 498‑499) :

« Comme la cour était éloignée à la mort de Monsieur et qu’il n’y avait point de maître de cérémonie à Paris, on ne fit point de service. Au retour du roi, {a} c’était un temps de joie où il n’était pas juste de troubler des fêtes par des cérémonies funèbres ; ainsi, personne ne songea à cela, outre qu’il n’est guère en usage de faire les services qu’au bout de l’an quand l’on ne l’a pas fait dans la quarantaine. {b} Au mois de novembre, {c} Madame envoya prier M. le cardinal de faire faire un service à Notre-Dame ; elle lui manda qu’elle avait choisi un récollet pour faire l’oraison funèbre. M. le cardinal dit que, pour ces choses-là, on ne pouvait prendre de trop bons prédicateurs et que, le Clergé étant assemblé, il y avait force évêques, grands prédicateurs, qui tiendraient à honneur de rendre ce service à la mémoire de Monsieur. Je le fus voir ; il me le dit. Je lui répondis : “ Je m’en vais en parler à ma belle-mère, mais vous la connaissez. ” Je lui en parlai ; jamais elle ne le voulut, me disant que son moine était homme au-dessus de tout le Clergé de France, en mérite. Je lui dis que je ne le croyais pas, mais qu’il y avait plus de dignité que ce fût un évêque qui fît cette action. Tout cela n’y fit rien ; elle était plus opiniâtre que glorieuse, quoiqu’elle le fût beaucoup ; mais ce n’était pas aux choses que l’on devait rendre à notre Maison, mais à la sienne. Je crois que ce fut parce qu’elle la croyait au-dessus de tout et avec raison ; mais encore ne laisse-t-on pas de suivre l’usage. »


  1. À Paris, août 1660.

  2. La quarantaine est la messe de deuil célébrée une quarantaine de jours après un décès.

  3. 1660.

10.

« il y a beaucoup de démons dans l’air. »

11.

« pour avoir quelqu’un à opposer à Condé ».

12.

Peinant fort à concevoir qu’on pendît un surintendant des finances et procureur général du Parlement de Paris pour une telle altercation, j’ai remplacé « pendu », qui est dans les précédentes éditions, par « perdu ».

13.

Loret a fait des vers sur ce larcin en deux passages de sa Muse historique, en laissant planer un léger doute sur la totale innocence des amis de Monsieur.

14.

Selon Mme de Motteville (v. note [5], lettre 668), les princesses anglaises embarquèrent à Portsmouth, et non à Plymouth, pour gagner Le Havre (v. note [10], lettre 663).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 28 janvier 1661

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(Consulté le 19/04/2024)

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