L. 669.  >
À André Falconet,
le 4 février 1661

Monsieur, [a][1]

Samedi, 29e du passé, nous eûmes un jeune docteur qui nous fit festin. [1][2] Nous étions 24 à table, et marchandise fort mêlée de gens de bien et de charlatans. [3] De ces derniers étaient des Fougerais, [4] Rainssant, [5] les deux Denyau [6][7] et les deux Renaudot [8][9] car dorénavant, les charlatans vont comme les moines, deux à deux. Il y avait encore Le Vignon, [10] Saint-Jacques, [11] Lopès de Bordeaux [12] et autres gens qui seraient bien fâchés de mieux valoir. De l’autre côté, étaient Morisset, [13] notre doyen, Mentel, [14] censeur, [15] Piètre, [16] Brayer, [17] Puilon, [18] et autres gens de bien qui ont de la pudeur de reste et qui ne veulent point être réputés charlatans.

On a eu des nouvelles que M. de La Haye, [19] notre ambassadeur à Constantinople, [20] y est mort de maladie et de douleur qu’on lui a fait de lui arracher les poils de la barbe l’un après l’autre, et ensuite les dents, par le commandement du grand vizir, [21] de dépit qu’ils ont eu que nous avions donné du secours aux Vénitiens dans la Candie. [2][22] On dit que l’empereur [23] va déclarer la guerre au Grand Seigneur, [24] et que pour cet effet nous lui donnerons 15 000 hommes, qu’on s’en va faire partir pour rejoindre ses troupes.

< Ce 1erde février. > Nous avons ici un nouveau livre latin fait par un jésuite, c’est la vie du P. Cotton [25] de la Compagnie de Jésus. [3][26] J’aime fort ces sortes de livres qui contiennent la vie des hommes illustres. Joseph Scaliger, [27] qui haïssait fort les jésuites, disait que leur Société devait plus au P. Cotton qu’au P. Ignace [28] parce que celui-ci avait à la vérité fondé la Société, mais que le P. Cotton l’avait ressuscitée, qui est un plus grand miracle que de l’avoir faite. Je voudrais qu’ils eussent aussi fait la vie du P. Sirmond, [29] du P. Petau, [30] du P. Fronton du Duc [31] du P. Caussin, [32] et autres gens insignes de cet Ordre. [4] Il mourut ici il y a trois jours un président des Monnaies, [33] nommé M. Le Tanneur, [34] d’une apoplexie, [35] où un apothicaire [36] lui donna du vin émétique. [37][38] Les apothicaires s’en mêlent encore et les médecins n’osent plus en donner de peur de se décrier davantage. Si le vin émétique est bon quelque part, ce n’est point dans l’apoplexie sanguine, [5] dans laquelle le cerveau est suffoqué d’une abondance de sang. Deux saignées l’auraient pu empêcher de mourir. [6]

Ce 2d de février. On dit que le cardinal [39] est un peu mieux, d’autant qu’il dort ; nous croyons pourtant qu’il mourra d’hydropisie [40] de poumon. Il a le pouls intermittent, palpitation de cœur, [41] et en un mot il est orthopnoïque ; [42] tout le corps est exténué et il n’a de gros que les pieds. [7] On dit que la plupart de ses nuits sont mauvaises, ce qu’il faut entendre de celles où il ne dort pas trois heures ; ce n’est pas beaucoup, ni le moyen d’aller bien loin. Il n’y a pas encore un mois entier d’ici en mars, qui est un mauvais mois pour les hectiques [43] et tabides ; [44] cependant, les sots veulent qu’il se porte mieux et il y en a un nombre infini.

Ce 3e de février. Je viens de recevoir vos lettres du 27e de janvier, pour lesquelles je vous remercie. Ne vous mettez pas en peine de m’écrire si vous n’avez de la matière ; il ne m’importe, pourvu que vous soyez, vous et les vôtres, en bonne santé. Je sais bien que les grandes nouvelles ne sont pas chez vous et moi je vous en écris telles que je les apprends, entre lesquelles même il y en a de fausses, [45] sed quid facerem, quis unquam ab historico fidem exegit ? [8][46] Pline [47] a dit, quelque part en ses Épîtres, Carminum exigua est gratia, nisi sint optima ; historia quoquo modo scripta delectat[9] On dit ici que le cardinal Mazarin, outre son mal ordinaire, a une grande affliction d’esprit pour quelque méchante nouvelle qu’il a reçue de Rome où il avait envoyé M. le président Colbert [48] pour obtenir quelque grâce du pape [49] dont il n’a pu venir à bout, qui était pour le duc de Modène ; [50][51] son neveu, [10][52] et une autre grâce qu’il demandait contre le cardinal de Retz, [53] qu’il craint après sa mort. Il court ici un bruit que l’on a semé quelque billet dans la chambre du cardinal Mazarin, qui contient ces paroles : Vous êtes prié d’assister aux convoi, service et enterrement de feu Monseigneur l’Éminentissime cardinal Mazarin, duc et pair de France, duc de Nivernais et Rethélois, duc de Mayenne, etc. grand ministre d’État, etc. le 21e de mars prochain, ou tout au plus tard, le 21e de septembre, etc. Il me semble que ces gens-là sont bien hardis, je ne voudrais point m’exposer à un tel hasard, il n’en peut arriver que du mal.

Il fait ici chaud et humide. J’ai eu ma part du mauvais temps, savoir une fluxion douloureuse sur la hanche droite sans tumeur et sans fièvre[11][54][55] Je me suis fait tirer ce matin trois palettes de mauvais sang, cacochymiæ venosæ debetur venæ sectio[12][56] J’en suis soulagé, il ne faut plus qu’une bonne nuit pour me refaire. J’ai reçu trois livres in‑4o d’Utrecht en Hollande, iucundissima mihi fuit ista acceptio, quæ languidum animum et libertate carentem exhilaravit[13] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 4e de février 1661.


a.

Réunion de deux lettres à André Falconet en raison de leurs dates très proches :

1.

Le 29 janvier 1661 avait eu lieu l’acte de doctorat de Pierre Pourret sur les questions An melancholiæ morbo aquæ Forgenses ?/ lac asininum ? [Pour la maladie de mélancolie, convient-il d’employer les eaux de Forges/ le lait d’ânesse ?].

Pourret était originaire de Provence. En 1682, il se flattait du titre de unici regis fratris medicus ordinarius [médecin ordinaire du frère unique du roi (Philippe d’Orélans)].

2.

Le rapport de Guy Patin sur la cruauté du grand vizir Mehmed Pashha Köprülü à l’encontre de Jean de La Haye est fort exagéré quand on le compare à celui qu’en a donné Jean Chardin dans son Journal (v. note [14], lettre 663) ; il allait d’ailleurs bientôt corriger la fausse nouvelle de la mort de La Haye.

La haine du Turc agitait alors les esprits à Paris (Loret, Muse historique, livre xii, lettre ii, 8 janvier 1661, page 305, vers 113‑140) :

« Les Ottomans, ce dit l’histoire,
Au lieu de s’amuser à boire,
Font travailler avec grands frais
À de formidables apprêts
Pour fixer, en Transylvanie,
Plus puissamment leur tyrannie.
L’empereur étant alarmé
De ce dessein par eux formé,
A, dit-on, écrit de Vienne
À toute puissance chrétienne,
Pape, électeurs, communautés,
Princes, rois, États et cités,
Qu’il leur plût, dans ces grands vacarmes,
Le secourir d’argent et d’armes,
Contre les guerriers du sultan,
Et ce, dans le cours de cet an,
Pour éluder leurs entreprises,
Et que par eux ne soient conquises
Plus de terres sur les chrétiens,
Que bien souvent ils nomment chiens,
Et de cent brocards les noircissent.
Tous ces pendards-là nous haïssent,
Conservant pour la chrétienté,
Toujours grande animosité.

Or, comme la requête est juste,
De cet Imperator auguste,
roi de Hongrie, et cetera,
Je crois qu’on l’entérinera. »

3.

De Vita Patris Petri Cotoni e Societate Iesu. Qui duobus Francorum et Navarrorum Regibus Henrico et Ludovico, ad Conciones et Confessiones adfuit, et constituendæ in Gallia Societati Iesu plurimum contulit : Libri tres. Autore Petro Roverio, eiusdem societatis.

[Trois livres sur la Vie du père Pierre Cotton, {a} qui fut prédicateur et confesseur de deux rois de France et de Navarre, Henri et Louis, et contribua pour une grande part à rétablir la Compagnie de Jésus en France. Par Petrus Roverius, {b} de ladite Compagnie]. {c}


  1. Mort en 1626, v. note [9], lettre 128.

  2. Pierre Rouvier ou Rouvière.

  3. Lyon, Matthæus Libéral, 1660, in‑8o de 263 pages, avec un portait du P. Cotton.

4.

Fronton du Duc (Ducæus, Bordeaux 1558-Paris 1634), jésuite, avait enseigné la rhétorique puis la théologie à Pont-à-Mousson, à Bordeaux et au Collège de Clermont à Paris, dont il fut nommé bibliothécaire en 1604. Après une vie entièrement vouée aux études et aux prières, il mourut d’une pierre vésicale qu’il fut impossible d’extraire. Le plus considérable de ses nombreux ouvrages est la Bibliotheca veterum Patrum et auctorum ecclesiasticorum… [Bibliothèque des anciens Pères et auteurs ecclésiastiques…] (Paris, sans nom, 1624, 12 volumes in‑fo, grec et latin ; v. note [4], lettre latine 322, pour son édition des œuvres complètes de saint Jean Chrysostome).

Le P. du Duc avait formé le projet d’une édition grecque de la Bible, disposée dans le même ordre que la Vulgate (v. note [6], lettre 183). Michaud mentionne aussi son Histoire tragique de la pucelle de Domrémy, autrement d’Orléans, nouvellement départie par actes et représentée par personnages (Nancy, veuve de J. Janson, 1581, in‑4o), pièce de théâtre qui fut représentée à Pont-à-Mousson, le 7 septembre 1580, devant Charles iii, duc de Lorraine (v. note [35] du Borboniana 4 manuscrit).

V. notes :

5.

V. note [7], lettre 639, pour la distinction entre les apoplexies sanguines et pituiteuses.

6.

Dans les précédentes éditions, ici se situe la séparation entre les deux lettres que j’ai réunies.

7.

Jointe à l’accélération du pouls (tachycardie), à son intermittence (irrégularité), et au gonflement des pieds (œdème), l’orthopnée (gêne pour respirer en position allongée, v. note [35], lettre 216) caractérise la défaillance cardiaque globale et très avancée.

8.

« mais pourquoi ferais-je autrement : qui jamais a exigé la fidélité de l’historien ? » (Sénèque le Jeune, Apocoloquintose [v. note [20], lettre 179], chapitre i, avec remplacement de iuratores par fidem).

On a trop reproché à Guy Patin les fausses nouvelles que contenaient ses lettres pour ne pas lui reconnaître qu’il en convenait volontiers et les corrigeait de bonne grâce.

9.

« La faveur des poèmes est fragile, à moins qu’ils ne soient excellents ; l’histoire, de quelque manière qu’on l’écrive, enchante » ; Pline le Jeune (Lettres, livre v, épître viii à Capiton, § 4) :

Orationi enim et carmini parva gratia, nisi eloquentia est summa : historia quoquo modo scripta delectat. Sunt enim homines natura curiosi, et quamlibet nuda rerum cognitione capiuntur, ut qui sermunculis etiam fabellisque ducantur.

[On attache peu de faveur à un discours ou à un poème, à moins que le style n’en soit excellent ; l’histoire, de quelque manière qu’on l’écrive, enchante. C’est que les hommes sont naturellement curieux et s’intéressent à la nouveauté, même toute nue, au point qu’ils se laissent séduire par des contes et même par des fables].

En deux phrases, Guy Patin avait répondu par anticipation au rude critique que fut Voltaire à son encontre : v. les Avis critiques sur les Lettres de Patin.

10.

Le 30 mai 1655, Laure Martinozzi, sœur cadette de la princesse de Conti, Anne-Marie Martinozzi, avait épousé le duc de Modène, Alphonse iv d’Este (v. note [3], lettre 547). Le duc était alors en conflit ouvert avec le Saint-Siège pour des questions de souveraineté territoriale (v. note [11], lettre 650).

11.

Le mot « tumeur » est à prendre ici au sens d’enflure, de gonflement inflammatoire. V. note [1], lettre 690, pour une interprétation de cette fluxion.

12.

« la cacochymie veineuse est justiciable de la saignée ». La cacochymie veineuse (sanguine) correspondait sans doute à la pléthore (v. note [8], lettre 5).

13.

« cette livraison me fut extrêmement agréable, elle a réjoui un esprit langoureux en manque de liberté. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 4 février 1661

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(Consulté le 18/04/2024)

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